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Full text of "Oeuvres choisies de N. Chamfort"

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ŒUVRES  CHOISIES 


DE 


N.    CHAMFORT 


Il  a  été  imprimé,  en  sus  du  tirage  ordinaire  : 

5oo  exemplaires  sur  papier  de  Hollande  (n°^  6i   à  56o) 
3o        —  sur  papier  de  Chine  (n°^  i  à  3o). 

3o        —  sur  papier  Whatman  (n°^  3i   à  60). 


56o  exemplaires,  numérotés. 


OEUVRES  CHOISIES  ,  ^  ^ 

DE 

N.  CHAMFORT  ^^ 


PUBLIEES 
AVEC    PRÉFACE,     NOTES    ET    TABLES 

PAR 

M.  DE  LESCURE 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE     DES     BIBLIOPHILES 

E.  FLAMMARION   SUCCESSEUR 

Rue  Racine,   26,   près  de  l'Odéoii 

M    DCCC   XCII 


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Q 
V 


NOTICE 


ÉBASTIEN  -  ROCH  -NlCOLAS      ChAMFORT 

)(^„;;;^^%^|^na(jtn'f_,  en  1741^  dans  un  village  voisin 
%K^m))M\^^  Ckrmont ,  en  Auvergne. 
i^^^^^vQ)  Trois  ans  auparavant ^  le  22  juin 
iy38_,  à  Aigueperse ,  près  de  Clermont ,  dans  ce 
même  paysage  bucolique  de  la  Limagne,  était  né  le 
futur  traducteur  des  GÉorgiques  ,  Jacques  Delille , 
fis  naturel  comme  lui.  Le  XVIII'-'  siècle  est  aux  bâ- 
tards célèbres  :  Delille,  Chamfort,  et,  avant  eux, 
d'Alembert  et  M^^^  de  l'Espinasse. 

Mais  Delille,  le  plus  heureux  des  quatre  en  cela,  fut 
reconnu  sur  les  fonts  baptismaux  par  son  père, 
M.  Montanier,  avocat  au  parlement,  qui  lui  laissa 
une  rente  viagère  de  cent  écus. 

Conçu  dans  la  honte,   enfanté  dans   le  mystère, 
Chamfort.  —  I.  a 


Vj  NOTICE 

élevé  dans  la  pauvreté,  Chamfort,  orphelin  d'un  père 
vivant,  ne  le  connut  jamais  que  de  nom,  et  ne  reçut 
rien  de  lui  que  ce  funeste  présent  d'une  naissance 
équivoque,  qui  ouvrit  pour  lui  en  même  temps  que  les 
sources  de  la  vie  celles  d'une  intarissable  amertume. 
Que/  était  ce  père  de  Chamfort  ?  A  défaut  de  son 
nom,  nous  savons  sa  qualité,  qui  explique  son  in- 
cognito. «  Chamfort,  dit  Kœderer,  était  fils  d'un 
chanoine  de  la  Sainte -Chapelle.  Il  a  constamment 
fait  mystère  de  sa  naissance,  excepté  à  un  ou  deux 
amis.  » 

La  mère  de  Chamfort,  dont  il  n'a  pas  été  possible 
de  savoir  le  nom,  était,  senible-t-il ,  dame  de  com- 
pagnie ou  institutrice  dans  la  maison  où  elle  connut 
son  séducteur.  Morte  en  septembre  1784^  à  Vâge  de 
quatre-vingt-cinq  ans,  elle  aurait  dû  être  défendue 
par  son  âge,  en  1740^  contre  le  piège  où  elle  tomba; 
mais  il  y  a  les  erreurs  de  quarante  ans  comme  celles 
de  vingt,  et  à  tout  âge  l'esprit  est  souvent  la  dup^ 
du  cœur. 

Chamfort ,  nous  insistons  sur  ce  côté  de  son  ca- 
ractère et  de  sa  conduite,  parce  qu'il  plaide  en 
faveur  des  autres,  fut  un  excellent  fils.  Il  adora  sa 
mère  pendant  sa  vie,  la  combla  de  témoignages  de 
dévouement  ;  d  la  pleura ,  à  sa  mort ,  en  homme  qui 
ne  s'était  jamais  préparé  à  la  perdre  ;  et  son  absence 
laissa  un  vide  irréparable  dans  l'existence  de  cet  en- 
fant né  d'amours  tardives,  et  dont  le  caractère  garda 


NOTICE  VI  j 

de  son  influence ,  comme  il  arrive  souvent  en  pareil 
caSj  une  indélébile  empreinte. 

Admis  fort  jeune  et  élevé,  sous  le  nom  de  Nicolas, 
au  collège  des  Grassins ,  en  qualité  de  boursier, 
Chamfort  y  fut  renmrqué  de  bonne  heure  pour  ses 
talents  et  sa  malice.  Soumis  à  l'entraînement  habi- 
tuel quand  il  s'agit  de  pousser  un  élève  pauvre,  ca- 
pable de  faire  honneur  à  la  maison,  il  y  compta  des 
succès  éclatants,  et  y  fut,  comme  Andrieux  le  disait 
de  Colin  d'Harleville,  son  ami,  et  eût  pu  le  dire 
de  lui-même,  un  grand  remporteur  de  prix.  // 
obtint  notamment  les  cinq  premiers  prix  de  sa 
rhétorique,  qu'on  lui  avait  fait  doubler,  sous  peine  de 
perdre  sa  bourse,  parce  que  Vannée  précédente  il  en 
avait  manqué  un. 

Au  sortir  des  Grassins,  il  fallut  aviser  ci  se  faire  un 
sort.  Chamfort  ne  pouvait  être  ni  d'épée  ni  de  robe, 
et  il  ne  se  sentait  pas  la  vocation  de  l'Église.  Après 
avoir  été ,  dit-on,  clerc  de  procureur,  précepteur,  il 
semble  avoir  (  car  toutes  les  vicissitudes  de  ses  débuts 
sont  demeurées  obscures)  pris  même  un  instant  le  petit 
collet,  qui  n'engageait  à  rien,  et  qui  permettait,  dans 
un  noviciat  tout  profane  et  mondain,  l'espérance  du 
bénéfice.  C'est  dans  ces  conditions  précaires  qu'il  se 
trouva,  Cl  vingt  ans,  lancé  sur  le  pavé  de  Paris,  avec 
beaucoup  d'esprit ,  une  figure  charmante ,  un  habit 
d'abbé  qui  ne  le  gênait  pas,  et  l'espoir  de  trouver 
maternelle  cette  capitale  intelligente  qui,  comme  Ma- 


viij  NOTICE 

zarin    le    disait    de    Konie ,    ne  se   montre   marâtre 
qu'aux  sots.  . 

Que  faire  ?  La  plupart  des  débutants  provinciaux 
ou  parisiens,  au  sortir  du  collège  ou  du  séminaire, 
allaient  trouver  Voltaire  (mais  le  patriarche  de  la 
littérature j  exilé  de  Paris,  ne  devait  y  rentrer  que 
bien  des  années  plus  tard,  et  pour  y  mourir), 
ou  d' Alembert ,  ou  Diderot,  ou  J.  J.  Rousseau. 
Chamfort  ne  fit  pas  comme  tout  le  monde.  Il  n'alla 
pas  voir  ce  d'Alembert,  faux  bonhomme,  peu  hospi- 
talier à  Brissot,  à  Colin  d'Harleviile,  indulgent  seu- 
lement à  Kivarol,  lors  de  leurs  premières  démarches  à 
la  recherche  d'un  protecteur.  Il  n'essaya  pas  d'appri- 
voiser le  farouche  Jean-Jacques.  Il  regarda  autour  et 
au-dessus  de  lui.  Au-dessus,  il  vit  l'Acadéniic  fran- 
çaise trônant  dans  une  gloire  encore  rayonnante,  et 
distribuant  aux  vainqueurs  de  ses  concours  des  prix 
dont  l'honneur  pouvait  être  décisif  et  dont  l'argent 
fut  la  ressource  de  Marmontel  et  de  La  Harpe  encore 
inconnus.  Un  succès  pour  arriver,  un  peu  d'argent 
pour  vivre,  il  ne  lui  manquait  précisément  que  cela. 
En  attendant,  il  fit  comme  Diderot  :  il  tourna  la 
meule  du  travail  mercenaire  et  obscur  pour  quelques 
libraires.  Il  vécut  maigrement  sur  les  feuilles  du 
Vocabulaire  français,  dont  plusieurs  volumes  sont 
de  /ui;  et  il  gagna  même  quelque  argent  en  vendant 
des  sermons  à  un  camarade  plus  riche  que  lui,  petit 
collet  ambitieux  qui  aspirait  et  parvint  sans  doute. 


NOTICE  IX 

SOUS  l'cclat  de  son  plumage  oratoire  emprunté ,   aux 
honneurs  ecclésiastiques. 

Bientôt  il  connut  la  douceur  de  ces  premières  fa- 
veurs du  destin ,  le  charme  enivrant  de  cette  première 
gloire,  belle  comme  une  aube,  a  dit  Vauvenargues. 
Son  Épitre  d'un  père  a  son  fils  sur  la  naissance 
d'un  petit-fils  fut  couronnée  par  l'Académie  et  le 
fit  connaître  (ijGi).  Son  esprit  fut  remarqué  par  tes 
hommes;  les  femmes  regardèrent  son  visage,  char- 
mant alors  de  cette  beauté  fugitive  qu'animent  la 
santé  et  le  bonheur.  Il  ne  devait  pas  tarder  à  perdre 
l'une  et  l'autre,  et  par  sa  faute.  Les  succès  de  la  ga- 
lanterie, encore  plus  que  ceux  de  l'esprit,  coûtent  plus 
cher  qu'ils  ne  rapportent.  Chamfort,  qui  se  dépensait 
sans  compter  et  de  façon  à  entendre  faire  par  sa 
première  maîtresse,  une  grande  dame  de  ce  nom  de 
Craon,  cher  à  Vénus,  s'il  faut  en  croire  les  chro- 
niques, pendcmt  tout  le  XVIW  siècle,  l'éloge  de  sa 
vigueur  encore  plus  que  celui  de  sa  grâce,  ne  put 
mériter  qu'à  ses  dépens  ce  sobriquet  d'Hercule- Adonis 
qui  lui  avait  été  décerné.  Ces  triomphes  ne  sont  pas 
exempts  de  repentirs  toujours  inutiles,  et  de  mé- 
lancoliques économies  succèdent  à  ces  prodigalités 
sensuelles.  Le  plaisir  a  des  arrière-goûts  amers.  Le 
voluptueux  a  l'cime  triste.  La  punition  de  ceux  qui 
ont  trop  aime  les  femmes  de  bonne  heure,  c'est  de  les 
ainier  toujours.  Chamfort  subit  successivement  toutes 
ces   sanctions  de  l'excès  précoce.    Il   n'avait  pas  de 


X  NOTICE 

beaucoup  dépassé  vingt  ans  quand  il  sentit  la  néces- 
sité d'enrayer,  comme  le  médecin  La  Martinière  le 
conseillait  à  Louis  XV,  et  d'aller  se  refaire  aux  eaux 
de  Spa,  de  Barèges,  de  la  fatigue  de  ses  campagnes 
de  Capoue. 

Nous  n  insisterons  pas  sur  les  mystères,  dont  la 
nudité  veut  rester  voilée,  de  cette  première ,  hâtive  et 
dévorante  initiation  de  Chamfort  aux  mœurs  de  son 
temps,  qu'il  ne  devait  flétrir  qu'après  les  avoir  affi- 
chées. Une  Epitre  a  un  ami,  datée  de  Cologne,  1761 , 
c'est-à-dire  du  lendemain  de  son  premier  triomphe , 
le  montre  déjà  en  proie  à  cette  langueur  et  à  cet  éner- 
vement  qui  suivent  les  excès  de  plaisir  et  parlant  déjà 
le  langage  du  désabusé.  Très-peu  de  temps  après,  son 
étude  des  passions,  d'après  nature  et  sur  le  vif,  l'avait 
réduit  à  cet  état  de  marasme  physique,  intellectuel  et 
moral  que  les  Anglais  appellent  spleen,  qu'avant  eux 
les  anciens  appelaient  athumia  [défaut  d'âme)  et 
taedium  vitee.  Chamfort,  devenu  valétudinaire  et  hu- 
moriste, travaillait  peu  :  la  tristesse  est  stérile  ;  la  santé 
de  l'âme  est  liée  à  celle  du  corps  ;  la  pureté  de  l'esprit, 
qui  fait  sa  joie,  fait  aussi  sa  force.  Voyez,  parmi  les 
moralistes,  l'exemple  de  Pascal,  de  Vauvenargues,  de 
Joubert.  Chamfort,  en  quatre  ans,  de  1761  à  1764, 
ne  trouva  le  temps  et  le  courage  que  de  quelques  essais 
dont  un  seul  eut  le  bonheur  du  premier.  Son  Discours 
philosophique  en  vers  intitulé  l'Homme  de  lettres 
échoua  au  concours  de  V Académie.  C^ est,  croyons-nous, 


NOTICE  X) 

La  Harpe  qui  l'emporta.  Son  Ode  surles  Volcans /"uf 
repoussée  par  VAcadémie  de  Marseille ,  comme  pro- 
duite tardivement.  Seule  la  comédie  de  la  Jeune 
Indienne  (i  764)^  bien  que  sévèrement  traitée  dans  la 
Correspondance  littéraire  de  Grimm,  réussit  assez 
pour  ménager  à  son  auteur  malade  la  consolation 
de  quelque  honneur,  la  ressource  de  quelque  profit. 
Sa  situation  n'en  était  pas  moins  des  plus  précaires, 
et  il  eut  besoin,  pour  ne  pas  succomber  sous  le  poids 
de  la  misère  et  de  l'isolement,  d'être  cdlégé  de  ce  far- 
deau trop  lourd  pour  ses  épaules  par  le  dévouement, 
l'appui ,  les  secours  de  quelques  affections  délicates. 
C'est  à  ce  moment  qu'il  éprouva  à  la  fois  ce  que  la 
vie  a  de  plus  dur  et  ce  que  l'amitié  a  de  plus  doux , 
grâce  à  des  femmes  comme  M'"^  Saurin ,  la  femme 
de  V auteur  de  Spartacus  ,  comme  M'"^  Helvétius  ;  à 
des  hommes  comme  l'abbé  de  Laroche  et  Chabanon. 
De  1769  à  lyyo,,  son  Éloge  de  Molière  fut  cou- 
ronné par  l'Académie  française  (1769);  son  Mar- 
chand de  Smyrne,  demeuré  au  répertoire  de  la  Co- 
médie française,  y  obtint  un  vif  succès  (1770);  et 
son  ami  Chabanon  le  força  d'accepter,  conime  en 
étant  plus  digne  et  en  ayant  plus  besoin  que  lui,  la 
cession  d'une  pension  de  1,200  livres  sur  /e  Mercure 
dont  il  jouissait.  A  ces  succès  et  à  ces  ressources  s'a- 
joutèrent bientôt  le  prix  que  l'Acadéniie  de  Marseille 
décerna  à  son  Eloge  de  La  Fontaine  ,  prix  que  la 
munificence  de  Necker,  qui  l'espérait  pour  La  Harpe, 


Xlj  NOTICE 

son  protégé,  avait  augmenté  de  cent  louis.  Chamfort, 
qui  avait  cherché  aux  sources  salutaires  de  Con- 
trexéville  la  guérison  de  ses  maux ,  sembla  l'avoir 
trouvée  aux  eaux  de  Barèges,  oii  l'éclat  de  sa  répu- 
tation naissante  et  les  défaillances  de  sa  santé  atti- 
raient sur  lui  un  double  intérêt,  fait  à  la  fois  d'ad- 
miration et  de  pitié.  Ce  double  sentiment  trouva, 
surtout  chez  les  femmes,  des  interprètes  éloquents  et 
flatteurs  à  ses  yeux.  La  chronique  du  tenu,  les  lettres 
de  iW^  de  l'Espinasse,  dont  la  sensibilité  a  ses  ma- 
lices, et  les  propres  confidences  épistolaires  de  Cham- 
fort, nous  le  montrent  savourant  ces  témoignages  de 
sympathie  et  y  répondant  par  des  hommages  qui  fu- 
rent loin  d'être  mal  reçus. 

En  octobre  1774,  il  avait  trente-cinq  ans,  et  il 
arrivait  aux  faveurs  de  la  cour  et  aux  succès  de  salon 
sous  le  patronage  de  femmes  aimables  et  influentes, 
comme  la  duchesse  de  Grammont ,  sœur  du  duc  de 
Choiseul,  la  comtesse  de  Choiseal ,  les  marquises 
d'Amblimont  et  de  Koncée. 

Ici  s'ouvre  la  seconde  phase  de  la  vie  de  Chamfort. 
Il  est  enfin  arrivé  à  ce  montent  heureux  et  dangereux 
à  la  fois,  enivré  et  troublé,  où  la  lumière  fait  sa 
pleine  et  chaude  irruption  de  midi  dans  l'existence  de 
l'écrivain,  et  ou  il  partage  avec  une  publicité  curieuse 
d'abord  et  bienveillante ,  bientôt  indiscrète  et  im- 
portune, les  travaux  de  son  esprit  et  les  secrets  de 
son  cœur.  Il  est  célèbre.  On  Vêtait  en  son  temps  avec 


NOTICE  XUJ 

ntoins  qu'il  n'en  faut  aujourd'hui  pour  être  seulement 
et  à  peine  connu.  Il  est  en  vogue  et  à  la  mode.  Il 
est  recherché  dans  le  monde.  Il  va  être  accueilli  à  la 
cour,  ou  il  entre  sous  les  auspices  d'une  mfluence 
toujours  puissante,  Vinfluence  féminine ,  et  où  sa  fa- 
veur naissante  aura  le  patronage  des  Choiseul,  à  qui 
Marie-Antoinette  doit  son  mariage  et  qui  ne  la  trou- 
vent pas  ingrate.  Nous  avons  vu  ce  qu'il  a  appris  à 
Vécole  de  la  pauvreté  et  de  l'adversité;  il  nous  reste  à 
savoir  ce  qu'il  fera  de  son  bonheur,  de  son  succès,  et 
ce  qu'ils  feront  de  lui. 


II 


De  lyyS  à  1781  tout  devait  réussir  à  Chamfort. 
Kien  ne  manqua  à  sa  fortune...  que  lui  pour  en 
jouir  avec  sagesse  ou  du  moins  avec  prudence  en 
l'économisant  et  en  s'économisant  lui-même.  Conip- 
tons  d'abord,  et  nous  verrons  s'd  eut  lieu  de  se 
plaindre,  et  si  le  bilan  des  avantages  positifs  qu'il  dut 
à  la  faveur  du  public  et  à  la  faveur  royale  était  de 
ceux  qui  devaient  aboutir  à  une  banqueroute.  Au 
point  de  vue  de  l'honneur  d'abord,  il  faut  enregistrer 
le  succès  de  la  tragédie  de  Mustapha  et  Zéangir, 
donnée  d'abord  au  théâtre  de  la  cour  à  Fontaine- 
bleau [le  ler  et  le  7  novembre  1776).  A  cette  tragé- 
die de  l'amour  fraterneU  écho   affaibli  mais   encore 

b 


XlV  NOTICE 

assez  pur  de  Bajazet  et  de  Zaïre^  Louis  XVI  pleura 
et  Marie-Antoinette  applaudit.  La  jeune  reine  s'était 
intéressée  au  succès  dans  les  termes  les  plus  gracieux 
et  Us  plus  flatteurs.  Elle  s'était ^  pour  ainsi  dire,  mise 
de  la  pièce.  Chamfort  lui  dut  ce  qu'un  triomphe  de 
ce  genre  a  de  plus  rare  et  de  plus  doux  :  les  compli- 
ments attendris  d'une  jeune  reine  et  les  sourires  de  sa 
bienveillance  mêlés  aux  larmes  de  son  émotion.  Ap- 
pelé dans  sa  loge,  Chamfort,  à  qui  elle  avait  voulu 
annoncer  elle-même  que  le  roi  lui  accordait,  à  sa 
prière,  une  pension  de  1,200  livres  sur  les  Menus,  en 
sortit  pénétré  d'une  reconnaissance  qu'il  exprima  en 
courtisan  délicat,  en  répondcmt  à  ceux  qui  lui  de- 
mandaient des  nouvelles  de  cet  entretien  si  flatteur  : 
(\  Je  ne  pourrai  jamais  ni  le  répéter  ni  l'oublier.  » 
Cette  gratitude  respire  dans  la  dédicace  de  sa  pièce  à 
la  reine  (lyyS),  dédicace  quon  ne  retrouve  plus  dans 
les  éditions  de  ses  œuvres,  d'où  les  scrupules  révolu- 
tionnaires l'ont  effacée  comme  de  celles  de  tant  d'au- 
tres. L'eau  va  toujours  à  la  rivière.  Kien  ne  réussit, 
surtout  en  France,  pays  où  tout  le  monde  vient  au 
secours  du  plus  fort,  comme  le  succès.  En  1781, 
Chamfort  entrait  sans  difficulté,  en  remplacement  de 
La  Curne  de  Sainte-Palaye,  à  cette  Académie  fran- 
çaise qui  ne  lui  avait  pas  épargné  ses  couronnes. 

Titulaire  d'une  pension  sur  le  Mercure,  d'une 
pension  sur  les  Menus,  tour  à  tour  secrétaire  des 
commandements    du   prince   de    Condé,    lecteur    du 


NOTICE  XV 

comte  d'Artois  [une  vraie  sinécure,  comme  celle  d'ou- 
mônier  du  régent],  secrétaire  de  Madame  Elisabeth, 
membre  de  l'Académie  française,  arrivé  jeune  encore 
à  la  célébrité  et  à  Vaisancc,  possédant  tout,  même  un 
véritable  ami  dans  le  comte  de  Vaudreuil,  dont  il 
était  l'hôte  et  le  commensal  dans  son  hôtel  de  la 
rue  Bourbon,  il  semblait  que  Chamfort  n'eût  qu'à 
se  laisser  vivre,  à  se  laisser  être  heureux. 

Mais  ce  n'est  pas  tout  que  d'être  heureux,  il  faut 
savoir  le  demeurer.  Pour  cela,  il  est  essentiel  de  se 
bien  porter,  physiquement  et  moralement.  Malheureu- 
sement Chan-ifort  était  d'un  tempérament  nialadif, 
d'un  caractère  irritable,  d'un  esprit  susceptible  et 
inquiet.  Il  était  de  ces  spectateurs  trop  observateurs, 
bientôt  désabusés,  dont  M'^'^^  de  Créqui  disait  à  Sénac 
de  Meilhan  qu'ils  voient  trop  bien  le  jeu  des  ma- 
chines, les  ressorts  de  la  pièce,  pour  s'intéresser  long- 
temps au  spectacle.  Il  y  a  des  gens  qui  ont  l'expérience 
douce,  lui  l'avait  amère.  Dans  les  dispositions  où  il 
était,  trop  soumis  à  l'influence  de  la  bile  et  des 
nerfs,  il  ne  devait  pas  tarder  à  arriver  au  fond  de 
la  coupe  trop  rapidement  secouée  et  vidée,  à  la  lie 
de  son  plaisir,  ci  la  fatigue  de  son  succès,  à  ce  dégoût 
mélancolique  des  hommes  et  des  choses  qui  a  fait  la 
poésie  de  David  et  la  sagesse  de  Salomon.  Le  com- 
merce du  nionde,  auquel  il  se  déroba  de  bonne  heure, 
l'effaroucha  bientôt.  L'intimité  des  princes  ne  lui  ca- 
cha plus  assez  l'assujettissenient  de  leur  domesticité.  Il 


XV)  NOTICE 

ne  sentit  bienlot  plus^  en  un  mot,  de  la  rose,  que 
l'épine;  la  protection  lui  fit  sentir  la  dépendance,  la 
foule  lui  fit  regretter  la  solitude,  la  lumière  Vobscu- 
rité^  le  bruit  le  silence,  et,  importuné  même  par  l'amitié, 
il  se  replia  et  se  réfugia  en  lui-même.  Malheureuse- 
ment l'isolement  n'est  pas  toujours  la  paix;  le  miel 
s'en  aigrit  vite  cjuand  on  le  laisse  s'échauffer  et  fer- 
menter. Chamfort,  qui  avait  voulu  redevenir  libre  pour 
travcdller  et  jouir  de  lui-même,  ne  produisit  plus  rien 
que  ces  pensées  misanthropiques  dont  il  distilla  goutte 
à  goutte  désormais  le  poison  arraché  de  ses  blessures. 
Il  ne  jouit  pas  de  lui,  il  en  souffrit.  Un  moment 
pourtant  —  l'illusion  fut  courte  —  //  se  félicita  de 
son  parti  violent  de  secouer  le  joug  des  hommes  :  il 
n'était  pas  encore  retombé  sous  le  sien.  Il  aimait  en- 
core; il  aimait  sa  mère.  Il  la  perdit.  Il  aimait  une 
autre  femme  d'une  passion  tendre,  mais  surtout  in- 
tellectuelle, de  cette  passion  virile  et  quadragénaire  qui 
est  la  dernière,  qui  a  à  la  fois  le  ragoût  du  sentiment 
et  l'aveu  de  la  raison.  Deux  ans  et  demi  il  eut  cette 
oasis  dans  le  désert,  cette  source  rafraîchissante  dans 
ses  stérilités.  La  solitude  ne  vaut  guère  les  sacrifices 
qu'on  lui  fait  quand  on  y  vient  seul;  mais  la  solitude 
à  deux ,  le  travail  tranquille  au  sein  de  la  paix  des 
champs,  avec  la  compagne  choisie.,  c'est  autre  chose. 
Cette  solitude-là  ne  corrompt  point,  elle  conserve;  elle 
n'énerve  point,  elle  fortifie.  On  y  peut  écouter  à  la  fois 
son  esprit  et  son  cœur.  Celle-là  est  digne  de  tous  les 


NOTICE  XVlj 

sacrifices,  car  elle  les  paye  tous  au  centuple;  et  ce 
n'est  pas  se  tromper  que  de  jeter  à  la  mer  par-dessus 
bord  tout  le  lest  des  besoins  inutiles  et  des  fausses 
richesses,  pour  aborder  à  ce  havre  de  grâce  de  la 
pauvreté  et  du  travail  dans  Vamour.  Il  faut  dire 
quelques  mots  de  cette  liaison  de  Chamfort,  qu'il 
légitima,  dit-on,  par  le  mariage,  qu'il  purifia  par 
l'abnégation,  que  la  mort  vint  trop  tôt  consacrer  de 
sa  majesté  douloureuse,  et  dont  la  brusque  fin  dé- 
chira une  part  de  son  âme. 

Chamfort,  en  brisant  avec  le  monde  et  en  rom- 
pant les  liens  qui  l'attachaient  au  prince  de  Condé 
avec  une  dignité  qui  ne  parut  que  de  la  raideur  et 
avec  un  désintéressement  qui  fut  taxé  d'ingratitude, 
s'étaii  retiré  à  Auteuil  pour  y  cultiver  en  paix  ses 
livres  et  ses  amis.  Dans  une  visite  qu'il  fit  à  M"^'-'  Panc- 
koucke,  il  rencontra  chez  elle  une  femme  aimable  et 
distinguée,  dont  la  maturité  gardait  les  traces  d'une 
beauté  autrefois  éclatante,  maintenant  parée  de 
toutes  les  grâces  et  de  toutes  les  poésies  de  l'automne. 
Pour  les  hommes  dans  la  disposition  de  Chamfort, 
ces  beautés  au  déclin,  qui  ne  se  croient  plus  dispen- 
sées de  plaire  et  ne  se  privent  plus  des  ressources  de 
l'esprit,  ont  un  charme  supérieur  à  celui,  toujours  un 
peu  insolent,  des  beautés  à  l'aube.  Il  faut  avoir  souf- 
fert pour  savoir  plaindre  et  consoler.  Attiré  par  le 
visage,  Chamfort  fut  retenu  par  la  conversation. 
M'"^  B...,  élevée  à  la  cour  de  la  duchesse  du  Maine, 


Xvilj  NOTICE 

et  qui  avait  beaucoup  vu  et  beaucoup  retenu,  était  un 
répertoire  vivant  d'observations  et  d'anecdotes.  Elle 
avait,  avec  plus  de  grâce,  beaucoup  de  l'esprit  d'une 
M'"^  de  Staal.  Chamfort  prit  plaisir  à  l'écouter,  à 
aiguiser  son  esprit  sur  le  sien.  Pour  avoir  occasion 
de  la  voir  plus  souvent,  il  céda  à  cette  nouvelle  et 
bientôt  indispensable  amie  son  appartement  d'Auteuil. 
Puis  ils  résolurent  de  se  consacrer  uniquement  l'un  à 
l'autre  et  de  s'enfoncer  dans  quelque  solitude  agreste. 
Ils  s'établirent  dans  un  petit  manoir  champêtre,  à 
Vaudouleurs,  près  d'Etampes;  et  le  monde  n'enten- 
dit plus  parler  d'eux  que  par  l'aveu  qu'ils  faisaient 
à  quelques  amis  de  leur  entier  bonheur.  Ces  bonheurs 
complets  durent  peu  :  ils  feraient  trop  aimer  la  terre. 
La  niort  se  chargea  de  rappeler  l'ingratitude  et  l'in- 
stabilité de  la  destinée  humaine  à  ceux  qui  l'avaient 
trop  oubliée.  M'"^  B...  mourut,  laissant  Chamfort 
vraiment  inconsolable  d'une  perte  qu'il  trouva  depuis 
plus  irréparable  à  mesure  que,  avec  la  tenace  ob- 
stination de  nos  illusions,  il  essayait  de  la  réparer. 
Il  ne  parle  jamais  de  ses  fidèles  regrets  qu'avec  une 
émotion  comniunicative  et  une  pénétrcmte  éloquence. 

Un  homnu  capable  d'écrire  ses  lettres  sur  ce  triste 
sujet  à  l'abbé  Koman  et  à  M'"^  Panckoucke  était  in- 
contestablement généreux ,  délicat  et  bon.  Chamfort, 
cependant,  a  laissé  la  réputation  d'un  homme  âpre  et 
dur.  Il  l'était  en  effet,  du  moins  d'apparence,  et  Sophie 
Arnould  l'appelait  plaisamment ,  pour  peindre  la  ru~ 


NOTICE  Xix 

dessede  son  abord  et  le  mordant  de  ses  saillies  :  Don 
Biusquin  d'Algarade.  Mais,  c'est  Chamfort  qui  l'a 
dit,  et  il  le  prouve,  la  plupart  de  nos  duretés  ne  sont 
que  des  pudeurs  froissées,  des  tendresses  déçues  ;  c'est 
non  par  défaut ,  mais  par  excès  de  sensibilité  et  de 
susceptibilité,  que  pécha  Chamfort;  et  il  disait  avec 
raison  de  bien  d'autres,  en  pensant  à  lui  :  «  Qui- 
conque à  quarcmte  ans  n'est  pas  devenu  misanthrope, 
n'a  janiais  aimé  les  hommes.  »  Peut-être  était -il, 
dans  cet  amour  si  vite  déçu  des  hommes,  un  peu  trop 
exigeant.  Si  Von  veut  continuer  de  les  aimer,  il  faut 
prendre  le  parti  de  les  aimer  tels  qu'ils  sont.  Cham- 
fort eut  le  grand  tort ,  au  point  de  vue  de  sa  tran- 
quillité,  de  les  aimer  tels  qu'ils  devraient  être.  De  là 
une  déception  qu'il  rencontrait  jusque  dans  ses  meil- 
leures amitiés,  et  qu'il  exprimait  avec  une  véhémence, 
presque  une  brutalité  un  peu  affectées  d'abord,  et 
bientôt  trop  sincères.  Il  convenait  volontiers  que,  dans 
les  occasions  essentielles,  il  avait  trouvé  dans  le  comte 
de  Vaudreuil  ce  qu'on  peut  appeler  un  véritable  ami; 
le  comte  de  Choiseul-Gouffîer  lui  avait  permis  la 
même  douce  confiance.  Deux  amis!  et  Chamfort  ne 
s'en  contentait  pas  !  Il  était  bien  difficile.  La  monnaie 
d'un  seul  est  encore  un  fort  appréciable  présent  de  la 
fortune.  Eh  bien!  Chamfort,  loin  de  sentir  son  bon^ 
heur,  d'en  jouir,  l'cmalysait  et  le  chicanait  sans  cesse. 
Il  ne  tardait  pas  à  découvrir  les  défauts  mêlés  aux 
qualités.  M.  de  Vaudreuil,  M.  de  Choiseul-Gouffîer, 


XX  NOTICE 

n  étaient  pas  sans  avoir  les  leurs;  ils  avaient  surtout 
ceux  de  leur  société ,  de  leur  monde,  de  leur  temps. 
Eh  bien  !  c'est  en  eux  précisément  que  Chamfort 
voyait  les  types  de  la  décadence  sociale  et  morale 
qu'il  déplorait ,  et  il  ne  perdait  pas  assez  V occasion 
de  le  leur  dire  crûment  à  eux-mênies.  C'est  du  voyage 
qu'il  fît  avec  tous  deux  en  Hollande ,  et  oii  ils  l'a- 
vaient entraîné  pour  le  consoler  de  ses  chagrins,  le 
distraire  de  ses  ennuis,  dissiper  ses  humeurs,  réparer 
ses  forces  minées  par  l'excès  corrosif  de  la  bile,  que 
datent  précisément  les  premiers  symptômes ,  les  pre- 
miers témoignages  de  cette  misanthropie,  qui  par 
moments  dégénéra  presque  en  hypocondrie.  C'est  à  ce 
moment  qu'il  commença  à  pratiquer  cette  philosophie 
que  Kœderer  a  résumée  en  quelques  niots  :  «  Echap- 
per au  ridicule,  se  dérober  aux  liens  du  mariage,  se 
soustraire  à  l'autorité  des  gens  de  fortune ,  à  la  do- 
mination des  gens  en  puissance,  à  celle  des  hautes 
naissances,  à  celle  des  gens  de  lettres.  » 

Deux  anecdotes  caractéristiques  citées  par  Ka- 
derer  ■_,  et  que  nous  ne  pouvons  qu'indiquer,  trahis- 
sent un  état  de  désabusement,  de  détachement  tel  qu'il 
rend  facile  à  comprendre  l'évolution  politique  qui, 
dans  la  pensée  de  Chamfort,  ne  tarda  pas  à  répoiidre 
à  son  philosophique  dégoût.  Il  s'éloigna  de  plus  en 
plus  des  travaux  littéraires,  dont  il  répudiait  à  la  fois 

1 .  Œuvres,  t    IV,  p.   212. 


NOTICE  XXJ 

le  profit  précaire  et  l'honneur  diffamé.  Il  renonça  à 
toutes  les  pompes  et  à  toutes  les  œuvres  de  cet  état  dé- 
cevant, soumis  au  hasard,  et  dont  les  orgueilleuses 
apparences  ne  cachent  pas  même  les  humbles  sécurités 
du  métier.  Il  ne  voulut  plus  écrire  que  pour  lui, 
et  d'une  autre  plume  que  celle  des  contes  licencieux  et 
des  épitres  à  Ninon  qu'il  composait  jadis  pour  des 
soupers  plus  philosophiques  de  mots  que  d'idées,  où 
Von  embrassait,  à  travers  les  fumées  de  l'ivresse,  la 
chimère  d'une  vertu  aussi  nue  et  aussi  frivole  que  la 
volupté.  Il  prit  à  penser  le  sombre  plaisir  de  celui  qui 
n'en  a  plus  d'autre,  et  à  penser  tout  haut  le  plaisir 
amer  de  celui  que  la  vérité  venge.  Ce  qui  excuse  ce 
diogénisme  où  s'enferma  peu  à  peu  Chamfort ,  c'est 
qu'd  fut  sincère  et  désintéressé.  Ceux  qui  lui  ont  re- 
proché son  rôle  sous  la  Révolution ,  ses  sarcasmes 
contre  l'aristocratie ,  son  réquisitoire  contre  l'Acadé- 
mie, n'auraient  pas  dû  oublier  que,  bien  avant  la 
Kévolution,  qu'il  avait  prédite  d'abord,  puis  souhai- 
tée, Chamfort  s'était  volontairement  dépouillé  de  tout 
ce  qui  pouvait  le  rattacher  au  régime  à  la  chute  du- 
quel il  voulait  travailler,  et  avait  racheté  son  indépen- 
dance au  prix  de  la  pauvreté.  Une  telle  indépendance 
n'est  pas  de  l'ingratitude.  D'ailleurs,  il  est  à  remar- 
quer que  dans  ses  critiques,  dans  ses  satires  de  l'an- 
cienne monarchie  et  de  l'ancienne  société ,  Chamfort 
n'a  jamais  attaqué  que  les  choses  et  épargné  les  per- 
sonnes. Il  garda  jusqu'au  bout  des  amis  dans  cette 

c 


XXlj  NOTICE 

aristocratie  dont  les  membres  intelligents  s'étaient  mis 
à  la  tête  du  mouvement  de  réforme  et  se  flattaient  de  le 
diriger  ;  et  il  n'est  pas  une  ligne  de  lui,  croyons-nous, 
même  dans  ses  Tableaux  des  Journées  révolution- 
naires, qui,  par  leur  date  et  leur  but,  ne  pouvaient 
que  se  ressentir  des  ardeurs  et  des  entraînements  de  la 
lutte,  qui  vise  directement  le  roi  et  la  reine  dont  il 
avait  éprouvé  les  bontés.  Il  n'en  est  pas  moins  certain 
qu'un  tel  revirement,  si  ménagé  qu'il  fût ,  ne  pouvait 
paraître  que  brusque  à  ceux  dont  il  froissait  les  idées 
ou  critiquait  la  conduite^  que  Chamfort  devait  sem- 
bler injuste  quand  il  n'était  que  logique,  et  ingrat 
quand  il  n'était  que  fidèle  à  lui-même. 


III 


Nous  avons  fait  la  part,  dans  l'évolution  morale, 
des  circonstances  qui  l'expliquent  sans  la  justifier  en- 
tièrement :  déclin  physique,  aridité  intellectuelle ,  dé- 
ceptions d'ambition  et  d'affection,  pertes  irréparables, 
dégoilt  de  soi-même  et  des  autres;  il  est  juste,  dans 
l'évolution  politique,  de  reconnaître  l'influence  décisive 
d'une  liaison  où  Chamfort  donna  beaucoup,  non 
sans  recevoir  beaucoup  aussi,  et  qui  acheva  de  le 
mettre  non  seulement  d'une  opinion,  mais  d'un  parti, 
et  de  le  ranger  non  seulement  parmi  les  adversaires 
de  l'ancien  régime,    mais  parmi  les  partisans  actifs 


NOTICE  XXllj 

du  nouveau.  Nous  faisons  allusion  à  cette  liaison 
intime  avec  Mirabeau  dont  un  volume  de  Correspon- 
dance, où  ne  figurent  malheureusement  que  les  lettres 
de  celui-ci,  et  où  manquent  celles  de  Chamfort,  est 
Vincomplet  monument.  Elle  correspond  chronologi- 
quement et  logiquement  avec  l'intimité  dans  la  maison 
Panckoucke  et  la  collaboration  au  Mercure,  parti- 
culièrement consacrée  à  l'analyse  des  ouvrages  les  plus 
faits  pour  discréditer  la  monarchie  :  les  Mémoires 
SECRETS  (je  Duclos  et  les  Mémoires  et  la  Vie  privée 
du  maréchal  de  Richelieu. 

Tout  Chamfort,  comme  écrivain,  jusqu'en  1791, 
est  dans  cette  collaboration  au  Mercure  ,  très 
différente  de  celle  de  Mallet-Du  Pan  ,  et  bientôt 
suivie  d'une  collaboration  plus  accentuée  encore  à  la 
Feuille  villageoise,  avec  Ginguenè.  Tout  Cham- 
fort, comme  homme,  est  dans  ces  relations  avec  Mi- 
rabeau et  Sieyès,  qui  nous  le  montrent  sous  un  aspect 
original  et  nouveau  :  celui  de  conseiller  intime,  de 
secrétaire,  de  souffleur  des  deux  hommes  qui ,  Vun 
par  V éloquence ,  Vautre  par  la  logique,  ont  le  plus 
fait  pour  le  succès  et  les  excès  de  la  Révolution. 

La  vie  entière  de  Mirabeau  nous  le  montre  entouré 
de  conseillers,  de  collaborateurs,  aussi  fécond  et 
aussi  prodigue  de  lui-même  en  aniitié  qu'en  amour, 
d'une  force  supérieure  à  son  activité,  esprit  confus 
autant  que  puissant,  génie  d'orage  qui  avait  besoin 
que  l'étincelle  électrique,  partie  d'un  esprit  initiateur. 


XXIV  NOTICE 

soulevât  ses  nuées  et  éveillât  son  tonnerre.  Ces  im- 
menses nécessités  d'esprit  et  de  cœur  expliquent  ses 
relations  avec  Brissot,  avec  Chamfort,  avec  tant 
d'autres.  Chamfort  fut  un  de  ses  premiers  amis  sti- 
mulateurs, de  ses  premiers  accoucheurs  d'idées. 

Chamfort  écrivit  pour  Mirabeau  les  Considéra- 
tions SUR  l'ordre  de  CmciNNATVS,  et  ce  fanieux  dis- 
cours sur  ou  plutôt  contre  les  académies  que  le 
grand  tribun  n'eut  pas  le  temps  de  prononcer.  Il  fut 
retrouvé  dans  ses  papiers  et  publié  par  Chamfort 
lui-même,  qui,  devant  l'effet  produit  par  ce  factum, 
en  atténua  la  portée  par  des  rectifications,  malheu- 
reusement tardives,  ou  il  ne  défendait  plus  que  le 
principe  qui  l'avait  inspiré.  Ce  principe  lui-même, 
empreint  du  faux  stoïcisme  du  temps,  n'était  pas  entiè- 
rement pur,  et  ne  pouvait  pas  du  moins  le  paraître; 
et  c'est  d'une  autre  main  que  celle  d'un  académicien 
que  l'Académie  devait  attendre  le  trait  qu'on  a  dit, 
d'ailleurs  à  tort,  parricide.  Chamfort  l'a  blessée, 
mais  non  tuée.  Elle  ne  pouvait  survivre  à  la  ruine  de 
l'ancienne  société,  et  la  Révolution,  acharnée  contre 
les  corps  mêmes  d'où  elle  était  sortie,  fut  encore 
moins  ingrate  en  la  supprimant  qu'en  supprimant  les 
parlements. 

Cependant  la  Kévolution  commençait.  Chamfort 
s'y  jeta  avec  une  sorte  de  fièvre  héroïque,  d'enthou- 
siasme sombre,  d'espérance  désespérée.  Il  consacra, 
c'est  Garât  qui  l'a  révélé,  aux  frais  de  propagande 


NOTICE  XXV 

de  la  cause  qu'il  avait  embrassée  les  quelques  milliers 
de  francs  d'économies  qui  formaient  toute  sa  for- 
tune. Il  voua  sa  vie  à  l'apostolat  démocratique,  souf- 
flant la  fournaise  où  Mirabeau  chauffait  ses  foudres 
oratoires j  fourbissant  et  aiguisant  au  point  de  la  rendre 
incisive  la  dialectique  un  peu  froide  du  fameux  rap- 
port de  Vévêque  d'Autun^,  fournissant  au  dogmatisme 
abstrait  de  Sieyès  une  de  ces  définitions  qui  vcdent  un 
livre,  une  de  ces  formules  qui  donnent  aux  aspirations 
d'un  peuple  l'élan  décisif,  l'irrésistible  étincelle  ^;  alimen- 
tant toutes  les  conversations  du  feu  de  la  sienne,  y  pro- 
diguant les  mots  qui  peignent,  les  mots  qui  éclairent 
et  aussi  les  mots  qui  brûlent  ;  prêtant  enfin  aux  passions 
populaires  l'esprit  que  Kivarol  prêtait  aux  passions 
aristocratiques,  et  égalant,  dans  une  lutte  encore  d'épi- 
grammes,  la  verve  de  l'attaque  à  celle  de  la  défense. 
...Chamfort  fut  bientôt  désenchanté  par  les  excès 
de  la  Révolution,  comme  il  l'avait  été  par  les  abus 
de  l'ancien  régime.  Il  était  trop  honnête  pour  ne  pas 
le  dire.  Il  ne  put  pas  se  taire,  et  réduire,  comme  tant 
d'autres,  tout  son  talent  à  l'art  de  savoir  vivre.  Il 
parla,  il  reprit  l'émission  de  ces  bons  mots,  frappés 
au  coin  de  la  plus  pure  ironie,  qui  faisaient  d'autant 


1.  Dont  il  était  le  coloriste,  dit  Baudin. 

2.  Au  témoignage  de  Lauraguais,  c'est  Chamfort  qui 
dicta  à  Sieyès  la  fameuse  formule  :  Qu'est-ce  que  le  turs 
état?  Tout.  QLi'a-t-il?  Rien. 


XXVJ  NOTICE 

mieux  ressortir  le  mauvais  aloi  de  la  monnaie  des 
déclamations  révolutionnaires. 

Celui  qui  avait  trouvé  la  plupart  des  formules  du 
mouvement  à  son  début,  quand  aucune  réalité  trop 
sanglante  ne  démentait  trop  brutalement  ses  pro- 
messes (Qu'est-ce  que  le  tiers  état?  Tout.  Qu'a- 
t-il?  Rien.  —  Guerre  aux  châteaux,  paix  aux 
chaumières!  etc.);  celui  qui  avait  célébré,  de  la  prise 
de  la  Bastille  à  la  prise  des  Tuileries,  les  journées 
révolutionnaires;  celui  dont  le  patriotisme  superbe 
affectait  non  seulement  de  ne  pas  redouter,  mais 
même  de  ne  pas  voir  l'hostilité  de  l'Europe,  et  qui 
disait  en  goguenardant  dédaigneusement,  à  un  dîner 
chez  le  ministre  Le  Brun  :  «  Ah  !  oui,  on  dit  qu'il  y 
a  des  Prussiens  '  »  ;  celui-là  fournit  à  l'opposition  des 
modérés  contre  les  violents,  à  la  Fronde  des  mécon- 
tents de  la  Révolution  honnête,  ses  épigrammes  les 
plus  acérées,  ses  armes  les  plus  redoutables. 

On  n'en  finirait  pas  si  l'on  voulait  compter  tous 
les  mots  de  Chamfort  désabusé,  vengeant  la  perte  de 
sa  chimère,  l'affront  fait  à  son  idéal,  par  ces  loyaux 
et  amers  reproches,  par  ces  volées  de  flèches  satiriques, 
frappant  de  ridicule  les  excès  de  la  tyrannie  révolu- 
tionnaire    aussi     sûrement,     aussi    implacablement 


I.  Rœderer,  qui  cite  le  mot,  l'explique  aussi  en  le  défen- 
dant contre  l'interprétation  trop  sévère  de  Baudin  (^Œuvres, 
t.  IV,  p.   555). 


NOTICE  XXVij 

qu'elles  avaient  frappé  jadis  les  abus  du  bon  plaisir 
royal  et  le  pusillanime  égoïsme  des  privilégies.  Mais 
que  peut  l'esprit  contre  la  force?  La  lutte  est  par  trop 
inégale  entre  la  hache  et  la  lyre,  la  plume  et  le  sabre! 
Chamfort,  incapable  de  prendre  le  parti  de  Mar- 
montel  se  retirant  à  la  campagne  pour  y  pleurer  ses 
pensions  dans  Vobscurité,  ou  celui  de  Morellet,  le 
gras  sinécuriste,  réduisant  sa  patiente  rancune  à  la 
guerre  sourde  du  pamphlet  anonyme  et  désarmant  la 
persécution  à  force  de  la  cajoler,  ou  celui  de  Laura- 
guais  échappant  au  découragement  par  le  scepti- 
cisme, et  riant  de  tout  pour  ne  pleurer  de  rien  ;  Cham- 
fort,  incapable  des  platitudes  et  des  palinodies  d'un 
Cubièrcs  ou  d'un  Pons  de  Verdun,  devait  périr  de  la 
mort  de  Brissot,  de  Chénier  ou  de  celle  de  Condorcet. 
C'est  celle-là  qu'il  choisit.  «Je  me  pendrai»,  avait-il 
dit  à  Lauraguais,  qui  lui  dessillait  les  yeux  et  nar- 
guait sa  confiance  dans  l'avenir  de  la  Révolution,  ses 
conquêtes  sans  armes  et  son  triomphe  sans  larmes.  Il 
ne  devait  pas  tarder  à  tenir  parole. 

o  //  affectait,  raconte  Kœderer,  un  profond  mé- 
pris pour  les  chiens,  parce  qu'il  les  trouvait  servilcs 
et  rampants,  et  beaucoup  d'estime  pour  les  chats, 
parce  qu'il  leur  trouvait  un  caractère  plus  libre  et 
non  moins  d'attachement.  Un  jour,  pendant  qu'il 
discouroit  sur  ce  sujet,  son  chat  saute  sur  les  genoux 
de  la  personne  à  qui  il  parlait,  et  cette  personne  s'a- 
perçoit que  le  chat  a  les  ongles  rognés  jusqu'au  vif  : 


XXviij  NOTICE 

c^était  une  précaution  de  Chanifort  contre  la  liberté 
des  griffes.  )>  //  est  des  hommes  qui  sont  chiens,  il  en 
est  d'autres  qui  sont  chais.  Chamfort  avait  négligé 
de  rogner  les  griffes  d'un  de  ces  derniers,  employé 
cauteleux  qui  le  flattait  et  le  trahissait.  C'était  un 
nommé  Tohiesen  Duhy,  employé  à  la  Bibliothèque, 
connu  plus  tard  par  quelques  travaux  numisma- 
tiques.  Les  délations  intéressées  de  ce  misérable,  im- 
patient d'avancer.,  entraînèrent  l'arrestation  et  l'em- 
prisonnement aux  Madelonnettes  de  Chamfort,  du 
vénérable  Barthélémy,  de  son  neveu  Courçay  et  de 
deux  autres  employés  supérieurs  de  la  Bibliothèque. 
Barthélémy  fut  relâché  dès  le  lendemain;  Chamfort 
ne  tarda  pas  lui-même  à  être  élargi,  grâce  aux  démar- 
ches de  ses  amis;  mais  il  demeura  en  surveillance, 
obligé  d'entretenir  auprès  de  lui  à  ses  frais  un  de  ce: 
gendarmes  garnisaires  que  Souques,  Vami  de  Brissot, 
appelait  plaisamment  sa  bonne.  //  avait  donné  sa 
démission  de  la  place  qui  lui  coûtait  si  cher  et  que 
refusa  noblement  son  ami  Ducis,  mais  il  avait  encore 
gardé  son  logement  à  la  Bibliothèque.  Il  avait  obtenu  de 
partager  les  frais  de  la  surveillance  de  ce  garde  avec 
deux  oft  trois  compagnons  de  suspicion,  avec  lesquels 
il  vivait.  Par  une  concession  qui  était  un  hommage  à 
l'égalité  en  même  temps  qu'une  marque  flatteuse  de 
confiance,  nos  imprudents  amis  faisaient  manger 
leur  garde  avec  eux  et  ne  ménageaient  pas  plus  leurs 
propos  que  s'il  eût  été  absent.  Sans  doute  le  garde. 


NOTICE  XXIX 

scandalisé,  fît  son  rapport  ;  peut-être  un  redoublement 
dans  les  ombrages  de  la  tyrannie  régnante  provoqua- 
t-il  seul  une  recrudescence  de  rigueur  ;  toujours  est-il 
quun  jour,  à  Vissue  du  repas,  le  garde  annonça 
brusquement  aux  convives  qu'ils  eussent  à  faire  leurs 
paquets,  qu'il  avait  ordre  de  les  ramener  à  l'instant 
même  dans  une  maison  d'arrêt. 

Chamfort  avait  trop  souffert,  moralement  et  phy- 
siquement, de  son  séjour  aux  incommodes  et  mal- 
saines Madelonnettes,  pour  affronter  l'épreuve  d'une 
seconde  détention.  En  un  instant  son  parti  fut  pris. 
Retiré  dans  son  cabinet  sous  prétexte  de  faire  ses 
préparatifs,  il  s'y  enferma,  et,  tour  à  tour,  avec  un 
pistolet  et  un  rasoir,  il  chercha  à  s'ôter  la  vie  et  ne 
réussit  quà  se  mutiler.  Un  cri  que  lui  arracha  le 
dernier  de  ces  coups  désespérés,  éperdus,  par  lesquels, 
comme  il  le  disait  plus  tard  avec  une  triste  jovialité, 
il  cherchait  à  s'achever  et  ne  parvenait  quà  se 
charcuter;  le  sang  qui  coulait  sous  la  porte,  ré- 
vélèrent la  sinistre  résolution  qu'il  n'avait  pu  consom- 
mer. On  accourut,  on  enfonça  la  porte,  on  s'empressa 
à  ce  spectacle  imprévu  d'horreur  et  de  pitié.  Trans- 
porté sanglant  sur  son  lit,  entouré  de  médecins  et 
d'officiers  de  police  requis  à  la  hâte,  Chamfort  ne 
reprit  ses  sens  que  pour  dicter,  d'une  voix  ranimée  à 
force  d'énergie,  la  fière  déclaration  suivante  en  réponse 
aux  questions  qu'on  lui  posait  sur  les  raisons  qui 
l'avaient  déterminé    à  attenter  à  sa  vie  :    «   Moi, 

d 


XXX  NOTICE 

Sébastien-Roch-Nicolas  Chamfort,  déclare  avoir 
voulu  mourir  en  homme  libre,  plutôt  que  d'être 
reconduit  en  esclave  dans  une  maison  d'arrêt;  dé- 
clare que,  si,  par  violence,  on  s'obstinait  à  m'y 
traîner  dans  l'état  où  je  suis,  il  me  reste  assez  de 
force  pour  achever  ce  que  j'ai  commencé.  Je  suis 
un  homme  libre;  jamais  on  ne  me  fera  rentrer 
vivant  dans  une  prison.  » 

Et  il  signa  cette  déclaration  cornélienne,  scellée  de 
traces  de  sang. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  détails  de  cette  ten- 
tative et  de  la  longue  agonie  qui  la  suivit.  Nos  lec- 
teurs en  trouveront  à  /'Appendice  le  récit  touchant, 
dû  à  la  plume  de  Ginguené,  l'ami  et  Véditeur  de 
Chamfort.  Nous  dirons  seulenunt  qu'abandonné  à 
lui-même  par  la  haine  décemvirale  obligée  de  lâcher 
sa  proie,  Chamfort  reçut,  sans  reprendre  goût  à  la 
vie,  qu'il  méprisait  définitivement,  mais  avec  la  con- 
solation de  n'avoir  plus  du  nioins  à  douter  de  l'ami- 
tié, dont  il  recevait  tant  de  courageux  témoignages, 
des  soins  habiles  et  dévoués^  qui  firent  concevoir  l'es- 
poir de  le  conserver.  Obligé  de  quitter  son  logement 
de  la  Bibliothèque,  Chamfort  s'établit  dans  une 
chambre  à  l'entresol,  rue  de  Chabanais,  avec  ce  qui 
lui  demeurait  de  livres,  servi  simplement,  vu  la  mo- 
destie de  ses  ressources,  par  une  femme  de  ménage. 
Là,  ses  amis  venaient  le  voir;  Use  faisait  aussi  conduire 
chez  eux  et  se  laissait  gagner  à  l'attrait  de  projets 


NOTICE  XXX) 

littéraires  communs.  C'est  dans  ces  entretiens  que  fut 
conçu  le  plan  du  journal  la  Décade  philosophique. 
Ses  forces  revenaient  peu  à  peu,  son  humeur  s'était 
adoucie.  Comme  il  arrive  souvent  après  les  grandes 
secousses  physiques  et  morales,  la  santé  de  son  esprit 
et  celle  de  son  corps  s'étaient  de  nouveau  t  qudibrées, 
rassérénées.  «  Je  me  trouve,  disait-il,  plus  vivace  que 
jamais;  c'est  bien  donimage  que  je  ne  me  soucie  plus 
de  vivre.  »  Ce  vœu  funèbre  était  un  pressentiment.  La 
fermeture  de  ses  plaies  ne  pouvait  être  favorable  à 
son  entier  rétablissement  qu'à  la  condition  d'ouvrir 
aux  humeurs  l'exutoire  préservateur  d'un  cautère. 
Cette  précaution  fut  négligée,'  on  s'en  aperçut  trop 
tard  en  présence  des  rapides  effets  d'une  révolution 
séreuse  irréparable.  Chamfort  expira  /e  24  germinal 
de  l'an  II  de  la  République  (i3  avril  1794),  v/cf/me 
des  déceptions  et  des  amertumes  d'une  existence  ren- 
due publique  par  la  célébrité,  et  qui  peut-être  eût  été 
heureuse  si  elle  eut  pu,  suivant  le  vœu  de  sa  devise, 
rester  cachée  ' . 

//  avait  cinquante-trois  ans. 

Si  maintenant ,  avant  de  nous  séparer  de  l'homme 


1.  «  Un  homme  de  lettres  (M.  de  Chamfort)  a  pris  cette 
devise  :  Une  tortue  ayant  la  tête  hors  de  son  écaille  et 
étant  atteinte  d'une  flèche  qui  la  lui  perce,  et  pour  âme 
des  mots  latins  dont  le  sens  est  :  Heureuse  si  elle  eût  été 
entièrement  cachée.  »  [Mémoires  de  Mm  de  Genlis,  t.  IX, 
p.   144.)  • 


XXXlj  NOTICE 

pour  ne  plus  nous  occuper  que  de  l'œuvre,  nous  vou- 
lons garder,  d'après  un  portrait  de  maître,  et  non 
d'après  des  esquisses  faibles  ou  malignes  comme  celles 
de  l'abbé  Morellet,  M'"^  Vigée-Le  Brun,  Arnault, 
M'"^  de  Genlis,  l'impression  de  la  physionomie  de 
Chamfort  au  monunt  de  la  Kévolution,  nous  n'avons 
qu'à  lire  ces  quelques  lignes  de  Chateaubriand  : 

Chamfort  était  d'une  taille  au-dessus  de  la  médiocre,  un 
peu  courbé,  d'une  figure  pâle,  d'un  teint  maladif.  Son  œil 
bleu,  souvent  froid  et  couvert  dans  le  repos,  lançait  l'éclair 
quand  il  venait  à  s'animer.  Des  narines  un  peu  ouvertes 
donnaient  à  sa  physionomie  l'expression  de  la  sensibilité  et 
de  l'énergie.  Sa  voix  était  flexible;  ses  modulations  sui- 
vaient les  mouvements  de  son  âme  ;  mais  dans  les  derniers 
temps  de  mon  séjour  à  Paris  elle  avait  pris  de  l'aspérité, 
et  on  y  démêlait  l'accent  agité  et  impérieux  des  factions. 
Je  me  suis  toujours  étonné  qu'un  homme  qui  avait  tant  de 
connaissance  des  hommes  eût  pu  épouser  si  chaudement 
une  cause  quelconque. 

Ce  qui  étonne  Chateaubriand  loue  Chamfort. 
Vécrivain  digne  de  ce  nom  n'est  pas  seulement  un 
artiste,  uniquement  préoccupé  de  l'effet  de  ses  phrases, 
du  sort  de  ses  mots,  et  indifférent  à  tout  le  reste. 
Chamfort  se  faisait  des  devoirs  de  l'homme  de  lettres, 
non  seulement  envers  son  art ,  mais  envers  la  société 
et  son  temps,  un  idéal  supérieur  à  celui  des  succès  de 
cour  et  d'académie ,  des  triomphes  de  salon  et  de 
boudoir,  de  l'inscription  au  livre  des  pensions  et  des 
spéculations  de  librairie.  Il  avait  la  fierté  de  carac- 
tère qui  accompagne  et  révèle  la  probité  de  l'esprit. 


NOTICE  XXXllj 

Amoureux  de  la  raison,  ami  du  progrès,  ennemi  des 
abus,  il  devait  être  séduit  par  les  côtés  généreux  de  la 
cause  qu'il  embrassa.  S'il  mourut  du  désespoir  de  la 
croire  perdue ,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  convient  d'en 
faire  un  reproche,  ni  à  elle;  c'est  aux  hommes,  dont 
les  passions  gâtent  les  plus  belles  idées,  et  que  la  mi- 
santhropie de  Chamfort ,  comme  celle  de  Rousseau, 
n'avait  pris  en  haine  que  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
■s' aimer. • 


IV 


Par  une  ironie  du  destin  des  œuvres  de  l'esprit  qui 
n'est  pas  sans  exemples,  Chamfort,  célèbre  pendant  sa 
vie  par  ses  ouvrages  légers  dans  le  goût  du  temps,  ses 
épitres,  ses  épigrammes ,  ses  contes,  ses  éloges,  ses 
pièces,  ne  l'est  aujourd'hui  que  par  son  oeuvre  testa- 
mentaire posthume ,  et  il  n'arrivera  à  la  postérité  que 
par  ces  petits  feuillets  déchirés  de  ses  tablettes,  frères 
cadets  des  cartes  à  jouer  de  Pascal,  sur  lesquels  son 
stylet  de  méditation  a  buriné,  dans  un  style  lapidaire, 
les  réflexions  et  les  souvenirs,  les  caractères ,  les  por- 
traits, les  anecdotes  que  lui  suggérait  le  spectacle  des 
hommes  et  des  choses,  et  dont  il  essayait  et  aiguisait 
l'effet  dans  ses  conversations.  Chez  Kivarol  la  paresse 
d'un  esprit  brillant,  chez  Chamfort  la  lassitude  d'un 
esprit  attristé,  avaient  trouvé  commode,  de  bonne 
heure,  de  préférer  aux  lents  succès  du  travail  littéraire 


XXXIV  NOTICE 

les  faciles  bonnes  fortunes  de  l'improvisation  de  salon. 
Tous  deux,  après  les  premiers  triomphes  académiques, 
ont  parlé  leur  vie,  pensé  tout  haut,  et  presque  cessé 
d'écrire.  Tous  deux  n'ont  laissé  que  des  fragments 
des  ouvrages  qu'ils  préparaient,  l'un  sur  la  philoso- 
Sophie  de  la  langue  française ,  la  théorie  du  goiit  et 
l'histoire  critique  du  siècle  ;  l'autre  sur  l'étude  de 
Vhomme  et  la  philosophie  de  la  civilisation  et  de  la 
société.  Trop  tôt  détournés  de  la  méditation  far  l'ac-- 
tion,de  la  littérature  par  la  politique  ;  trop  tôt  arrêtés 
par  une  mort  précoce,  il  ne  reste  rien  d'eux  que  quel- 
ques fragments  de  projets  supérieurs  peut-être  à  leurs 
forces  et  qui  exigeaient  des  vies  plus  longues  et  des 
esprits  de  plus  robuste  haleine.  Tous  ces  feux  d'artifice 
de  conversation,  d'éloquence,  de  malice,  qui  ont  ébloui 
les  contemporains ,  qui  leur  ont  laissé  du  jovial  Ki- 
varol  une  admiration  gaie  comme  ses  saillies,  du 
morose  Chamfort  une  admiration  triste  comme  ses 
satires,  ne  sont  plus  représentés  pour  nous  que  par 
quelques  débris  du  décor  de  féerie  et  quelques  ba- 
guettes noircies  du  feu  d'artifice.  Mais  les  mots  de 
Kivarol ,  qui  excellait  à  railler  les  ridicules  ,  ne  font 
guère  qu'amuser^  les  mots  de  Chamfort,  qui  obser- 
vait à  fond  et  perçait  à  jour  les  travers,  les  vices  et  les 
abus  de  la  société  de  son  temps,  font  plus  penser  que 
sourire,  et  le  fer  chaud  de  son  ironie  en  grave  profon- 
dément et  cruellement  la  leçon  dans  l'esprit.  Tous  deux, 
d'ailleurs,   sont  des  moralistes    de   décadence,  dont 


NOTICE  XXXV 

l'amertume  corrompue  n'est  pas  toujours  sans  quelque 
reste  du  poison  d'une  expérience  recueillie  à  travers 
leurs  propres  fautes.  Nous  sommes  loin  ici  de  la  sa- 
gesse mélancolique  et  tendre  de  Vauvenargues,  faite 
moins  encore  des  profits  de  l'observation  que  des  di- 
vinations de  la  vertu.  Kivarol,  Sénac  de  Meilhan, 
Chamfort,  n'ont  que  la  philosophie  égoïste  et  amère 
du  désabusement.  Leur  sagesse  n'est  point  pure;  elle 
garde  la  trace  des  voluptés  dont  ils  sont  rassasiés  plus 
encore  que  revenus. 

Kœdcrer  a  dit  bien  justement  à  ce  propos  : 

Il  y  a  ,  dans  Chamfort  ,  une  foule  de  mots  très  fins  et 
très  justes  qui  ne  peuvent  être  entendus  que  par  des  gens 
corrompus;  une  foule  de  figures  qui,  pour  des  hommes 
vertueux,  ne  seraient  que  des  contresens. 

Kcederer  a  aussi  heureusement  caractérisé  l'accent 
à  la  fois  très  humain  et  très  moderne,  le  souffle  d'es- 
prit tout  français,  qui  font  que  Chamfort,  dans  lequel 
d  y  a  beaucoup  de  sous-entendus,  de  réticences,  de 
nuances ,  de  mots  à  facettes ,  est  à  la  fois  pour  nous 
d'une  saveur  si  agréable  et  si  piquante^  et  d'une  intel- 
ligence si  difficile  pour  les  étrangers. 

Il  faudrait  un  livre  pour  expliquer  à  un  Américain 
homme  d'esprit  tout  le  sens  d'une  épigramme  de  Chamfort; 
encore  ne  parviendrait-on  qu'à  l'expliquer,  et  jamais  à  la 
faire  sentir. 

On  a  parfois  reproché  à  Chamfort  d'émietter  ses 


XXXVJ  NOTICE 

idées.  On  a  blâmé  et  regretté  cette  forme  fragmen- 
taire quil  affecte  et  affectionne.  C'est  encore  Kœderer 
qui  nous  fournira  la  réponse  : 

Nous  saisirons  cette  occasion  de  diie  que  les  pensées 
détachées  nous  paraissent  la  meilleure  manière  d'écrire  la 
morale,  quand  on  n'en  fait  pas  un  traité  complet,  et  même 
quand  on  ne  le  fait  pas  avec  toute  la  philosophie  de  Saint- 
Lambert,  La  Rochefoucauld,  Vauvenargues,  Pascal,  nous 
ont  épargné  par  leurs  maximes  une  foule  de  lieux  com- 
muns dont  ils  n'auraient  pu  se  dispenser  de  faire  usage  s'ils 
avaient  voulu  lier  en  système  toutes  leurs  idées.  Des  longs 
ouvrages  de  préceptes  moraux,  qu'en  fait-on?  On  en  extrait 
cinquante  pensées,  on  oublie  le  reste.  Eh  bien  !  n'aurait-il 
pas  mieux  valu  que  l'auteur  donnât  son  extrait  tout  fait? 
D'ailleurs,  comme  dit  Sénèque,  la  morale  a  plus  d'énergie 
étant  présentée  par  pensées  détachées.  —  Ces  pensées,  ajoute 
Diderot,  son  historien,  sont  autant  de  clous  d'airain  qui 
s'enfoncent  dans  l'âme  et  qu'on  n'en  arrache  point. 

Il  y  a  beaucoup  de  ces  clous  d'airain  par  la  soli- 
dité, d'or  par  le  précieux  et  l'éclat  de  la  forme,  dans 
Chamfort. 

Nous  parlions  tout  à  l'heure  de  l'accent  tout  mo- 
derne, presque  contemporain,  de  ses  idées.  On  y  sent 
encore  le  frémissement  de  la  chose  vécue.  C'est  là  li 
secret  de  son  charme,  de  sa  force,  de  son  influence, 
de  plus  en  plus  sensible  dans  notre  littérature,  notre 
philosophie  et  notre  politique.  Le  public  de  Chamfort 
s'accroît  sans  cesse.  Il  a  un  mordant  qui  pénètre 
tout.  Il  est  goûté  de  tous  ceux  qui  n'aiment  pas  les 
fadeurs  et  ne  redoutent  pas  la  pointe  des  pensées  qui 


NOTICE  XXXvij 

ont  été  en  quelque  sorte  senties  et  souvent  souffertes. 
Son  commerce  a  ainsi  rendu  au  public  contemporain 
le  même  service  qu'il  rendit  au  public  de  la  Révolu- 
tion. «  Chamfort,  dit  Kaderer,  —  que  nous  ne 
nous  lassons  pas  de  citer,  parce  qu'il  ne  se  lasse  point 
d'avoir  raison  sur  ce  sujet  délicat  du  talent,  du  ca- 
ractère et  de  l'influence  de  Chamfort,  qu'il  eut  le 
courage  de  défendre  dès  i'j<)^,  —  Chamfort  impri- 
mait sans  cesse,  mais  c'était  dans  l'esprit  de  ses  amis.  » 

Il  n'a  rien  laissé  d'écrit,  mais  il  n'aura  rien  dit  qui  ne  le 
soit  un  jour.  On  le  citera  longtemps  ;  on  répétera  dans 
plus  d'un  bon  livre  des  paroles  de  lui  qui  sont  l'abrégé  ou 
le  germe  d'un  bon  livre.  Ne  craignons  pas  de  le  dire  :  on 
n'estime  pas  à  sa  valeur  le  service  qu'une  phrase  énergique 
peut  rendre  aux  plus  grands  intérêts.  Il  est  des  vérités  im- 
portantes qui  ne  servent  à  rien,  parce  qu'elles  sont  noyées 
dans  de  volumineux  écrits,  ou  errantes  et  confuses  dans 
l'entendement;  elles  sont  comme  un  métal  précieux  en  dis- 
solution :  en  cet  état,  il  n'est  d'aucun  usage  ;  on  ne  peut 
même  apprécier  sa  valeur.  Pour  le  rendre  utile,  il  faut  que 
l'artiste  le  mette  en  lingot,  l'affine,  l'essaye  et  lui  imprime 
sous  le  balancier  des  caractères  auxquels  tous  les  yeux 
puissent  le  reconnaître.  Il  en  est  de  même  de  la  pensée.  Il 
faut,  pour  entrer  dans  la  circulation,  qu'elle  passe  sous  le 
balancier  de  l'homme  éloquent;  qu'elle  y  soit  marquée 
d'une  empreinte  ineffaçable.  Chamfort  n'a  cessé  de  frapper 
de  ce  genre  de  monnaie,  et  souvent  il  a  frappé  de  la  mon- 
naie d'or... 

Les  considérations  qui  précèdent  indiquent  assez 
comment,  en  principe,  nous  avons  compris  nos  devoirs 
d'éditeur;  il  nous  reste  à  donner  quelques  explications 
sur  la  façon  dont  nous  les  avons  accomplis  en  détail. 


XXXviij  NOTICE 

Les  Œuvres  de  Chamfort  ont  été  publiées  par 
Ginguenéj  Van  III  de  la  République  [ij(^5),  en 
4  vol.  m-8°  ;  —  chez  Maradan,  en  1812^  2  vol,  m-8°  ; 
—  en  1825  (par  Auguis) ;  en  iSbj  [par  M.  Arsène 
Homsaye  [Adolphe  Delahays  édit.),en  un  vol.  in-iS 
précédé  d'une  spirituelle  Étude;  —  en  iSSjy  par 
M.  Stahl  [Hetzel),  en  i  vol.  in-iS,  avec  une  longue 
et  intéressante  introduction.  Dans  aucune  de  ces  édi- 
tions, les  Maximes  et  Pensées  n'ont  été  rangées  et 
classées  dans  leur  ordre  logique  et  méthodique.  Nous 
avons  eu  la  patience  et  pris  la  peine  de  faire  ce  classement 
de  façon  à  ce  que  le  lecteur  puisse  lire  les  unes  à  la 
suite  des  autres  toutes  les  pensées  sur  le  même  sujet. 

Nous  avons  été  récompensé  de  ce  soin  en  voyant 
combien  il  était  utile  à  l'intelligence  et  même  à  la 
renommée  du  moraliste  :  car  telle  pensée  isolée  per- 
dait de  son  effet;  notre  classement  a  eu  pour  con- 
séquence de  rendre  à  chacune  non  seulement  toute 
sa  valeur  absolue,  mais  encore  tout  son  éclat  relatif. 
Il  en  est  des  pensées  de  Chamfort  comme  du  dia- 
mant :  laissé  à  l'état  brut,  il  semble  terne;  débar^ 
rassé  de  sa  gangue  et  réuni  à  d'autres,  il  compose 
un  collier  ou  le  rapprochement  d'un  certain  nombre 
de  pierres  semblables  augmente  le  relief  de  chacune 
et  multiplie  leur  éclat  par  le  rayonnement  et  la  ré- 
fraction des  feux  qu'on  n'obtient  que  dans  un  en- 
semble. Grâce  à  l'obligeante  libéralité  de  M.  Feuillet 
de  Conches,  nous  avons  pu  collationner  le  texte  des 


NOTICE  XXXIX 

Pensées  sur  le  manuscrit  original  de  Chamfort  qu'il 
nous  a  communiquéj  en  nous  autorisant^  en  sa  qua- 
lité de  propriétairCj  à  faire  usage  de  toutes  les 
maximes  et  pensées  contenues  dans  le  manuscrit  et 
déjà  publiées,  et  à  en  extraire  les  quelques  pensées  de- 
meurées inédites;  ce  que  nous  avons  fait  sans  nous 
exagérer  l'importance  de  cette  dernière  glane. 

Enfin,  obéissant  en  cela  au  vœu  du  public  et  à  ses 
préférences,  qui  l'ont  emporté  facilement  à  nos  yeux 
sur  les  scrupules  de  Vordre  chronologique,  nous 
avons  donné  les  Œuvres  de  Chamfort,  en  prenant 
pour  règle  de  notre  choix  non  le  jugement  des  con- 
temporains, forcément  superficiel  et  passionné,  mais 
celui  de  la  critique  de  notre  temps.  Nous  avons 
commencé  par  l'œuvre  posthume  de  Chamfort,  celle 
qui  lui  assure  une  place  parmi  nos  moralistes  et  nos 
classiques  de  second  ordre.  Nous  voulons  parler  des 
Maximes,  Pensées,  Portraits^  Caractères^  Anec- 
dotes, Dialogues  philosophiques.  Nous  n'avons 
donné  le  surplus,  choisi  dant  ses  Éloges,  son  Théâ- 
tre, ses  Lettres^  qu'en  deuxième  ligne^  à  titre  de 
documents  complémentaires  sur  son  caractère  et  son 
talent,  de  matériaux  pour  servir  à  l'esquisse  défini- 
tive de  sa  physionomie  littéraire  et  morale. 

M.  de  Lescure. 


LE  SUICIDE  ET  LA  MORT 


DE 


CHAMFORT- 


La  maison  où  ils  furent  conduits  (les  Madelonnettes) 

était  incommode  et  malsaine.  L'auteur  du  Voyage  d'Ana- 
charsis  n'y  resta  que  jusqu'au  lendemain,  comme  si  l'on  se 
fût  contenté  d'avoir  insulté  dans  sa  personne  l'érudition,  la 
philosophie,  la  vertu  et  la  vieillesse.  Chamfort  et  les  deux 
autres  en  furent  aussi  retirés  quelques  jours  après;  mais  il 
y  avait  déjà  beaucoup  souffert;  ses  infirmités  habituelles 
exigeaient  des  soins,  et  souvent  de  la  solitude  :  il  n'avait 
pu  ni  se  soigner  ni  être  seul  un  instant.  Il  conçut  dès  lors 
pour  la  prison  une  horreur  profonde,  et  jura  de  mourir 
plutôt  que  de  s'y  laisser  reconduire.  Il  n'en  était  pas  sorti 
tout  à  fait  libre  ;  on  lui  avait  donné  un  gendarme,  et, 
quoiqu'il  fût  alors  d'usage  de  ruiner  par  ce  moyen  ceux 
qui  préféraient  ce  genre  de  captivité  à  la  réclusion,  l'on 
avait    consenti    à    partager    la    surveillance  d'un   seul  garde 


I,  Extrait  de   la   Notice  de   Ginguené ,  en   tète  de   l'édi 
tion  de   i  795. 


xlij  LE    SUICIDE    ET     LA    MORT 

entre  Chamfort  et  ses  camarades.  Ils  le  payaient  et  le  nour- 
rissaient en  commun  ;  ils  avaient  la  simplicité  de  le  faire 
manger  avec  eux,  et,  dans  ces  dîners  de  détenus,  Chamfort 
parlait  tout  aussi  librement  qu'il  l'eiàt  jamais  fait  au  milieu 
des  sociétés  les  plus  sûres. 

Cela  dura  plus  d'un  mois,  et  pendant  ce  temps  la 
tyrannie  faisait  chaque  jour  des  progrès  sanglants;  chaque 
jour  il  devenait,  pour  un  honnête  homme,  plus  difficile, 
mais  aussi  plus  indifférent  de  vivre.  Un  jour,  à  la  fin  du 
repas,  le  gendarme  dit  crûment  et  sans  préparation  aux 
trois  convives  qu'ils  eussent  à  faire  leurs  paquets,  et  qu'il 
avait  ordre  de  les  ramener  à  l'instant  même  dans  une 
maison  d'arrêt.  Chamfort  crut  que  c'était  aux  Madelon- 
nettes  qu'on  voulait  le  conduire,  et  il  se  souvint  de  son 
serment.  Sous  prétexte  de  faire  ses  préparatifs,  il  se  retire 
dans  son  cabinet,  au  bout  de  la  galerie  où  était  sa  biblio- 
thèque; il  s'y  enferme,  charge  un  pistolet,  veut  le  tirer  sur 
son  front,  se  fracasse  le  haut  du  nez  et  s'enfonce  l'œil  droit. 
Étonné  de  vivre,  et  résolu  de  mourir,  il  saisit  un  rasoir, 
essaye  de  se  couper  la  gorge,  y  revient  à  plusieurs  fois  et  se 
met  en  lambeaux  toutes  les  chairs.  L'impuissance  de  sa 
main  ne  change  rien  aux  dispositions  de  son  âme  ;  il  se 
porte  plusieurs  coups  vers  le  cœur,  et,  commençant  à  dé- 
faillir, il  tâche,  par  un  dernier  effort,  de  se  couper  les  deux 
jarrets  et  de  s'ouvrir  toutes  les  veines.  Enfin,  vaincu  par  la 
douleur,  il  pousse  un  cri  et  se  jette  sur  un  siège,  où  il  reste 
presque  sans  vie.  Le  sang  coulait  à  flots  sous  la  porte.  Sa 
gouvernante  entend  ce  cri,  voit  ce  sang;  elle  appelle,  on 
vient;  elle  frappe  à  coups  redoublés;  on  enfonce  la  porte. 
Le  spectacle  qui  s'offre  aux  yeux  interdit  toute  question. 
Chacun  s'empresse  à  étancher  le  sang  avec  des  mouchoirs, 
des  linges,  des  bandages.  On  transporte  le  mourant  sur  son 
lit.  Des  gens  de  l'art  et  des  officiers  civils  sont  appelés  : 
tandis  que  les  ujis  préparent  l'appareil  nécessaire  à  tant  de 
blessures,  Chamfort,  d'une  voix  ferme,  dicte  aux  autres  une 
déclaration  ainsi  conçue  :  «  Moi,  Sébastien-Roch-Nicolas 
Chamfort,  déclare  avoir  voulu  mourir  en  homme  libre, 
plutôt  que  d'être  reconduit  en    esclave    dans    une    maison 


DE     CHAMFORT  xluj 

d'arrêt;  déclare  que,  si,  par  violence,  on  s'obstinait  à  m'y 
traîner  dans  l'état  où  je  suis,  il  me  reste  assez  de  force  pour 
achever  ce  que  j'ai  commencé.  Je  suis  un  homme  libre; 
jamais  on  ne  me  fera  rentrer  vivant  dans  une  prison.  » 
Il  signa  cette  déclaration  romaine  et,  sans  daigner  s'aperce- 
voir que  la  pièce  voisine  du  cabinet  où  était  son  lit  se 
remplissait  de  gens  envoyés  près  de  lui  par  la  section,  il 
continua  de  s'expliquer  librement  sur  les  motifs  de  l'action 
qu'il  venait  de  commettre. 

Ma  femme,  qu'on  était  venu  avertir,  accourut  chez  lui 
tout  en  larmes  :  «  Ma  chère  amie,  lui  dit-il  dès  qu'il 
l'aperçut,  vous  voyez  à  quoi  sont  réduits  les  patriotes.  Je 
plains  votre  cher  mari,  je  vous  plains.  Pour  moi,  tout  est 
dit;  je  n'ai  à  me  reprocher  que  d'avoir  vécu.  »  J'arrivai 
peu  de  temps  après  :  je  n'oublierai  jamais  ce  spectacle.  Sa 
tête  et  son  col  étaient  enveloppés  de  linges  sanglants;  son 
oreiller,  ses  draps  étaient  aussi  tachés  de  sang.  Le  peu  qu'on 
apercevait  de  son  visage  en  était  encore  couvert.  Il  parlait 
avec  moins  de  violence,  et  commençait  à  sentir  sa  faiblesse. 
Je  restais  debout  près  de  lui,  muet  de  saisissement,  d'ad- 
miration et  de  douleur.  «  Mon  ami,  me  dit-il,  en  me  ser- 
rant la  main,  voilà  comme  on  échappe  à  ces  gens-là.  Ils 
prétendent  que  je  me  suis  manqué,  mais  je  sens  que  la 
balle  est  restée  dans  ma  tête  ;  ils  n'iront  pas  l'y  chercher.  » 
Tout  ce  qu'il  disait  avait  ce  caractère  d'énergie  et  de  sim- 
plicité. Après  un  moment  de  silence,  il  reprit  d'un  air  tout 
à  fait  calme,  et  même  de  ce  ton  ironique  qui  lui  était  assez 
familier  :  «  Que  voulez-vous  !  Voilà  ce  que  c'est  que  d'être 
maladroit  de  la  main  :  on  ne  réussit  à  rien,  pas  même  à  se 
tuer.  »  Alors  il  se  mit  à  me  raconter  comment  il  s'était 
perforé  l'œil  et  le  bas  du  front  au  lieu  de  s'enfoncer  le 
crâne,  puis  charcuité  le  col  au  lieu  de  se  le  couper,  et  ba- 
lafré la  poitrine  sans  parvenir  à  se  percer  le  coeur  :  «  Enfin, 
ajoutait-il,  je  me  suis  souvenu  de  Sénèque,  et  en  l'honneur 
de  Sénèque  j'ai  voulu  m'ouvrir  les  veines;  mais  il  était 
riche,  lui;  il  avait  tout  à  souhait,  un  bain  bien  chaud,  enfin 
toutes  ses  aises.  Mais  je  suis  un  pauvre  diable ,  je  n'ai  rien 
de  tout  cela.  Je  me   suis  fait   un  mal  horrible,  et  me  voilà 


xliv  LE    SUICIDE     ET     LA    MORT 

encore.  Mais  j'ai  la  balle  dans  la  tête,  c'est  là  le  principal. 
Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  voilà  tout.  » 

En  ce  moment  le  gendarme  qui  avait  conduit  ses  cama- 
rades d'infortune  entra  dans  la  pièce  voisine.  Chamfort  re- 
connut sa  voix  et  me  pria  de  l'appeler.  «  Eh  bien  !  lui  dit-il, 
où  les  avez-vous  menés?  —  Au  Luxembourg,  citoyen.  — 
Au  Luxembourg  !  Ah  !  ah  !  je  croyais  qu'il  fallait  retourner 
aux  Madelonnettes,  que  j'ai  en  horreur;  si  j'avais  su  que 
ce  fût  au  Luxembourg,  je  ne  me  serais  peut-être  pas  tué. 
Mais,  au  reste,  j'ai  toujours  eu  raison  de  faire  ce  que  j'ai 
fait.    » 

Cependant  les  officiers  de  la  section,  le  juge  de  paix  et 
les  commissaires  avaient  fini  leurs  opérations,  et  voulaient 
placer  près  du  malade  quatre  sans-culottes  qu'il  fallait 
payer.  Chamfort  leur  dit  qu'il  ne  méritait  pas  tant  d'hon- 
neur, que  deux  seraient  assez  pour  ses  besoins  et  beaucoup 
trop  pour  sa  fortune.  Alors  entra  dans  la  chambre,  au  mi- 
lieu de  tout  le  monde,  un  homme  bizarre,  qui  passe  pour 
être  fort  savant  en  grec,  mais  pour  ignorer  beaucoup 
d'autres  choses,  et  pour  qui,  après  la  mort  funeste  de 
Carra  et  la  démission  de  Chamfort^,  on  avait  rétabli  la 
place  unique  de  bibliothécaire.  Il  avait  appris  cet  accident 
et  venait  s'assurer  du  fait.  «  Mais,  dit-il,  M.  de  Cham- 
fort n'a  donc  pas  lu  mon  discours  contre  le  suicide? 
C'est  un  ouvrage  qui  a  eu  beaucoup  de  succès.  »  Le 
voilà  qui  fait,  sans  qu'on  l'en  prie,  tout  l'extrait  de  son 
discours.  Personne  ne  lui  répondant  un  mot,  il  partit  sans 
s'informer  de  l'état  du  malade,  sans  témoigner  pour  lui  le 
moindre  intérêt.  Les  personnes  qui  étaient  là  se  retirèrent. 
Chamfort  s'était  assoupi.  Je  sortis  en  le  recommandant  aux 
soins  des  deux  gardes  qu'on  lui   avait  laissés,  et  tâchant  de 


I.  A  son  retour  des  Madelonnettes,  Chamfort  crut  apaiser 
ses  persécuteurs  en  donnant  sa  démission.  Sa  place  fut  of- 
ferte à  rhonnête  Ducis,  qui  la  refusa  quoique  pauvre,  parce 
qu'il  trouvait,  avec  raison,  indigne  d'un  homme  de  lettres  de 
l'accepter  en  de  telles  circonstances. 


DE     CHAMFORT  xlv 

donner  à  sa  gouvernante,  qui  avait  presque  perdu  la  tête, 
une  espérance  que  je  n'avais  pas. 

On  n'en  eut  aucune  pendant  plusieurs  jours.  Il  souffrait 
beaucoup  de  ses  plaies,  mais  sans  se  plaindre,  et  soutenait 
toujours  qu'il  n'en  reviendrait  pas.  Les  gardes,  qui  se  te- 
naient sans  cesse  auprès  de  lui,  ne  l'empêchaient  pas  de 
parler  librement.  Un  de  ses  amis  lui  reprochait  avec  ten- 
dresse d'avoir  tenté  de  se  donner  la  mort.  «  Je  pouvais  me 
tuer  en  sûreté,  répondit-il,  je  ne  risquais  pas  du  moins 
d'être  jeté  à  la  voirie  du  Panthéon.  »  C'était  ainsi  qu'il 
l'appelait  depuis  l'apothéose  de  Marat.  Il  demandait  les 
nouvelles,  se  faisait  lire  les  journaux  du  soir;  s'expliquait 
sans  ménagements  sur  les  événements  et  sur  les  séances, 
et  concluait  assez  ordinairement  de  ce  qu'il  venait  d'en- 
tendre qu'il  avait  fort  bien  fait  de  se  tuer.  Mais,  la  crise  de 
la  suppuration  étant  passée,  le  médecin  qui  le  traitait,  ré- 
pondit de  sa  vie.  En  effet,  les  progrès  de  la  guérison  furent 
très  rapides  :  quoique  son  œil  blessé  fût  le  moins  mauvais 
des  deux,  et  qu'il  l'eût  presque  entièrement  perdu,  il  com- 
mença bientôt  à  pouvoir  lire  et  même  à  faire  des  vers.  Il 
s'amusait  à  traduire  des  épigrammes  de  VAnthologie.  J'en 
ai  entendu  plusieurs,  dont  le  tour  était  fort  heureux.  Il  n'y 
en  avait  aucune  dans  ce   que  j'ai  retrouvé  de  ses  papiers. 

Au  bout  d'une  vingtaine  de  jours,  il  fut  en  état  de  se 
lever  et  même  de  sortir.  Il  avait  obtenu  qu'on  lui  retirât 
un  de  ses  gardes;  il  parut  un  soir  chez  moi  avec  l'autre. 
Prévenus  le  matin  de  sa  visite,  nous  avions  réuni  quelques 
amis.  «  Permettez,  dit-il  en  entrant,  que  je  vous  présente 
mon  sans-culotte,  qui  est  beaucoup  moins  sans  culotte  que 
moi  !  »  C'était,  effectivement,  un  grand  homme  assez  bien 
vêtu  et  de  fort  bonne  mine,  ayant  l'air  de  quelque  ancien 
valet  de  chambre  de  grand  seigneur;  mais  n'importe,  il 
était  un  des  sans-culottes  de  la  section  Le  Peletier,  c'est- 
à-dire  un  de  ceux  que  les  chefs  de  la  tyrannie  populaire 
enrôlaient  sous  ce  titre  dans  chaque  section  pour  aller  chez 
ce  qu'ils  appelaient  les  riches  s'établir  à  ne  rien  faire  que  se 
chauffer,  manger,  dormir  et  recevoir  cent  sous  par  jour  : 
corruption  d'un   nouveau   genre  exercée  sur  la  classe  active 

f 


xlvj  LE    SUICIDE    ET     LA     MORT 

du  peuple  par  des  gens  qui  lui  promettent  sans  cesse  tous 
les  biens  de  la  classe  oisive,  commençant  par  lui  en  donner 
tous  les  vices. 

Les  hommes  qui  haïssaient  le  plus  Chamfort,  les  amis  les 
plus  forcenés  du  régime  dont  il  s'était  déclaré  si  ouverte- 
ment l'ennemi,  n'auraient  pu  le  voir  sans  en  être  touchés, 
l'œil  couvert  d'une  bande  noire,  presque  totalement  privé 
de  la  vue,  les  jambes  encore  affaiblies  et  douloureuses, 
proscrit  par  ceux  qui  se  disaient  les  amis  du  peuple,  et  por- 
tant sur  toute  sa  personne  des  traces  de  l'effort  courageux 
mais  inutile  qu'il  avait  fait  pour  leur  échapper.  Son  ton 
était  simple,  sans  jactance  ni  sans  amertume.  Les  tendres 
soins  qu'il  avait  reçus  de  l'amitié  semblaient  avoir  adouci 
l'idée  du  besoin  qu'il  en  avait  eu.  Quelqu'un  lui  exprimait 
le  plaisir  de  le  voir  revenir  à  la  vie.  «  Ce  n'est  point  à  la 
vie,  répondit-il,  que  je  suis  revenu,  c'est  à  mes  amis.  »  Ce 
qui  se  passait  alors  tous  les  jours  n'autorisait  que  trop  cette 
distinction  aussi  juste  que  touchante.  Il  en  était  profondé- 
ment affecté.  Il  disait  au  sensible  Colchen,  qui  le  félicitait 
d'être  échappé  à  ses  propres  coups  :  «  Ah  !  mon  ami  !  les 
horreurs  que  je  vois  me  donnent  à  tout  moment  l'idée  de 
me  recommencer.  » 

Il  n'avait  qu'à  se  louer  de  l'honnête  homme  qu'on  avait 
placé  près  de  lui.  «  Ils  ont  voulu,  disait-il,  me  donner  un 
garde,  et  c'est  un  guide  qu'ils  m'ont  donné.  »  Mais  c'était 
pour  lui  une  charge  très  onéreuse;  il  obtint  enfin  d'en 
être  délivré. 

Ses  forces  commençaient  à  peine  à  revenir  qu'il  s'occupa 
de  quitter  son  logement  de  la  Bibliothèque.  Il  en  était  vi- 
vement pressé  par  son  successeur,  qui,  ayant  déjà  plus  d'ap- 
partements qu'il  n'en  eût  fallu  à  deux  hommes  de  lettres, 
convoitait  encore  celui-là.  Chamfort,  obligé  par  la  perte 
presque  totale  de  ses  moyens  d'existence  et  par  les  frais 
considérables  de  sa  détention  et  de  son  traitement,  à  regar- 
der de  très  près  à  sa  dépense,  prit  un  petit  entresol  composé 
d'une  seule  pièce,  rue  de  Chabanais,  où  il  s'établit,  avec  ce 
qui  lui  restait  de  ses  livres,  seul,  sans  domestique,  et  sim- 
plement servi  par  une    femme  de  ménage.  Il  reprit  peu  à 


DE    CHAMFORT  xlvij 

peu  quelques-unes  de  ses  habitudes  :  la  plus  douce  était 
d'aller  voir  presque  chaque  jour  le  très  petit  nombre  d'amis 
qui  lui  avoient  témoigné  un  intérêt  constant  dans  son  mal- 
heur. Il  prit  la  ferme  résolution  de  renoncer  à  ce  qu'on 
appelle  la  société  et  de  se  concentrer  dans  ce  petit  cercle. 
Il  fit  avec  quelques-uns  d'eux  des  projets  de  travaux  litté- 
raires, et  ce  fut  presque  uniquement  pour  l'occuper  d'une 
manière  utile  que  fut  conçu  le  plan  du  journal  intitulé  la 
Décade  philosophique. 

Il  éprouvait  dans  sa  santé  une  révolution  heureuse.  Il 
lui  était  resté  jusqu'alors  de  fortes  traces  de  ses  anciennes 
infirmités  :  une  humeur  dartreuse  se  jetait  tantôt  sur  ses 
yeux,  tantôt  sur  ses  oreilles;  il  ressentait  souvent  des 
crispations  d'estomac  et  des  douleurs  de  vessie  qui  venaient 
de  la  même  cause,  et  son  teint  était  habituellement  celui 
d'un  malade.  Les  plaies  cruelles  et  nombreuses  qu'il  s'était 
faites  furent  pour  cette  humeur  un  cautère  violent  :  tandis 
qu'il  en  resta  encore  d'ouvertes,  il  se  porta  mieux  et  se  sen- 
tit plus  fort  de  jour  en  jour;  son  teint  devint  net  et  coloré; 
il  prit  même  une  apparence  d'embonpoint.  «  Je  me  trouve, 
disait-il,  plus  vivace  que  jamais.  C'est  bien  dommage  que 
je  ne  me  soucie  plus  de  vivre.  »  Mais  en  fermant  ses  der- 
nières plaies  on  devait  lui  ouvrir  un  cautère;  on  négligea 
cette  précaution,  et  il  ne  tarda  pas  à  s'en  ressentir.  Il  per- 
dit tout  à  coup  l'appétit,  le  sommeil,  l'activité;  bientôt 
l'humeur  se  porta,  comme  il  arrive  toujours,  vers  la  partie 
la  plus  faible  :  il  éprouva  des  douleurs  de  vessie  si  vio- 
lentes que ,  dès  le  premier  jour,  il  fut  hors  d'état  de  mar- 
cher. Le  lendemain,  l'inflammation  et  la  douleur  augmen- 
tèrent prodigieusement.  Ses  amis,  effrayés,  appelèrent  l'habile 
chirurgien  Dessault,  qui  malheureusement,  ne  connaissant 
point  assez  son  tempérament,  se  trompa  sur  la  nature  du 
mal.  Il  le  traita  par  des  topiques  et  des  cataplasmes  émol- 
lients.  Le  gonflement  et  les  souffrances  allaient  toujours 
croissant.  On  se  détermina  enfin  à  une  opération  qui,  faite 
plus  tôt,  l'eijt  peut-être  sauvé.  L'humeur  sortit  en  abondance, 
et  le  malade  se  sentit  soulagé  ;  mais  elle  remonta  dans  la 
nuit  ;   il  eut   un   évanouissement   très   long.    Le    lendemain 


xlviij     LE    SUICIDE    ET    LA    MORT    DE    CHAMFORT 

matin,  une  seconde  crise,  plus  longue  que  la  première, 
épuisa  ses  forces,  et  il  expira  le  24  germinal  de  l'an  II  de 
la  République,  non  pas  sur  un  grabat,  comme  le  dit  alors 
durement  un  journaliste,  mais  dans  le  très  modeste  asile  où 
ses  malheurs  l'avaient  relégué  ;  du  reste,  ne  manquant 
d'aucun  des  objets  ni  des  soins  que  son  état  exigeait  et  en- 
touré jusqu'à  la  fin  de  quelques  fidèles  amis. 

La  tyrannie  dont  il  mourait  victime  était  alors  si  puis- 
sante et  la  terreur  si  générale  que  ce  fut  un  acte  de  cou- 
rage de  l'accompagner  jusqu'à  sa  dernière  demeure.  Un  très 
petit  nombre  d'hommes  furent  jugés  dignes  d'y  être  invités  : 
la  plupart  s'y  rendirent,  et,  malgré  l'usage  plus  barbare  que 
philosophique  qui  privait  les  funérailles  de  tout  appareil, 
cette    triste    cérémonie    ne    fut    ni    sans    honneur    ni    sans 


GiNGUENÉ. 


MAXIMES  ET  PENSEES 


MORALES 


Maximes  générales. 


^^M,|ES  maximes,  les  axiomes,  sont,  ainsi 
>^==^.çoque  les  abrégés,  l'ouvrage  des  gens 
^v^^J^/^ d'esprit,  qui  ont  travaillé,  ce  semble. 


f^^à  l'usage  des  esprits  médiocres  ou  pa- 
resseux. Le  paresseux  s'accommode  d'une  maxime 
qui  le  dispense  de  faire  lui-même  les  observations 
qui  ont  mené  l'auteur  de  la  maxime  au  résultat 
dont  il  fait  part  à  son  lecteur.  Le  paresseux  et 
l'homme  médiocre  se  croient  dispensés  d'aller  au 
delà,  et  donnent  à  la  maxime  une  généralité  que 
l'auteur,  à  moins  qu'il  ne  soit  lui-même  médiocre, 
ce  qui  arrive  quelquefois,  n'a  pas  prétendu  lui 
Chamfort.   I.  i 


2  MAXIMES     ET    PENSEES 

donner.  L'homme  supérieur  saisit  tout  d'un  coup 
les  ressemblances,  les  différences,  qui  font  que  la 
maxime  est  plus  ou  moins  applicable  à  tel  ou  tel 
cas,  ou  ne  l'est  pas  du  tout.  Il  en  est  de  cela 
comme  de  l'histoire  naturelle,  où  le  désir  de  sim- 
plifier a  imaginé  les  classes  et  les  divisions.  Il  a 
fallu  avoir  de  l'esprit  pour  les  faire,  car  il  a  fallu 
rapprocher  et  observer  des  rapports;  mais  le  grand 
naturaliste,  l'homme  de  génie,  voit  que  la  nature 
prodigue  des  êtres  individuellement  différens,  et 
voit  l'insuffisance  des  divisions  et  des  classes,  qui 
sont  d'un  si  grand  usage  aux  esprits  médiocres  ou 
paresseux.  On  peut  les  associer  :  c'est  souvent  la 
même  chose,  c'est  souvent  la  cause  et  l'effet. 

Les  maximes  générales  sont  dans  la  conduite  de 
la  vie  ce  que  les  routines  sont  dans  les  arts. 

Il  y  a  deux  classes  de  moralistes  et  de  politi- 
ques :  ceux  qui  n'ont  vu  la  nature  humaine  que 
du  côté  odieux  ou  ridicule,  et  c'est  le  plus  grand 
nombre,  Lucien,  Montaigne,  La  Bruyère,  La  Ro- 
chefoucauld, Swift,  Mandeville,  Helvétius,  etc.; 
ceux  qui  ne  l'ont  vue  que  du  beau  côté  et  dans 
ses  perfections  :  tels  sont  Shaftesbury  et  quel- 
ques autres.  Les  premiers  ne  connoissent  pas  le 
palais  dont  ils  n'ont  vu  que  les  latrines;  les  seconds 
sont  des  enthousiastes  qui  détournent  leurs  yeux 


MORALES  3 

loin  de  ce  qui  les  offense  et  qui  n'en   existe  pas 
moins.  Est  in  medio  verum. 

Veut-on  avoir  une  preuve  de  la  parfaite  inutilité 
de  tous  les  livres  de  morale,  de  sermons,  etc.?  Il 
n'y  a  qu'à  jeter  les  jeux  sur  le  préjugé  de  la  no- 
blesse héréditaire.  Y  a-t-il  un  travers  contre  lequel 
les  philosophes,  les  orateurs,  les  poètes,  aient 
lancé  plus  de  traits  satiriques,  qui  ait  plus  exercé 
les  esprits  de  toute  espèce,  qui  ait  fait  naître  plus 
de  sarcasmes  ?  Cela  a-t-il  fait  tomber  les  présenta- 
tions, la  fantaisie  de  monter  dans  les  carrosses? 
cela  a-t-il  fait  supprimer  la  place  de  Chérin  ? 

La  plupart  des  faiseurs  de  recueils  de  vers  ou 
de  bons  mots  ressemblent  à  ceux  qui  mangent  des 
cerises  ou  des  huîtres,  choisissant  d'abord  les 
meilleures,  et  finissant  par  tout  manger. 

C'est  une  belle  allégorie,  dans  la  Bible,  que  cet 
arbre  de  la  science  du  bien  et  du  mal  qui  produit 
la  mort.  Cet  emblème  ne  veut-il  pas  dire  que, 
lorsqu'on  a  pénétré  le  fond  des  choses,  la  perte 
des  illusions  amène  la  mort  de  l'âme,  c'est-à-dire 
un  désintéressement  complet  sur  tout  ce  qui  tou- 
che et  occupe  les  autres  hommes? 

Dans  les   choses,  tout   est  affaires  mêlées;  dans 


4  MAXIMES     ET     PENSEES 

les  hommes,  tout  est  pièces  de  rapport.  Au  moral  et 
au  physique,  tout  est  mixte  :  rien  n'est  un,  rien 
n'est  pur. 

Il  y  a  certains  défauts  qui  préservent  de  quel- 
ques vices  épidémiques,  comme  on  voit,  dans  un 
temps  de  peste,  les  malades  de  fièvre  quarte  échap- 
per à  la  contagion. 

Les  méchans  font  quelquefois  de  bonnes  actions. 
On  diroit  qu'ils  veulent  voir  s'il  est  vrai  que  cela 
fasse  autant  de  plaisir  que  le  prétendent  les  hon- 
nêtes gens. 

Le  monde  physique  paroît  l'ouvrage  d'un  être 
puissant  et  bon,  qui  a  été  obligé  d'abandonner  à 
un  être  malfaisant  l'exécution  d'une  partie  de  son 
plan;  mais  le  monde  moral  paroît  être  le  produit 
des  caprices  d'un  diable  devenu  fou. 

Ceux  qui  ne  donnent  que  leur  parole  pour  ga- 
rant d'une  assertion  qui  reçoit  sa  force  de  ses 
preuves  ressemblent  à  cet  homme  qui  disoit  :  «  J'ai 
l'honneur  de  vous  assurer  que  la  terre  tourne  au- 
tour du  soleil.  » 

Dans  les  grandes  choses,  les  hommes  se  mon- 


MORALES 


5 


tient  comme  il  leur  convient  de  se  montrer;  dans 
les  petites,  ils  se  montrent  comme  ils  sont. 

Dans  l'ordre  naturel  comme  dans  l'ordre  social, 
il  ne  faut  pas  vouloir  être  plus  qu'on  ne  peut. 

La  sottise  ne  seroit  pas  tout  à  fait  la  sottise  si 
elle  ne  craignoit  pas  l'esprit.  Le  vice  ne  seroit  jias 
tout  à  fait  le  vice  s'il  ne  haïssoit  pas  la  vertu. 

La  pensée  console  de  tout  et  remédie  à  tout.  Si 
quelquefois  elle  vous  fait  du  mal,  demandez-lui 
le  remède  du  mal  qu'elle  vous  a  fait,  et  elle  vous 
le  donnera. 

L'âme,  lorsqu'elle  est  malade,  fait  précisément 
comme  le  corps  :  elle  se  tourmente  et  s'agite  en 
tous  sens,  mais  finit  par  trouver  un  peu  de  calme; 
elle  s'arrête  enfin  sur  le  genre  de  sentimens  et 
d'idées  le  plus  nécessaire  à  son  repos. 

Il  y  a  des  hommes  à  qui  les  illusions  sur  les 
choses  qui  les  intéressent  sont  aussi  nécessaires  que 
la  vie.  Quelquefois  cependant  ils  ont  des  aperçus 
qui  feroient  croire  qu'ils  sont  près  de  la  vérité  ; 
mais  ils  s'en  éloignent  bien  vite,  et  ressemblent  aux 
enfans  qui  courent  après  un  masque  et  qui  s'en- 
fuient si  le  masque  vient  à  se  retourner. 


b  MAXIMES     ET     PENSEES     MORALES 

Vivre  est  une  maladie  dont  le  sommeil  nous 
soulage  toutes  les  seize  heures;  c'est  un  palliatif  ; 
la  mort  est  le  remède. 

Amour,  folie  aimable;  ambition,  sottise  sé- 
rieuse. 


Allé  go 


ne. 


'est  une  jolie  allégorie  que  celle  qui 
représente  Minerve,  la  déesse  de  la 
sagesse,  rejetant  la  flûte  quand  elle 
s'aperçoit  que  cet  instrument  ne   lui 


sied  pas 


*  C'est  une  jolie  allégorie  que  celle  qui  fait  sor- 
tir les  songes  vrais  par  la  porte  de  corne,  et  les 
songes  faux,  c'est-à-dire  les  illusions  agréables,  par 
la  porte  d'ivoire. 

Ambition. 

L'ambition  prend  aux  petites  âmes  plus  facilement 
qu'aux  grandes,  comm3  le  feu  prend  plus  aisément 
à  la  paille,  aux  chaumières,  qu'aux  palais. 

L'ambitieux  qui  a  manqué  son  objet  et  qui  vit 
dans  le  désespoir  me  rappelle  Ixionmis  sur  la  roue 
pour  avoir  embrassé  un  nuage. 


I .   L'astérisque  joint    aux  pensées   indique  qu'elles  sonî 
inédites. 


5  MAXIMES     ET    PENSEES 

Amitié. 

L'amitié  extrême  et  délicate  est  souvent  blessée 
du  repli  d'une  rose. 

Dans  de  certaines  amitiés  passionnées,  on  a  le 
bonheur  des  passions,  et  l'aveu  de  la  raison  par- 
dessus le  marché. 

Celui  qui  déguise  la  tyrannie,  la  protection  ou 
même  les  bienfaits  sous  l'air  et  le  nom  de  l'amitié, 
me  rappelle  ce  prêtre  scélérat  qui  empoisonnoit 
dans  une  hostie. 

Les  nouveaux  amis  que  nous  faisons  après  un 
certain  âge,  et  par  lesquels  nous  cherchons  à  rem- 
place.r  ceux  que  nous  avons  perdus,  sont  à  nos  an- 
ciens amis  ce  que  les  yeux  de  verre,  les  dents 
postiches  et  les  jambes  de  bois  sont  aux  véritables 
yeux,  aux  dents  naturelles  et  aux  jambes  de  chair 
et  d'os. 

Il  n'y  a  que  l'amitié  entière  qui  développe  toutes 
les  quahtés  de  l'âme  et  de  l'esprit  de  certaines 
personnes.  La  société  ordinaire  ne  leur  laisse  dé- 
ployer que  quelques  agrémens.  Ce  sont  de  beaux 
fruits  qui  n'arrivent  à  leur  maturité  qu'au  soleil,  et 


MORALES  9 

qui   dans    la  serre  chaude  n'eussent   produit   que 
quelques  feuilles  agréables  et  inutiles 

Je  conserve  pour  M,  de  la  B...  le  sentiment 
qu'un  honnête  homme  éprouve  en  passant  devant 
le  tombeau  d'un  ami. 

L'amitié  délicate  et  vraie  ne  souffre  l'alliage 
d'aucun  autre  sentiment.  Je  regarde  comme  un 
grand  bonheur  que  l'amitié  fût  déjà  parfaite  entre 
M...  et  moi  avant  que  j'eusse  occasion  de  lui 
rendre  le  service  que  je  lui  ai  rendu  et  que  je  pou- 
vois  seul  lui  rendre.  Si  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  moi 
avoit  pu  être  suspect  d'avoir  été  dicté  par  l'intérêt 
de  me  trouver  tel  qu'il  m'a  trouvé  dans  cette  cir- 
constance, s'il  eût  été  possible  qu'il  la  prévît,  le 
bonheur  de  ma  vie  étoit  empoisonné  pour  jamais. 

Lorsque  mon  cœur  a  besoin  d'attendrissement, 
je  me  rappelle  la  perte  des  amis  que  je  n'ai  plus, 
des  femmes  que  la  mort  m'a  ravies;  j'habite  leur 
cercueil,  j'envoie  mon  âme  errer  autour  des  leurs. 
Hélas!  je  possède  trois  tombeaux! 

On  partage  avec  plaisir  l'amitié  de  ses  amis 
pour  des  personnes  auxquelles  on  s'intéresse  peu 
soi-même;  mais  la  haine,  même  celle  qui  est  la 
plus  juste,  a  de  la  peine  à  se  faire  respecter. 


lO  MAXIMES     ET     PENSEES 

Il  y  a  peu  de  vices  qui  empêchent  un  homme 
d'avoir  beaucoup  d'amis  autant  que  peuvent  le 
faire  de  trop  grandes  qualités. 

Lorsque  Montaigne  a  dit,  à  propos  de  la  gran- 
deur :  «  Puisque  nous  ne  pouvons  y  atteindre, 
Vengeons-nous  à  en  médire  »,  il  a  dit  une  chose 
plaisante,  souvent  vraie,  mais  scandaleuse,  et  qui 
donne  des  armes  aux  sots  que  la  fortune  a  favo- 
nsés.  Souvent  c'est  par  petitesse  qu'on  hait  l'égalité 
des  conditions  ;  mais  un  vrai  sage  et  un  honnête 
homme  pourroient  la  haïr  comme  la  barrière  qui 
sépare  des  âmes  faites  pour  se  rapprocher.  Il  est 
peu  d'hommes  d'un  caractère  distingué  qui  ne  se 
soient  refusés  aux  sentimens  que  leur  inspiroit  tel 
ou  tel  homme  d'un  rang  supérieur,  qui  n'aient 
repoussé,  en  s'affligeant  eux-mêmes,  telle  ou  telle 
amitié  qui  pouvoit  être  pour  eux  une  source  de 
douceurs  et  de  consolations.  Chacun  d'eux,  au  lieu 
de  répéter  le  mot  de  Montaigne,  peut  dire  :  a  Je 
hais  la  grandeur  qui  m'a  fait  fuir  ce  que  j'aimois, 
ou  ce  que  j'aurois  aimé.  » 

La  plupart  des  liaisons  de  société,  la  cama- 
raderie, etc.,  tout  cela  est  à  l'amitié  ce  que  le 
sigisbéisme  est  à  l'amour. 

Le  rôle  de  l'homme  prévoyant  est  assez  triste. 


MORALES  II 

Il  afflige  ses  amis  en  leur  annonçant  les  malheurs 
auxquels  les  expose  leur  imprudence.  On  ne  le 
croit  pas,  et,  quand  ces  malheurs  sont  arrivés,  ces 
mêmes  amis  lui  savent  mauvais  gré  du  mal  qu'il  a 
prédit,  et  leur  amour-propre  baisse  les  yeux  devanf 
l'ami  qui  devoit  être  leur  consolateur,  et  qu'ils  au- 
roient  choisi  s'ils  n'étoient  pas  humiliés  en  sa  pré- 
sence. 

La  plupart  des  amitiés  sont  hérissées  de  si  et  de 
mais,  et  aboutissent  à  de  simples  liaisons,  qui  sub- 
sistent à  force  de  sous-entendus. 

*  Un  homme  d'esprit  disoit  de  M...,  son  ancien 
ami,  qui  étoit  revenu  à  lui  dans  la  prospérité  :  «  Non- 
seulement  il  veut  que  ses  amis  soient  heureux,  mais 
il  l'exige.  » 

Peut-être  faut-il  avoir  senti  l'amour  pour  bien 
connoître  l'amitié. 

Amour. 

Quand  un  homme  et  une  femme  ont  l'un  pour 
l'autre  une  passion  violente,  il  me  semble  toujours 
que,  quels  que  soient  les  obstacles  qui  les  séparent, 
un  mari,  des  parens,  etc.,  les  deux  amans  sont 
l'un   à   l'autre   de  par  la   nature;   qu'ils    s'appar- 


12  MAXIMES     ET     PENSEES 

tiennent  de  droit  divin^  malgré  les  lois  et  les  con- 
ventions humaines. 

Otez  l'amour-propre  de  l'amour,  il  en  reste  trop 
peu  de  chose.  Une  fois  purgé  de  vanité,  c'est  un 
convalescent  affoibli  qui  peut  à  peine  se  traîner. 

L'amour,  tel  qu'il  existe  dans  la  société,  n'est 
que  l'échange  de  deux  fantaisies  et  le  contact  de 
deux  épidermes. 

On  vous  dit  quelquefois,  pour  vous  engager  à 
aller  chez  telle  ou  telle  femme  :  Elle  est  très-aima- 
ble. Mais  si  je  ne  veux  pas  l'aimer?  Il  vaudroit 
mieux  dire  :  Elle  est  très-aimante,  parce  qu'il  y  a 
plus  de  gens  qui  veulent  être  aimés  que  de  gens 
qui  veulent  aimer  eux-mêmes. 

On  dit,  en  politique,  que  les  sages  ne  font  point 
de  conquêtes;  cela  peut  s'appliquer  aussi  à  la 
galanterie. 

Une  femme  d'esprit  m'a  dit  un  jour  un  mot  qui 
pourroit  bien  être  le  secret  de  son  sexe  :  c'est  que 
toute  femme,  en  prenant  un  amant,  tient  plus  de 
compte  de  la  manière  dont  les  autres  femmes 
voient  cet  homme  que  de  la  manière  dont  elle  le 
voit  elle-même. 


MORALES  l3 

C'est  par  notre  amour-propre  que  l'amour  nous 
séduit.  Eh!  comment  résister  à  un  sentiment  qui 
embellit  à  nos  yeux  ce  que  nous  avons,  nous  rend 
ce  que  nous  avons  perdu  et  nous  donne  ce  que 
nous  n'avons  pas  ? 

Il  j  a  des  redites  pour  l'oreille  et  pour  l'esprit, 
il  n'y  en  a  point  pour  le  cœur. 

Il  semble  que  l'amour  ne  cherche  pas  les  perfec- 
tions réelles  :  on  diroit  qu'il  les  craint.  Il  n'aime 
que  celles  qu'il  crée,  qu'il  suppose  :  il  ressemble  à 
ces  rois  qui  ne  reconnoissent  de  grandeur  que 
celles  qu'ils  ont  faites 

L'amant  trop  aimé  de  sa  maîtresse  semble 
l'aimer  moins,  et  vice  versa.  En  seroit-il  des  senti- 
mens  du  cœur  comme  des  bienfaits?  Qiiand  on 
n'espère  plus  pouvoir  les  payer,  on  tombe  dans 
l'ingratitude. 

En  amour,  tout  est  vrai,  tout  est  faux,  et  c'est 
la  seule  chose  sur  laquelle  on  ne  puisse  pas  dire 
une  absurdité. 

Un  homme  amoureux  qui  plaint  l'homme  raison- 
nable me  paroît  ressembler  à  un   homme  qui   lit 


14  MAXIMES     ET     PENSEES 

des  contes  de  fées,  et  qui    raille    ceux   qui  lisent 
l'histoire. 

L'amour  est  un  sentiment  qui,  pour  paroître 
honnête,  a  besoin  de  n'être  composé  que  de  lui- 
même,  de  ne  vivre  et  de  ne  subsister  que  par  lui. 

Toutes  les  fois  que  je  vois  de  l'engouement 
dans  une  femme,  ou  même  dans  un  homme,  je 
commence  à  me  défier  de  sa  sensibilité.  Cette  règle 
ne  m'a  jamais  trompé. 

En  fait  de  sentimens,  ce  qui  peut  être  évalué 
n'a  pas  de  valeur. 

L'amour  est  comme  les  maladies  épidémiques  : 
plus  on  les  craint,  plus  on  y  est  exposé. 

Un  homme  amoureux  est  un  homme  qui  veut 
être  plus  aimable  qu'il  ne  peut;  et  voilà  pourquoi 
presque  tous  les  amoureux  sont  ridicules. 

L'amour  est  un  commerce  orageux,  qui  finit 
toujours  par  une  banqueroute,  et  c'est  la  personne 
à  qui  l'on  fait  banqueroute  qui  est  déshonorée. 

J'ai  vu,  dans  le  monde,  quelques  hommes  et 
quelques  femmes  qui  ne  demandent  pas  l'échange 


MORALES  iS 

du  sentiment  contre  le  sentiment,  mais  du  procédé 
contre  le  procédé,  et  qui  abandonneroient  ce  der- 
nier marché  s'il  pouvoit  conduire  à  l'autre. 

Un  amant  de  la  duchesse  d'Olonne,  la  voyant 
faire  des  coquetteries  à  son  mari,  sortit  en  disant  : 
«  Parbleu!  il  faut  être  bien  coquine;  celui-là  est 
trop  fort.  » 

M.  le  dauphin  père  du  roi  (Louis  XVI)  aimoit 
passionnément  sa  première  femme,  qui  étoit  rousse 
et  qui  avoit  le  désagrément  attaché  à  cette  couleur. 
Il  fut  longtemps  sans  aimer  la  seconde  dauphine, 
et  en  donnoit  pour  raison  qu'elle  ne  sentoit  pas  la 
femme.  Il  croyoit  que  cette  odeur  étoit  celle  du 
sexe. 


M.  de***,  amoureux  passionné,  après  avoir  vécu 
plusieurs  années  dans  l'indifférence,  disoit  à  ses 
amis,  qui  le  plaisantoient  sur  sa  vieillesse  préma- 
turée :  «  Vous  prenez  mal  votre  temps  :  j'étois 
bien  vieux  il  y  a  quelques  années,  mais  je  suis  bien 
jeune  à  présent.  » 

*  Un  homme,  attaquant  une  femme  sans  être 
prêt,  lui  dit  :  «  Madame,  s'il  vous  étoit  égal 
d'avoir  encore  un  quart  d'heure  de  vertu?  » 


l6  MAXIMES     ET    PENSEES 

*  L'amour,  dit  Plutarque,  fait  taire  les  autres 
passions  :  c'est  le  dictateur  devant  qui  tous  les  au- 
tres pouvoirs  s'évanouissent. 

*  M...,  entendant  prêcher  contre  l'amour  moral, 
à  cause  des  mauvais  effets  de  l'imagination,  disoit  : 
((  Pour  moi,  je  ne  le  crains  pas.  Quand  une  femme 
me  convient  et  qu'elle  me  rend  heureux,  je  me 
livre  aux  sentimens  qu'elle  m'inspire,  me  réservant 
de  n'être  pas  sa  dupe  si  elle  ne  me  convient.  Mon 
imagination  est  le  tapissier  que  j'envoie  meubler 
mon  appartement  quand  je  vois  que  j'y  serai  bien 
logé;  sinon,  je  ne  lui  donne  aucun  ordr-e,  et  voilà 
les  frais  d'un  mémoire  épargnés.  » 

*  M.  de  L...  m'a  dit  qu'au  moment  où  il  apprit 
l'infidéHté  de  M"^^  de  B...,  il  sentit  au  milieu  de 
son  chagrin  qu'il  n'aimeroit  plus,  et  sentit  que  l'a- 
mour disparoissoit  pour  jamais,  comme  un  homme 
qui,  dans  un  champ,  entend  le  bruit  d'une  perdrix 
qui  lève  et  qui  s'envole. 

*  Vous  vous  étonnez  que  M.  de  L...  voie 
M"^  de  D...?  Mais,  Monsieur,  M.  de  L...  est 
amoureux,  je  crois,  de  M"^^  de  D..,,  et  vous  savez 
qu'une  femme  a  souvent  été  la  nuance  intermédiaire 
qui  associe  plutôt  qu'elle  n'assortit  deux  couleurs 
tranchantes  et  opposées. 


MORALES  ly 

Bienfaisance ,  Bienfait,  Bienfaiteur. 

On  dit  communément  qu'on  s'attache  par  ses 
bienfaits.  C'est  une  bonté  de  la  nature.  Il  est  juste 
que  la  récompense  de  bien  faire  soit  d'aimer. 

Un  bienfaiteur  délicat  doit  songer  qu'il  y  a  dans 
le  bienfait  une  partie  matérielle  dont  il  faut  dérober 
l'idée  à  celui  qui  est  l'objet  de  sa  bienfaisance.  Il 
faut,  pour  ainsi  dire,  que  cette  idée  se  perde  et 
s'enveloppe  dans  le  sentiment  qui  a  produit  le 
bienfait,  comme,  entre  deux  amans,  l'idée  de  la 
jouissance  s'enveloppe  et  s'ennoblit  dans  le  charme 
^e  l'amour  qui  l'a  fait  naître. 

Le  sentiment  qu'on  a  pour  la  plupart  des  bien- 
faiteurs ressemble  à  la  reconnoissance  qu'on  a  pour 
les  arracheurs  de  dents.  On  se  dit  qu'ils  vous  ont 
fait  du  bien,  qu'ils  vous  ont  délivré  d'un  mal;  mais 
on  se  rappelle  la  douleur  qu'ils  ont  causée,  et  on 
ne  les  aime  guère  avec  tendresse. 

Tout  bienfait  qui  n'est  pas  cher  au  cœur  est 
odieux.  C'est  une  relique,  ou  un  os  de  mort  :  il 
faut  l'enchâsser  ou  le  fouler  aux  pieds. 

La  plupart  des  bienfaiteurs  qui  prétendent  être 

Chamfort.   I.  3 


l8  MAXIMES     ET    PENSEES 

cachés,  après  vous  avoir  fait  du  bien  s'enfuient 
comme  la  Galatée  de  Virgile  :  et  se  cupit  ante 
viderL 

Il  y  a  peu  de  bienfaiteurs  qui  ne  disent  comme 
Satan  :  Si  cadens  adoraveris  me. 

Quand  j'ai  fait  quelque  bien  et  qu'on  vient  à  le 
savoir,  je  me  crois  puni  au  lieu  de  me  croire 
récompensé. 

La  plupart  des  bienfaiteurs  ressemblent  à  ces 
généraux  maladroits  qui  prennent  la  ville  et  qui  lais- 
sent la  citadelle. 

Il  y  a  une  sorte  de  reconnoissance  basse. 

*  On  a  comparé  les  bienfaiteurs  maladroits  à  la 
chèvre  qui  se  laisse  traire  et  qui,  par  étourderie, 
renverse  d'un  coup  de  pied  la  jatte  qu'elle  a  remplie 
de  son  lait. 


Bonheur. 

Il  faudroit  pouvoir  unir  les  contraires  :  l'amour 
de  la  vertu  avec  l'indifférence  pour  l'opinion  publi- 
que, le  goût  du  travail  avec  l'indifférence  pour  la 


MORALES  I^ 

gloire,   et  le  soin   de  sa  santé   avec  l'indifférence 
pour  la  vie. 

Il  y  a  deux  choses  auxquelles  il  faut  se  faire, 
sous  peine  de  trouver  la  vie  insupportable  :  ce  sont 
les  injures  du  temps  et  les  injustices  des  hommes. 

Robinson  dans  son  île,  privé  de  tout  et  forcé 
aux  plus  pénibles  travaux  pour  assurer  sa  subsis- 
tance journalière,  supporte  la  vie,  et  même  goûte, 
de  son  aveu,  plusieurs  momens  de  bonheur.  Sup- 
posez qu'il  soit  dans  une  île  enchantée,  pourvu 
de  tout  ce  qui  est  agréable  à  la  vie,  peut-être  le 
désœuvrement  lui  eût-il  rendu  l'existence  insup- 
portable. 

On  est  heureux  ou  malheureux  par  une  foule  de 
choses  qui  ne  paroissent  pas,  qu'on  ne  dit  point  et 
qu'on  ne  peut  dire. 

Le  plaisir  peut  s'appuyer  sur  l'illusion,  mais  le 
bonheur  repose  sur  la  vérité.  Il  n'y  a  qu'elle  qui 
puisse  nous  donner  celui  dont  la  nature  humaine 
est  susceptible.  L'homme  heureux  par  l'illusion  a 
sa  fortune  en  agiotage;  l'homme  heureux  par  la 
vérité  a  sa  fortune  en  fonds  de  terre  et  en  bonnes 
constitutions. 


20  MAXIMES     ET     PENSEES 

Quand  on  soutient  que  les  gens  les  moins  sen- 
sibles sont,  à  tout  prendre,  les  plus  heureux,  je  me 
rappelle  le  proverbe  indien  :  «  Il  vaut  mieux  être 
assis  que  debout,  être  couché  qu'assis;  mais  il 
vaut  mieux  être  mort  que  tout  cela.  » 

Celui  qui  veut  trop  faire  dépendre  son  bonheur 
de  sa  raison,  qui  le  soumet  à  l'examen,  qui  chi- 
cane, pour  ainsi  dire,  ses  jouissances,  et  n'admet 
que  des  plaisirs  délicats,  finit  par  n'en  plus  avoir. 
C'est  un  homme  qui,  à  force  de  faire  carder  son 
matelas,  le  voit  diminuer,  et  finit  par  coucher  sur  la 
dure. 

Le  temps  diminue  chez  nous  l'intensité  des 
plaisirs  absolus,  comme  parlent  les  métaphysiciens; 
mais  il  paroît  qu'il  accroît  les  plaisirs  relatifs,  et 
je  soupçonne  que  c'est  l'artifice  par  lequel  la  na- 
ture a  su  lier  les  hommes  à  la  vie  après  la  perte 
des  objets  ou  des  plaisirs  qui  la  rendoient  le  plus 
agréable. 

Quand  on  a  été  bien  tourmenté,  bien  fatigué 
par  sa  propre  sensibilité,  on  s'aperçoit  qu'il  faut 
vivre  au  jour  le  jour,  oublier  beaucoup,  enfin 
éponger  la  vie  à  mesure  qu'elle  s'écoule. 

Les  prétentions  sont  une  source  de   peines,  et 


MORALES  21 

l'époque  du  bonheur  de  la  vie  commence  au  mo- 
ment où  elles  finissent.  Une  femme  est-elle  encore 
jolie  au  moment  où  sa  beauté  baisse,  les  prétentions 
la  rendent  ou  ridicule  ou  malheureuse  :  dix  ans 
après,  plus  laide  et  vieille,  elle  est  calme  et  tran- 
quille. Un  homme  est  dans  l'âge  où  l'on  peut 
réussir  ou  ne  pas  réussir  auprès  des  femmes,  il 
s'expose  à  des  inconvéniens  et  même  à  des  af- 
fronts; il  devient  nul,  dès  lors  plus  d'incertitude, 
et  il  est  tranquille.  En  tout,  le  mal  vient  de  ce  que 
les  idées  ne  sont  pas  fixes  et  arrêtées  :  il  vaut 
mieux  être  moins  et  être  ce  qu'on  est  incontesta- 
blement. L'état  des  ducs  et  pairs,  bien  constaté, 
vaut  mieux  que  celui  des  princes  étrangers,  qui 
ont  à  lutter  sans  cesse  pour  la  prééminence.  Si 
Chapelain  eût  pris  le  parti  que  lui  conseilloit  Boi- 
leau  par  le  fameux  hémistiche  :  Que  n'écrit-il  en 
prose?  il  se  fût  épargné  bien  des  tourmens,  et  se 
fût  peut-être  fait  un  nom  autrement  que  par  le 
ridicule. 

Il  en  est  du  bonheur  comme  des  montres  : 
les  moins  compliquées  sont  celles  qui  se  dérangent 
le  moins.  La  montre  à  répétition  est  plus  sujette 
aux  variations;  si  elle  marque  de  plus  les  secondes, 
nouvelle  cause  d'inégalité;  puis  celle  qui  marque 
le  jour  de  la  semaine  et  le  mois  de  l'année,  tou- 
jours plus  prête  à  se  détraquer. 


22  MAXIMES     ET     PENSEES 

«  Le  bonheur,  disoit  M...,  n'est  pas  chose  aisée: 
il  est  très-difficile  de  le  trouver  en  nous,  et  impos- 
sible de  le  trouver  ailleurs.  » 

Tout  est  également  vain  dans  les  hommes, 
leurs  joies  et  leurs  chagrins;  mais  il  vaut  mieux  que 
la  bulle  de  savon  soit  d'or  ou  d'azur  que  noire 
ou  grisâtre. 

'^  Son  imagination  fait  naître  une  illusion  au 
moment  où  il  vient  d'en  perdre  une,  semblable  à 
ces  rosiers  qui  produisent  des  roses  dans  toutes  les 
saisons. 

Bonté. 

Un  homme  sans  élévation  ne  sauroit  avoir  de 
bonté;  il  ne  peut  avoir  que  de  la  bonhomie. 

Calomnie. 

Un  homme  sage  en  même  temps  qu'honnête  se 
doit  à  lui-même  de  joindre  à  la  pureté  qui  satisfait 
sa  conscience  la  prudence  qui  devine  et  prévient 
la  calomnie. 

La  calomnie  est  comme  la  guêpe  qui  vous  im- 
portune, et  contre  laquelle  il  ne  faut  faire  aucun 


MORALES  23 

mouvement,  à  moins  qu'on  ne  soit  sûr  de  la  tuer, 
sans  quoi  elle  revient  à  la  charge  plus  furieuse  que 
jamais. 

Caractère. 

Quiconque  n'a  pas  de  caractère  n'est  pas  un 
homme  :  c'est  une  chose. 

On  a  trouvé  le  Moi!  de  Médée  sublime;  mais 
celui  qui  ne  peut  pas  le  dire  dans  tous  les  accidens 
de  la  vie  est  bien  peu  de  chose,  ou  plutôt  n'est 
rien. 

Quand  un  homme  s'est  élevé,  par  son  caractère, 
au  point  de  mériter  qu'on  devine  quelle  sera  sa 
conduite  dans  toutes  les  occasions  qui  intéressent 
l'honnêteté,  non-seulement  les  fripons,  mais  les 
demi-honnêtes  gens,  le  décrient  et  l'évitent  avec 
soin.  Il  y  a  plus,  les  gens  honnêtes,  persuadés  que 
par  un  effet  de  ses  principes  ils  le  trouveront  dans 
les  rencontres  où  ils  auront  besoin  de  lui,  se  per- 
mettent de  le  négliger,  pour  s'assurer  de  ceux  sur 
lesquels  ils  ont  des  doutes. 

Un  acte  de  vertu,  un  sacrifice  ou  de  ses  intérêts 
ou  de  soi-même,  est  le  besoin  d'une  âme  noble  : 
l'amour-propre  d'un  cœur  généreux  est  en  quel- 
que sorte  l'égoïsme  d'un  grand  caractère. 


24  MAXIMES     ET    PENSEES 

Il  y  a,  on  ne  peut  le  nier,  quelques  grands  carac- 
tères dans  l'histoire  moderne,  et  on  ne  peut  com- 
prendre comment  ils  se  sont  formés  :  ils  y  semblent 
comme  déplacés;  ils  y  sont  comme  des  cariatides 
dans  un  entre-sol. 

Un  homme  d'esprit  est  perdu  s'il  ne  joint  pas  à 
l'esprit  l'énergie  de  caractère  :  quand  on  a  la  lan- 
terne de  Diogène,  il  faut  avoir  son  bâton. 

Il  faut  savoir  faire  les  folies  que  nous  demande 
notre  caractère. 

On  anéantit  son  propre  caractère  dans  la  crainte 
d'attirer  les  regards  et  l'attention,  et  on  se  préci- 
pite dans  la  nullité  pour  échapper  au  danger  d'être 
peint. 

Il  y  a  quelquefois  entre  deux  hommes  de  fausses 
ressemblances  de  caractère  qui  les  rapprochent  et 
qui  les  unissent  pour  quelque  temps  ;  mais  la  mé- 
prise cesse  par  degrés,  et  ils  sont  tout  étonnés  de 
se  trouver  très-écartés  l'un  de  l'autre,  et  repoussés 
en  quelque  sorte  par  tous  leurs  points  de  contact. 

Tel  homme  a  été  craint  pour  ses  talens,  haï 
pour  ses  vertus,  et  n'a  rassuré  que  par  son  carac- 
tère. Mais  combien  de  temps  s'est  passé  avant  que 
justice  se  fît  ! 


MORALES  25 

Les  gens  foibles  sont  les  troupes  légères  de  l'ar- 
mée des  méchans.  Ils  font  plus  de  mal  que  l'armée 
même  :  ils  infestent  et  ils  ravagent. 

Il  n'est  pas  rare  de  voir  des  âmes  foibles  qui, 
par  la  fréquentation  avec  des  âmes  d'une  trempe 
plus  vigoureuse,  veulent  s'élever  au-dessus  de  leur 
caractère.  Cela  produit  des  disparates  aussi  plai- 
santes que  les  prétentions  d'un  sot  à  l'esprit. 

L'entêtement  représente  le  caractère  à  peu  près 
comme  le  tempérament  représente  Vamour. 

On  s'effraye  des  partis  violens,  mais  ils  convien- 
nent aux  âmes  fortes,  et  les  caractères  vigoureux 
se  reposent  dans  l'extrême. 

Célébrité^    Gloire. 

Combien  de  militaires  distingués,  combien  d'of- 
ficiers généraux,  sont  morts  sans  avoir  transmis  leurs 
noms  à  la  postérité  !  en  cela  moins  heureux  que 
Bucéphale,  et  même  que  le  dogue  espagnol  Bere- 
cillo,  qui  dévoroit  les  Indiens  de  Saint-Domingue 
et  qui  avoit  la  paye  de  trois  soldats! 

Il  faut  qu'un  honnête  homme  ait  l'estime  publi- 
que sans  y  avoir  pensé  et  pour  ainsi  dire  malgré 
lui.  Celui  qui  l'a  cherchée  donne  sa  mesure. 

4 


•id  MAXIMES     ET     PENSEES 

Je  ne  suis  pas  plus  étonné  de  voir  un  homme 
fatigué  de  la  gloire  que  je  ne  le  suis  d'en  voir  un 
autre  importuné  du  bruit  qu'on  fait  dans  son  anti- 
chambre. 

Ce  que  les  poëtes,  les  orateurs,  même  quelques 
philosophes,  nous  disent  sur  l'amour  de  la  gloire, 
on  nous  le  disoit  au  collège  pour  nous  encourager 
à  avoir  les  prix.  Ce  que  l'on  dit  aux  enfans  pour 
les  engager  à  préférera  une  tartelette  les  louanges 
de  leurs  bonnes,  c'est  ce  qu'on  répète  aux  hommes 
pour  leur  faire  préférer  à  un  intérêt  personnel  les 
éloges  de  leurs  contemporains  ou  de  la  postérité. 

L'amour  de  la  gloire,  une  vertu  !  Etrange  vertu 
que  celle  qui  se  fait  aider  par  l'action  de  tous  les 
vices,  qui  reçoit  pour  stimulans  l'orgueil,  l'ambi- 
tion, l'envie,  la  vanité,  quelquefois  l'avarice  même! 
Titus  seroit-il  Titus  s'il  avoit  eu  pour  ministres 
Séjan,  Narcisse  et  Tigellin? 

La  gloire  met  souvent  un  honnête  homme  aux 
mêmes  épreuves  que  la  fortune,  c'est-à-dire  que 
l'une  et  l'autre  l'obligent,  avant  de  le  laisser  par- 
venir jusqu'à  elles,  à  faire  ou  à  souffrir  des  choses 
indignes  de  son  caractère.  L'homme  intrépidement 
vertueux  les  repousse  alors  également  Pune  et 
l'autre,    et    s'enveloppe    ou    dans    l'obscurité    ou 


MORALES  27 

dans  l'infortune,  et  quelquefois  dans  Tune  et  dans 
l'autre. 

L'estime  vaut  mieux  que  la  célébrité,  la  consi- 
dération vaut  mieux  que  la  renommée,  et  l'hon- 
neur vaut  mieux  que  la  gloire. 

Célébrité  :  l'avantage  d'être  connu  de  ceux  que 
vous  ne  connoissez  pas. 

Il  est  aisé  de  réduire  à  des  termes  simples  la 
valeur  précise  de  la  célébrité.  Celui  qui  se  fait 
connoître  par  quelque  talent  ou  quelque  vertu  se 
dénonce  à  la  bienveillance  inactive  de  quelques 
honnêtes  gens,  et  à  l'active  malveillance  de  tous 
les  hommes  malhonnêtes.  Comptez  les  deux  classes 
et  pesez  les  deux  forces. 

On  ne  connoît  pas  du  tout  l'homme  qu'on  ne 
connoît  pas  très-bien;  mais  peu  d'hommes  méri- 
tent qu'on  les  étudie.  De  là  vient  que  l'homme 
d'un  vrai  mérite  doit  avoir  en  général  peu  d'em- 
pressement d'être  connu;  il  sait  que  peu  de  gens 
peuvent  l'apprécier,  que  dans  ce  petit  nombre 
chacun  a  ses  liaisons,  ses  intérêts,  son  amour-pro- 
pre, qui  l'empêchent  d'accorder  au  mérite  l'atten- 
tion qu'il  faut  pour  le  mettre  à  sa  place.  Quant 
aux   éloges    communs  et  usés  qu'on   lui  accorde 


28  MAXIMES     ET     PENSEES 

quand  on  soupçonne  son  existence,  le  mérite  ne 
sauroit  en  être  flatté. 


Confession  de  Chamfort^. 

Ma  vie  entière  est  un  tissu  de  contrastes  appa- 
rens  avec  mes  principes.  Je  n'aime  point  les 
princes,  et  je  suis  attaché  à  une  princesse  et  à  un 
prince.  On  me  connoît  des  maximes  républicaines, 
et  plusieurs  de  mes  amis  sont  revêtus  de  décora- 
tions monarchiques.  J'aime  la  pauvreté  volontaire, 
et  je  vis  avec  des  gens  riches.  Je  fuis  les  honneurs, 
et  quelques-uns  sont  venus  à  moi.  Les  lettres  sont 
presque  ma  seule  consolation,  et  je  ne  vois  point 
de  beaux  esprits  et  ne  vais  point  à  l'Académie. 
Ajoutez  que  je  crois  les  illusions  nécessaires  à 
l'homme,  et  je  vis  sans  illusions;  que  je  crois  les 
passions  plus  utiles  que  la  raison,  et  je  ne  sais  plus 
ce  que  c'est  que  les  passions,  etc. 

Ce  que  j'ai  appris,  je  ne  le  sais  plus.  Le  peu 
que  je  sais  encore,  je  l'ai  deviné. 

Un  des  grands  malheurs  de  l'homme,  c'est  que 
ses  bonnes  qualités  même  lui  sont  quelquefois  inu- 


1 .  Nous  avons  donné  ce  titre  à  un  certain  nombre  de  pen- 
sées d'un  caractère  autobiographique  prononcé. 


MORALES  29 

tiles,  et  que  l'art  de  s'en  servir  et  de  les  bien 
gouverner  n'est  souvent  qu'un  fruit  tardif  de  l'ex- 
périence. 

L'indécision,  l'anxiété,  sont  à  l'esprit  et  à  l'âme 
ce  que  la  question  est  au  corps. 

Quand  j'étois  jeune,  ayant  les  besoins  des  pas- 
sions, et  attiré  par  elles  dans  le  monde,  forcé  de 
chercher  dans  la  société  et  dans  les  plaisirs  quel- 
ques distractions  à  des  peines  cruelles,  on  me 
prèchoit  l'amour  de  la  retraite,  du  travail,  et  on 
m'assommoit  de  sermons  pédantesques  sur  ce  sujet. 
Arrivé  à  quarante  ans,  ayant  perdu  les  passions  qui 
rendent  la  société  supportable,  n'en  voyant  plus 
que  la  misère  et  la  futilité,  n'ayant  plus  besoin  du 
monde  pour  échapper  à  des  peines  qui  n'existoient 
plus,  le  goût  de  la  retraite  et  du  travail  est  devenu 
très-vif  chez  moi  et  a  remplacé  tout  le  reste  ;  j'ai 
cessé  d'aller  dans  le  monde  :  alors  on  n'a  cessé  de 
me  tourmenter  pour  que  j'y  revinsse;  j'ai  été 
accusé  d*être  misanthrope,  etc.  Que  conclure  de 
cette  bizarre  différence?  Le  besoin  que  les  hommes 
ont  de  tout  blâmer. 

La  célébrité  est  le  châtiment  du  mérite  et  la 
punition  du  talent.  Le  mien,  quel  qu'il  soit,  ne  me 
paroît  qu'un  délateur,  né  pour  troubler  mon  repos. 


DO  MAXIMES     ET     PENSEES 

J'éprouve  en  le  détruisant  la  joie  de  triompher 
d'un  ennemi.  Ce  sentiment  a  triomphé  chez  moi 
de  l'amour-propre  même,  et  la  vanité  littéraire  a 
péri  dans  la  destruction  de  l'intérêt  que  je  prenois 
aux  hommes. 

En  renonçant  au  monde  et  à  la  fortune,  j'ai 
trouvé  le  bonheur,  le  calme,  la  santé,  même  la 
richesse;  et,  en  dépit  du  proverbe,  je  m'aperçois 
que  qui  quitte  la  partie  la  gagne. 

Je  suis  honteux  de  l'opinion  que  vous  avez  de 
moi;  je  n'ai  pas  toujours  été  aussi  Céladon  que 
vous  me  voyez.  Si  je  vous  contois  trois  ou  quatre 
traits  de  ma  jeunesse,  vous  verriez  que  cela  n'est 
pas  trop  honnête  et  que  cela  appartient  à  la  meil- 
leure compagnie. 

L'espérance  n'est  qu'un  charlatan  qui  nous 
trompe  sans  cesse,  et,  pour  moi,  le  bonheur  n'a 
commencé  que  lorsque  je  l'ai  eu  perdue.  Je  met- 
trois  volontiers  sur  la  porte  du  paradis  le  vers  que 
Dante  a  mis  sur  celle  de  l'enfer  : 

.lasciate  ogni  speranza  voi  ch' entrale. 

Je  n'étudie  que  ce  qui  me  plaît;  je  n'occupe 
mon  esprit  que  des  idées  qui  m'intéressent.  Elles 
seront  utiles  ou  inutiles,  soit  à  moi,  soit  aux  autres; 


MORALES  3  I 

le  temps  amènera  ou  n'amènera  pas  les  circon- 
stances qui  me  feront  faire  de  mes  acquisitions  un 
emploi  profitable.  Dans  tous  les  cas,  j'aurai  eu 
l'avantage  inestimable  de  ne  me  pas  contrarier  et 
d'avoir  obéi  à  ma  pensée  et  à  mon  caractère. 

J'ai  détruit  mes  passions,  à  peu  près  comme  un 
homme  violent  tue  son  cheval,  ne  pouvant  le  gou- 
verner. 

Les  premiers  sujets  de  chagrin  m'ont  servi  de 
cuirasse  contre  les  autres. 

J'ai  à  me  plaindre  des  choses  très-certainement, 
et  peut-être  des  hommes;  mais  je  me  tais  sur 
ceux-ci,  je  ne  me  plains  que  des  choses,  et,  si 
j'évite  les  hommes,  c'est  pour  ne  pas  vivre  avec 
ceux  qui  me  font  porter  le  poids  des  choses. 

La  fortune,  pour  arriver  à  moi,  passera  par  les 
conditions  que  lui  impose  mon  caractère. 

*M...  disoit  que  ce  qu'il  aimoit  par-dessus  tout, 
c'étoit  paix,  silence,  obscurité.  On  lui  répondit  : 
C'est  la  chambre  d'un  malade. 

Conscience. 

Un  homme  du  peuple,  un  mendiant,  peut  se 
laisser   mépriser  sans    donner  l'idée  d'un   homme 


32  MAXIMES     ET     PENSEES 

vil,  si  le  mépris  ne  paroît  s'adresser  qu'à  son  exté- 
rieur ;  mais  ce  même  mendiant  qui  laisseroit 
insulter  sa  conscience,  fût-ce  par  le  premier  souve- 
rain de  l'Europe,  devient  alors  aussi  vil  par  sa  per- 
sonne que  par  son  état. 

La  conviction  est  la  conscience  de  l'esprit. 


Conversation. 

Les  conversations  ressemblent  aux  voyages  qu'on 
fait  sur  l'eau  :  on  s'écarte  de  la  terre  sans  presque 
le  sentir,  et  l'on  ne  s'aperçoit  qu'on  a  quitté  le 
bord  que  quand  on  est  déjà  bien  loin. 

*  On  disoit  à  M...,  homme  brillant  dans  la  so- 
ciété :  «  Vous  n'avez  pas  fait  grande  dépense  d'es- 
prit hier  soir  avec  MM...  »  Il  répondit  :  «  Sou- 
venez-vous du  proverbe  hollandois  :  Sans  petite 
monnoie,  point  d'économie,  » 

Dettes. 

Les  Hollandois  n'ont  aucune  commisération  de 
ceux  qui  font  des  dettes;  ils  pensent  que  tout 
homme  endetté  vit  aux  dépens  de  ses  concitoyens 
s'il  est  pauvre,  et  de  ses  héritiers  s'il  est  riche. 


MORALES  33 

De  l'Education. 

On  ne  cesse  d'écrire  sur  l'éducation,  et  les  ou- 
vrages écrits  sur  cette  matière  ont  produit  quelques 
idées  heureuses;  quelques  méthodes  utiles  ont  fait, 
en  un  mot,  quelque  bien  partiel.  Mais  quelle  peut 
être,  en  grand,  l'utilité  de  ces  écrits,  tant  qu'on 
ne  fera  pas  marcher  de  front  les  réformes  relatives 
à  la  législation,  à  la  religion,  à  l'opinion  publi- 
que? L'éducation  n'ayant  d*'autre  objet  que  de 
conformer  la  raison  de  l'enfance  à  la  raison  publi- 
que relativement  à  ces  trois  objets,  quelle  instruc- 
tion donner  tant  que  ces  trois  objets  se  combattent? 
En  formant  la  raison  de  l'enfance,  que  faites-vous 
que  de  la  préparer  à  voir  plus  tôt  l'absurdité  des 
opinions  et  des  mœurs  consacrée  par  le  sceau  de 
l'autorité  sacrée,  publique  ou  législative,  par  con- 
séquent à  lui  en  inspirer  le  mépris? 

Ce  seroit  une  chose  curieuse  qu'un  livre  qui 
indiqueroit  toutes  les  idées  corruptrices  de  l'esprit 
humain,  de  la  société,  de  la  morale,  et  qui  se  trou- 
vent développées  ou  supposées  dans  les  écrits  les 
plus  célèbres,  dans  les  auteurs  les  plus  consacrés; 
les  idées  qui  propagent  la  superstition  religieuse, 
les  mauvaises  maximes  politiques,  le  despotisme,  la 
vanité  du  rang,  les  préjuges  populaires  de  toute 
Chainfort.   I.  5 


34  MAXIMES     ET     PENSEES 

espèce.  On  verroit  que  presque  tous  les  livres  sont 
des  corrupteurs,  que  les  meilleurs  font  presque  au- 
tant de  mal  que  de  bien. 

L'éducation  doit  porter  sur  deux  bases,  la  morale 
et  la  prudence  :  la  morale,  pour  appuyer  la  vertu; 
la  prudence,  pour  vous  défendre  contre  les  vices 
d'autrui.  En  faisant  pencher  la  balance  du  côté  de 
la  morale,  vous  ne  faites  que  des  dupes  ou  des 
martyrs;  en  la  faisant  pencher  de  l'autre  côté,  vous 
faites  des  calculateurs  égoïstes.  Le  principe  de 
toute  société  est  de  se  rendre  justice  à  soi-même  et 
aux  autres.  Si  l'on  doit  aimer  son  prochain  comme 
soi-même,  il  est  au  moins  aussi  juste  de  s'aimer 
comme  son  prochain. 

Ennemis. 

Il  y  a  une  sorte  d'indulgence  pour  ses  ennemis 
qui  paroît  une  sottise  plutôt  que  de  la  bonté  ou 
de  la  grandeur  d'âme.  M.  de  C...  me  paroît  ri- 
dicule par  la  sienne  ;  il  me  paroît  ressembler  à 
Arlequin,  qui  dit  :  «  Tu  me  donnes  un  soufflet  ;  eh 
bien  !  je  ne  suis  point  encore  fâché.  »  Il  faut 
avoir  l'esprit  de  haïr  ses  ennemis. 

Esprit,  Plaisanterie,  Rire. 
En  France,  tout  le  monde  paroît  avoir  de  l'es- 


MORALES  35 

prit,  et  la  raison  en  est  simple  :  comme  tout  y  est 
une  suite  de  contradictions,  la  plus  légère  atten- 
tion possible  suffit  pour  les  faire  remarquer  et 
rapprocher  deux  choses  contradictoires.  Cela  fait 
des  contrastes  tout  naturels,  qui  donnent  à  celui 
qui  s'en  avise  l'air  d'un  homme  qui  a  beaucoup 
d'esprit.  Raconter,  c'est  faire  des  grotesques. 
Un  simple  nouvelliste  devient  un  bon  plaisant, 
comme  l'historien  un  jour  aura  l'air  d'un  auteur 
satirique. 

Il  y  a  des  sottises  bien  habillées,  comme  il  y  a 
des  sots  très-bien  vêtus. 

Il  y  a  entre  l'homme  d'esprit  méchant  par  ca- 
ractère et  l'homme  d'esprit  bon  et  honnête  la 
différence  qui  se  trouve  entre  un  assassin  et  un 
homme  du  monde  qui  fait  bien  des  armes. 

C'est  la  plaisanterie  qui  doit  faire  justice  de 
tous  les  travers  des  hommes  et  de  la  société  ;  c'est 
par  elle  qu'on  évite  de  se  compromettre;  c'est  par 
elle  qu'on  met  tout  en  sa  place  sans  sortir  de  la 
sienne  ;  c'est  elle  qui  atteste  notre  supériorité  sur 
les  choses  et  sur  les  personnes  dont  nous  nous  mo- 
quons, sans  que  les  personnes  puissent  s'en  of- 
fenser, à  moins  qu'elles  ne  manquent  de  gaieté  ou 
de  mœurs.   La  réputation   de   savoir  bien   manier 


36  MAXIMES     ET     PENSEES 

cette  arme  donne  à  l'homme  d'un  rang  inférieur, 
dans  le  monde  et  dans  la  meilleure  compagnie, 
cette  sorte  de  considération  que  les  militaires  ont 
pour  ceux  qui  manient  supérieurement  l'épée.  J'ai 
entendu  dire  à  un  homme  d'esprit  :  «  Otez  à  la 
plaisanterie  son  empire,  et  je  quitte  demain  la  so- 
ciété. »  C'est  une  sorte  de  duel  où  il  n'y  a  pas 
de  sang  versé,  et  qui,  comme  l'autre,  rend  les 
hommes  plus  mesurés  et  plus  polis. 

C'est  une  règle  excellente  à  adopter  sur  l'art  de 
la  raillerie  et  de  la  plaisanterie  que  le  plaisant  et 
le  railleur  doivent  être  garans  du  succès  de  leurs 
plaisanteries  à  l'égard  de  la  personne  plaisantée,  et 
que,  quand  celle-ci  se  fâche,  l'autre  a  tort. 

Celui  qui  ne  sait  point  recourir  à  propos  à  la 
plaisanterie,  et  qui  manque  de  souplesse  dans  l'es- 
prit, se  trouve  très-souvent  placé  entre  la  nécessité 
d'être  faux  ou  d'être  pédant,  alternative  fâcheuse 
à  laquelle  un  honnête  homme  se  soustrait,  pour 
l'ordinaire,  par  de  la  grâce  et  de  la  gaieté. 

On  n'imagine  pas  combien  il  faut  d'esprit  pour 
n'être  jamais  ridicule. 

Un  sot  qui  a  un  moment  d'esprit  étonne  et 
scandalise,  comme  des  chevaux  de  fiacre  au  galop. 


MORALES  37 

Les  trois  quarts  des  folies  ne  sont  que  des 
sottises. 

L'esprit  n'est  souvent  au  cœur  que  ce  que  la 
bibliothèque  d'un  château  est  à  la  personne  du 
maître. 

Sentir  fait  penser.  On  en  convient  assez  aisé- 
ment ;  on  convient  moins  que  penser  fasse  sentir, 
mais  ce  n'est  guère  moins  vrai. 

Un  homme  d'esprit,  s'apercevant  qu'il  étoit  per- 
siflé par  deux  mauvais  plaisans,  leur  dit  :  a  Mes- 
sieurs, vous  vous  trompez,  je  ne  suis  ni  sot  ni 
bête;  je  suis  entre  deux.  » 

La  plus  perdue  de  toutes  les  journées  est  celle 
où  on  n'a  pas  ri. 

*Du  bois  ajouté  à  un  acier  pointu  fait  un  dard  ; 
deux  plumes  ajoutées  à  ce  bois  font  une  flèche. 

Fatuité. 

Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  fat  sans  fatuité?  Otez 
les  ailes  à  un  papillon,  c'est  une  chenille. 

Les  Femmes. 
A  mesure  que  la  philosophie   fait  des   progrès, 


38  MAXIMES     ET     PENSEES 

la  sottise  redouble  ses  efforts  pour  établir  l'empire 
des  préjugés.  Voyez  la  faveur  que  le  gouverne- 
ment donne  aux  idées  de  gentilhommerie.  Cela 
est  venu  au  point  qu'il  n'y  a  plus  que  deux  états 
pour  les  femmes  :  femme  de  qualité  ou  fille  ;  le 
reste  n'est  rien.  Nulle  vertu  n'élève  une  femme 
au-dessus  de  son  état;  elle  n'en  sort  que  par  le 
vice. 

Les  femmes  d'un  état  mitoyen  qui  ont  l'espé- 
rance ou  la  manie  d'être  quelque  chose  dans  le 
monde  n'ont  ni  le  bonheur  de  la  nature  ni  celui 
de  l'opinion  :  ce  sont  les  plus  malheureuses  créa- 
tures que  j'ai  connues. 

Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  de  l'amour-propre 
des  femmes  dans  leur  jeunesse,  qu'on  en  juge  par 
celui  qui  leur  reste  après  qu'elles  ont  passé  l'âge 
de  plaire. 

«  Il  me  semble,  disoit  M.  de  ***  à  propos  des 
faveurs  des  femmes,  qu'à  la  vérité  cela  se  dispute 
au  concours,  mais  que  cela  ne  se  donne  ni  au  sen- 
timent ni  au  mérite.  » 

Les  jeunes  femmes  ont  un  malheur  qui  leur  est 
commun  avec  les  rois  :  celui  de  n'avoir  point 
d'amis  ;   mais  heureusement,   elles  ne   sentent  pas 


MORALES  39 

ce  malheur  plus  que  les  rois  eux-mêmes  :  la  gran- 
deur des  uns  et  la  vanité  des  autres  leur  en  dé- 
robent le  sentiment. 

La  société,  qui  rapetisse  beaucoup  les  hommes, 
réduit  les  femmes  à  rien. 

Les  femmes  ont  des  fantaisies,  des  engouemens, 
quelquefois  des  goûts  ;  elles  peuvent  même  s'é- 
lever jusqu'aux  passions  :  ce  dont  elles  sont  le 
moins  susceptibles,  c'est  l'attachement.  Elles  sont 
faites  pour  commercer  avec  nos  foiblesses,  avec 
notre  folie,  mais  non  avec  notre  raison.  Il  existe 
entre  elles  et  les  hommes  des  sympathies  d'épiderme, 
et  très-peu  de  sympathies  d'esprit,  d'âme  et  de 
caractère.  C'est  ce  qui  est  prouvé  par  le  peu  de 
cas  qu'elles  font  d'un  homme  de  quarante  ans,  je 
dis  même  celles  qui  sont  à  peu  près  de  cet  âge. 
Observez  que,  quand  elles  lui  accordent  une  pré- 
férence, c'est  toujours  d'après  quelques  vues  mal- 
honnêtes, d'après  un  calcul  d'intérêt  ou  de  vanité; 
et  alors  l'exception  prouve  la  règle,  et  même  plus 
que  la  règle.  Ajoutons  que  ce  n'est  pas  ici  le  cas 
de  l'axiome  :  Qui  prouve  trop  ne  prouve  rien. 

]y[me  ^\q  ***  2^  ^^^  rejoindre  son  amant  en  An- 
gleterre,   pour     faire   preuve   d'une    grande    ten- 


40  MAXIMES     ET    PENSEES 

dresse,  quoiqu'elle  n'en  eût  guère.  A  présent  les 
scandales  se  donnent  par  respect  humain. 

Je  me  souviens  d'avoir  vu  un  homme  quitter  les 
filles  d'opéra  parce  qu'il  y  avoit,  disoit-il,  autant 
de  fausseté  que  dans  les  honnêtes  femmes. 

Le  temps  a  fait  succéder,  dans  la  galanterie,  le 
piquant  du  scandale  au  piquant  du  mystère. 

Les  naturalistes  disent  que  dans  toutes  les  es- 
pèces animales  la  dégénération  commence  par  les 
femelles  :  les  philosophes  peuvent  appliquer  au 
moral  cette  observation  dans  la  société  civilisée. 

Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  maîtresse  ?  Une 
femme  près  de  laquelle  on  ne  se  souvient  plus  de 
ce  qu'on  sait  par  cœur,  c'est-à-dire  de  tous  les  dé- 
fauts de  son  sexe. 

C'est  à  l'amour  maternel  que  la  nature  a  confié 
la  conservation  de  tous  les  êtres,  et,  pour  assurer 
aux  mères  leur  récompense,  elle  l'a  mise  dans  les 
plaisirs  et  même  dans  les  peines  attachés  à  ce 
délicieux  sentiment. 

Une    laide  impérieuse   et    qui    veut  plaire   est 


MORALES  41 

un   pauvre   qui  commande  qu'on  lui  fasse  la  cha- 
rité. 

La  femme  qui  s'estime  plus  pour  les  qualités  de 
son  âme  ou  de  son  esprit  que  pour  sa  beauté  est 
supérieure  à  son  sexe  ;  celle  qui  s'estime  plus  pour 
sa  beauté  que  pour  son  esprit  ou  pour  les  qualités 
de  son  âme  est  de  son  sexe  ;  mais  celle  qui  s'es- 
time plus  pour  sa  naissance  ou  pour  son  rang  que 
pour  sa  beauté  est  hors  de  son  sexe  et  au-des- 
sous de  son  sexe. 

Il  paroît  qu'il  y  a  dans  le  cerveau  des  femmes 
une  case  de  moins  et  dans  leur  cœur  une  fibre  de 
plus  que  chez  les  hommes.  Il  falloit  une  organisa- 
tion particulière  pour  les  rendre  capables  de  sup- 
porter, soigner,  caresser  des  enfans. 

M.  de  PI...,  étant  en  Angleterre,  vouloit  en- 
gager une  jeune  Angloise  à  ne  pas  épouser  un 
homme  trop  inférieur  à  elle  dans  tous  les  sens  du 
mot.  La  jeune  personne  écouta  tout  ce  qu'on  lui 
dit,  et,  d'un  air  fort  tranquille  :  «  Que  voulez- 
vous?  dit-elle,  en  arrivant,  il  change  l'air  de  ma 
chambre.  » 

Une  femme  laide  qui  se  pare  pour  se  trouver 
avec  de  jeunes  et  jolies  femmes  fait,  en  son  genre, 
ce  que   font,    dans  une   discussion,   les  gens    qui 

6 


4  2  MAXIMES     ET     PENSEES 

craignent  d'avoir  le  dessous  :  ils  s'efforcent  de 
changer  habilement  l'état  de  la  question.  Il  s'agis- 
soit  de  savoir  quelle  étoit  la  plus  belle  :  la  laide 
veut  qu'on  demande  quelle  est  la  plus  riche. 

Il  y  a  telle  femme  qui  s'est  rendue  malheureuse 
pour  la  vie,  qui  s'est  perdue  et  déshonorée  pour 
un  amant  qu'elle  a  cessé  d'aimer  parce  qu'il  a  mal 
ôté  sa  poudre,  ou  mal  coupé  un  de  ses  ongles,  ou 
mis  son  bas  à  l'envers. 

Une  âme  fière  et  honnête,  qui  a  connu  les 
passions  fortes,  les  fuit,  les  craint,  dédaigne  la 
galanterie,  comme  l'âme  qui  a  senti  l'amitié 
dédaigne  les  liaisons  communes  et  les  petits  in- 
térêts. 

On  demande  pourquoi  les  femmes  affichent  les 
hommes  ;  on  en  donne  plusieurs  raisons  dont  la 
plupart  sont  offensantes  pour  les  hommes.  La  vé- 
ritable, c'est  qu'elles  ne  peuvent  jouir  de  leur  em- 
pire sur  eux  que  par  ce  moyen. 

Il  est  plaisant  que  le  mot  connoître  une  femme 
veuille  dire  coucher  avec  une  femme,  et  cela  dans 
plusieurs  langues  anciennes,  dans  les  mœurs  les 
plus  simples,  les  plus  approchantes  de  la  nature, 
comme  si  on  ne  connoissoit  point  une  femme  sans 


MORALES  45 

cela.  Si  les  patriarches  avoient  fait  cette  découverte, 
ils  étoient  plus  avancés  qu'on  ne  croit. 

Les  femmes  font  avec  les  hommes  une  guerre 
où  ceux-ci  ont  un  grand  avantage,  parce  qu'ils 
ont  les  filles  de  leur  côté. 

Il  y  a  telle  fille  qui  trouve  à  se  vendre  et  ne 
trouveroit  pas  à  se  donner. 

Soyez  aussi  aimable ,  aussi  honnête  qu'il  est 
possible  ;  aimez  la  femme  la  plus  parfaite  qui  se 
puisse  imaginer  :  vous  n'en  serez  pas  moins  dans 
le  cas  de  lui  pardonner  ou  votre  prédécesseur  ou 
votre  successeur. 

Le  commerce  des  hommes  avec  les  femmes  res- 
semble à  celui  que  les  Européens  font  dans  l'Inde  : 
c'est  un  commerce  guerrier. 

Pour  qu'une  liaison  d'homme  à  femme  soit  vrai- 
ment intéressante,  il  faut  qu'il  y  ait  entre  eux 
jouissance,  mémoire  ou  désir. 

Ce  qui  rend  le  commerce  des  femmes  si  pi- 
quant, c'est  qu'il  y  a  toujours  une  foule  de  sous- 
entendus,   et    que    les    sous-entendus,    qui    entre 


44  MAXIMES     ET     PENSEES 

hommes  sont  gênans  ou  du  moins  insipides,  sont 
agréables  d'un  homme  à  une  femme. 

On  dit  communément  :  «  La  plus  belle  femme  du 
monde  ne  peut  donner  que  ce  qu'elle  a  »,  ce  qui 
est  très-faux  :  elle  donne  précisément  ce  qu'on 
croit  recevoir,  puisqu'en  ce  genre  c'est  l'imagina- 
tion qui  fait  le  prix  de  ce  qu'on  reçoit. 

L'indécence,  le  défaut  de  pudeur,  sont  ab- 
surdes dans  tout  système  :  dans  la  philosophie  qui 
jouit  comme  dans  celle  qui  s'abstient. 

J'ai  remarqué,  en  lisant  l'Ecriture,  qu'en  plu- 
sieurs passages,  lorsqu'il  s'agit  de  reprocher  à 
l'humanité  des  fureurs  ou  des  crimes,  l'auteur  dit  : 
«  Lesenfans  des  hommes  »,  et,  quand  il  s'agit  de 
sottises  ou  de  foiblesses,  il  dit  :  «  Les  enfans  des 
femmes.  » 

On  seroittrop  malheureux  si,  auprès  des  femmes, 
on  se  souvenoit  le  moins  du  monde  de  ce  qu'on 
sait  par  cœur. 

Il  semble  que  la  nature,  en  donnant  aux  hommes 
un  goût  pour  les  femmes  entièrement  indestruc- 
tible, ait  deviné  que,  sans  cette  précaution,  le  mé- 
pris qu'inspirent  les  vices  de  leur  sexe,  principale- 


MORALES  45 

ment    leur    vanité,  seroit    un    grand    obstacle    au 
maintien  et  à  la  propagation  de  l'espèce  humaine. 


«  Celui  qui  n'a  pas  vu  beaucoup  de  filles  ne  con- 
noît  point  les  femmes,  »  me  disoit  gravement  un 
homme  grand  admirateur  de  la  sienne,  qui  le 
trompoit. 

Les  femmes  ne  donnent  à  l'amitié  que  ce  qu'elles 
empruntent  à  l'amour. 

Avez-vous  jama"is  connu  une  femme  qui,  voyant 
un  de  ses  amis  assidu  auprès  d'une  autre  femme, 
ait  supposé  que  cette  autre  femme  lui  fût  cruelle? 
On  voit  par  là  l'opinion  qu'elles  ont  les  unes  des 
autres.  Tirez  vos  conclusions. 

Quelque  mal  qu'un  homme  puisse  penser  des 
femmes,  il  n'y  a  pas  de  femme  qui  n'en  pense  en- 
core plus  mal  que  lui. 

Quelques  hommes  avoient  ce  qu'il  îaut  pour  s'é- 
lever au-dessus  des  misérables  considérations  qui 
rabaissent  les  hommes  au-dessous  de  leur  mérite  ; 
mais  le  mariage,  les  liaisons  de  femmes,  les  ont 
mis  au  niveau  de  ceux  qui  n'approchoient  pas 
d'eux.  Le  mariage,  la  galanterie,  sont  une  sorte  de 


46  MAXIMES     ET     PENSEES 

conducteur  qui  fait  arriver  ces  petites  passions  jus- 
qu'à eux. 

*Une  femme  n'est  rien  par  elle-même;  elle  est 
ce  qu'elle  paroît  à  l'homme  qui  s'en  occupe  :  voilà 
pourquoi  elle  est  si  furieuse  contre  ceux  à  qui  elle 
ne  paroît  pas  ce  qu'elle  voudroit  paroître.  Elle  y 
perd  son  existence.  L'homme  en  est  moins  blessé 
parce  qu'il  reste  ce  qu'il  est. 


F  or  tu 


ne. 


Il  y  a  une  sorte  de  plaisir  attaché  au  courage 
qui  se  met  au-dessus  de  la  fortune.  Mépriser  l'ar- 
gent, c'est  détrôner  un  roi  :  il  y  a  du  ragoût. 

La  fortune  est  souvent  comme  les  femmes  riches 
et  dépensières,  qui  ruinent  les  maisons  où  elles  ont 
apporté  une  riche  dot. 

Le  plus  riche  des  hommes,  c'est  l'économe;  le 
plus  pauvre,  c'est  l'avare. 

Vous  demandez  comment  on  fait  fortune?  Voyez 
ce  qui  se  passe  au  parterre  d'un  spectacle  le  jour 
où  il  y  a  foule,  comme  les  uns  restent  en  arrière, 
comme  les  premiers  reculent,  comme  les  derniers 
sont  portés  en  avant  !  Cette  image  est  si  juste  que 
le  mot  qui  l'exprime  a  passé   dans  le   langage  du 


MORALES  47 

peuple.  Il  appelle  faire  fortune  se  pousser.  Mon  fils, 
.non  neveu,  se  poussera.  Les  honnêtes  gens  disent  : 
s'avancer,  avancer,  arriver,  termes  adoucis  qui 
écartent  l'idée  accessoire  de  force,  de  violence,  de 
grossièreté,  mais  qui  laissent  subsister  l'idée  prin- 
cipale. 

On  croit  communément  que  l'art  de  plaire  est 
un  grand  moyen  de  faire  fortune  :  savoir  s'ennuyer 
est  un  art  qui  réussit  bien  davantage.  Le  talent  de 
faire  fortune,  comme  celui  de  réussir  auprès  des 
femmes,  se  réduit  presque  à  cet  art-là. 

Celui-là  fait  plus  pour  un  hydropique  qui  le 
guérit  de  la  soif  que  celui  qui  lui  donne  un  ton- 
neau de  vin.  Appliquez  cela  aux  richesses. 

La  fortune  et  le  costume  qui  l'entoure  font  de 
la  vie  une  représentation  au  milieu  de  laquelle  il 
faut  qu'à  la  longue  l'homme  le  plus  honnête  de- 
vienne comédien  malgré  lui. 

L'intérêt  d'argent  est  la  grande  épreuve  des 
petits  caractères;  mais  ce  n'est  encore  que  la  plus 
petite  pour  les  caractères  distingués,  et  il  y  a  loin 
de  l'homme  qui  méprise  l'argent  à  celui  qui  est 
véritablement  honnête. 


48  MAXIMES     ET    PENSEES 

La  pauvreté  met  le  crime  au  rabais. 

L'homme  pauvre,  mais  indépendant  des  hom- 
mes, n'est  qu'aux  ordres  de  la  nécessité.  L'homme 
riche,  mais  dépendant,  est  aux  ordres  d'un  autre 
homme  ou  de  plusieurs. 

Il  n'est  peut-être  pas  vrai  que  les  grandes  for- 
tunes supposent  toujours  de  l'esprit,  comme  je  l'ai 
souvent  ouï  dire  même  à  des  gens  d'esprit;  mais 
il  est  bien  plus  vrai  qu'il  y  a  des  doses  d'esprit  et 
d'habileté  à  qui  la  fortune  ne  sauroit  échapper, 
quand  bien  même  celui  qui  les  a  posséderoit  l'hon- 
nêteté la  plus  pure,  obs  acle  qui,  comme  on  sait, 
est  le  plus  grand  de  tous  pour  la  fortune. 

Cet  homme  n'est  pas  propre  à  avoir  jamais  de 
la  considération  :  il  faut  qu'il  fasse  fortune  et  vive 
avec  de  la  canaille. 

Il  me  semble  qu'à  égalité  d'esprit  et  de  lumières, 
l'homme  né  riche  ne  doit  jamais  connoître  aussi 
bien  que  le  pauvre  la  nature,  le  cœur  humain  et 
la  société.  C'est  que,  dans  le  moment  où  le  premier 
plaçoit  une  jouissance,  le  second  se  consoloit  par 
une  réflexion, 

*I1  avoit,  Dar  grandeur  d'âme,  fait  quelques  pas 


MORALES  49 

vers  la  fortune,  et  par  grandeur  d'âme  il  la  mé- 
prisa. 

Frères. 

La  concorde  des  frères  est  si  rare  que  la  fable 
ne  cite  que  deux  frères  amis,  et  elle  suppose  qu'ils 
ne  se  voyoient  jamais,  puisqu'ils  passoient  tour  à 
tour  de  la  terre  aux  champs  Elysées,  ce  qui  ne 
laissoit  pas  d'éloigner  tout  sujet  de  dispute  et  de 
rupture. 

Fripons. 

Les  fripons  ont  toujours  un  peu  besoin  de  leur 
honneur,  à  peu  près  comme  les  espions  de  police^ 
qui  sont  payés  moins  cher  quand  ils  voient  moins 
bonne  compagnie. 

Générosité. 
La  générosité  n'est  que  la  pitié  des  âmes  nobles. 

Il  faut  être  juste  avant  d'être  généreux,  comme 
on  a  des  chemises  avant  d'avoir  des  dentelles. 

Habileté. 

L'habileté  est  à  la  ruse  ce  que  la  dextérité  est  à 
la  filouterie. 

Chamfort.    I.  7 


5o  MAXIMES     ET     PENSEES 


Honneur. 


C'est  une  vérité  reconnue  que  notre  siècle  a 
remis  les  mots  à  leur  place;  qu'en  bannissant  les 
subtilités  scolastiques,  dialecticiennes,  métaphy- 
siques, il  est  revenu  au  simple  et  au  vrai  en  phy- 
sique, en  morale  et  en  politique.  Pour  ne  parler 
que  de  morale,  on  sent  combien  ce  mot,  Vhon- 
neur,  renferme  d'idées  complexes  et  métaphysi- 
ques. Notre  siècle  en  a  senti  les  inconvéniens,  et, 
pour  ramener  tout  au  simple,  pour  prévenir  tout 
abus  de  mots,  il  a  établi  que  Vhonneur  restoit  dans 
son  intégrité  à  tout  homme  qui  n'avoit  point  été 
repris  de  justice.  Autrefois,  ce  mot  étoit  une  source 
d'équivoques  et  de  contestations;  à  présent,  rien 
de  plus  clair  :  un  homme  a-t-il  été  mis  au  carcan? 
n'y  a-t-il  pas  été  mis?  Voilà  l'état  de  la  question. 
C'est  une  simple  question  de  fait,  qui  s'éclaircit 
facilement  par  les  registres  du  greffe.  Un  homme 
n'a  pas  été  mis  au  carcan  :  c'est  un  homme  d'hon- 
neur, qui  peut  prétendre  à  tout,  aux  places  du 
ministère,  etc.;  il  entre  dans  les  corps,  dans  les 
académies,  dans  les  cours  souveraines.  On  sent 
combien  la  netteté  et  la  précision  épargnent  de 
querelles  et  de  discussions,  et  combien  le  com- 
merce de  la  vie  devient  commode  et  facile. 


MORALES 


Légalité. 


II  est  plus  tacile  de    légaliser  certaines   choses 
que  de  les  légitimer. 


Mar 


lage. 


L'état  de  mari  a  cela  de  fâcheux  que  le  mari 
qui  a  le  plus  d'esprit  peut  être  de  trop  partout, 
même  chez  lui,  ennuyeux  sans  ouvrir  la  bouche,  et 
ridicule  en  disant  la  chose  la  plus  simple.  Etre 
aimé  de  sa  femme  sauve  une  partie  de  ces  tra- 
vers. De  là  vient  que  M.  ***  disoit  à  sa  femme  : 
«  Ma  chère  amie,  aidez-moi  à  n'être  pas  ridicule.  » 

Le  divorce  est  si  naturel  que  dans  plusieurs 
maisons  il  couche  toutes  les  nuits  entre  deux 
époux. 

Grâce  à  la  passion  des  femmes,  il  faut  que 
l'homme  le  plus  honnête  soit  ou  un  mari,  ou  un 
sigisbé,  ou  un  crapuleux,  ou  un  impuissant. 

La  pire  des  mésalliances  est  celle  du  cœur. 

Une  des  meilleures  raisons  qu'on  puisse  avoir 
de  ne  se  marier  jamais,  c'est  qu'on  n'est  pas  tout 
à\fait  la  dupe  d'une  femme  tant  qu'elle  n'est  point 
Ja  vôtre. 


52  MAXIMES     ET    PENSEES 

Le  mariage  et  le  célibat  ont  tous  deux  des  in- 
convéniens...  Il  faut  préférer  celui  dont  les  incon- 
véniens  ne  sont  pas  sans  remède. 

En  amour,  il  suffit  de  se  plaire  par  ses  qualités 
aimables  et  par  ses  agrémens;  mais,  en  mariage, 
pour  être  heureux,  il  faut  s'aimer,  ou  du  moins  se 
convenir  par  ses  défauts. 

L'amour  plaît  plus  que  le  mariage,  par  la  raison 
que  les  romans  sont  plus  amusans   que  l'histoire. 

L'hymen  vient  après  l'amour,  comme  la  fumée 
après  la  flamme. 

Le  mot  le  plus  raisonnable  et  le  plus  mesuré  qui 
ait  été  dit  sur  la  question  du  céhbat  et  du  mariage 
est  celui-ci  :  «  Quelque  parti  que  tu  prennes,  tu  t'en 
repentiras.  »  Fontenelle  se  repentit,  dans  ses  der- 
nières années,  de  ne  s'être  pas  marié;  il  oublioit 
quatre-vingt-quinze  ans  passés  dans  l'insouciance. 

En  fait  de  mariage,  il  n'y  a  de  reçu  que  ce  qui 
est  sensé,  et  il  n'y  a  d'intéressant  que  ce  qui  est 
fou.  Le  reste  est  un  vil  calcul. 

On  marie  les  femmes  avant  qu'elles  soient  rien 
et  qu'elles  puissent  rien  être.  Un  mari  n'est  qu'une 


MORALES  53 

espèce  de   manœuvre   qui   tracasse   le  corps  de  sa 
femme,  ébauche  son  esprit  et  dégrossit  son  âme. 

Le  mariage,  tel  qu'il  se  pratique  chez  les  grands, 
est  une  indécence  convenue. 

Nous  avons  vu  des  hommes  réputés  honnêtes, 
des  sociétés  considérables,  applaudir  au  bonheur 
de  M''^  ***,  jeune  personne  belle,  spirituelle,  ver- 
tueuse, qui  obtenoit  l'avantage  de  devenir  l'épouse 
de  M.  ***,  vieillard  malsain,  repoussant,  malhon- 
nête, imbécile,  mais  riche.  Si  quelque  chose  carac- 
térise un  siècle  infâme,  c'est  un  pareil  sujet  de 
triomphe,  c'est  le  ridicule  d'une  telle  joie,  c'est 
ce  renversement  de  toutes  les  idées  morales  et  na- 
turelles. 

Un  homme  connu  pour  avoir  fermé  les  yeux  sur 
les  désordres  de  sa  femme,  et  qui  en  avoit  tiré  parti 
plusieurs  fois  pour  sa  fortune,  montroit  le  plus 
grand  chagrin  de  sa  mort,  et  me  dit  gravement  : 
«  Je  puis  dire  ce  que  Louis  XIV  disoit  à  la  mort 
de  Marie-Thérèse  :  «  Voilà  le  premier  chagrin 
'(  qu'elle  m'ait  jamais  donné.  » 

M.  D...  avoit  refusé  les  avances  d'une  jolie 
femme.  Son  mari  le  prit  en  haine  comme  s'il  les 
eût  acceptées,  et  on  rioit  de  M.  D...,  qui  disoit  : 


54  MAXIMES     ET    PENSEES 

«  Morbleu  !    s'il    savoit    du  moins  combien  il  est 
plaisant!  » 

Une  jolie  femme  dont  l'amant  étoit  maussade  et 
avoit  des  manières  conjugales,  lui  dit  :  «  Monsieur, 
apprenez  que,  quand  vous  êtes  avec  mon  mari 
dans  le  monde,  il  est  décent  que  vous  soyez  plus 
aimable  que  lui.  » 

Pardonnez-leur j  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font! 
fut  le  texte  que  prit  le  prédicateur  au  mariage  de 
d'Aubigné,  âgé  de  soixante-dix  ans.  et  d'une  jeune 
personne  de  dix-sept. 

A  propos  d'une  fille  qui  avoit  fait  un  mariage 
avec  un  homme  jusqu'alors  réputé  assez  honnête, 
M"^  de  L...  disoit  :  x  Si  j'étois  une  catin,  je  serois 
encore  une  fort  honnête  femme,  car  je  ne  vou- 
drois  point  prendre  pour  amant  un  homme  qui 
seroit  capable  de  m'épouser.  « 

M.  de  La  Reynière  devoit  épouser  M''^  de  Ja- 
rente,  jeune  et  aimable.  Il  revenoit  de  la  voir, 
enchanté  du  bonheur  qui  l'attendoit,  et  disoit 
à  M.  de  Malesherbes,  son  beau-frère  :  «  Ne 
pensez-vous  pas,  en  effet,  que  mon  bonheur  sera 
parfait?  —  Cela  dépend  de  quelques  circonstances. 
—  Comment!  que  voulez-vous  dire  ?  —  Cela  dépend 
du  premier  amant  qu'elle  aura.  » 


MORALES  55 

L'amour  le  plus  honnête  ouvre  l'âme  aux  pe- 
tites passions  ;  le  mariage  ouvre  votre  âme  aux 
petites  passions  de  votre  femme,  à  l'ambition,  à  la 
vanité,  etc. 

*  M...,  vieux  célibataire,  disoit  plaisamment  que 
le  mariage  est  un  état  trop  parfait  pour  l'imperfec- 
tion de  l'homme. 

-^  jyime  ^Q  Fourq...  disoit  aune  demoiselle  de 
compagnie  qu'elle  avoit  :  «  Vous  n'êtes  jamais  au 
fait  des  choses  qu'il  y  a  à  me  dire  sur  les  circon- 
stances où  je  me  trouve,  de  ce  qui  convient  à  mon 
caractère,  etc.,  par  exemple  dans  tel  temps  il  est 
très-vraisemblable  que  je  perdrai  mon  mari.  J'en 
serai  inconsolable.  Alors  il  faudra  me  dire,  etc.  » 

"^M.  d'Osmond  jouoit  dans  une  société  deux  ou 
trois  jours  après  la  mort  de  sa  femme,  morte  en 
province.  «  Mais,  d'Osmond,  lui  dit  quelqu'un,  il 
n'est  pas  décent  que  tu  joues  le  lendemain  de  la 
mort  de  ta  femme.  — Oh!  dit-il,  la  nouvelle  ne  m'en 
a  pas  encore  été  notifiée.  —  C'est  égal,  cela  n'est 
pas  bien.  —  Oh!  oh!  dit-il,  je  ne  fais  que  carotter.  » 

*«  Un  homme  de  lettres,  disoit  Diderot,  peut 
avoir  une  maîtresse  qui  fasse  des  livres;  mais  il 
faut  que  sa  femme  fasse  des  chemises.  » 


56  MAXIMES     ET    PENSÉES 

Médecine  et  Médecins. 

Les  médecins  et  le  commun  des  hommes  ne 
voient  pas  plus  clair  les  uns  que  les  autres  dans  les 
maladies  et  dans  l'intérieur  du  corps  humain  :  ce 
sont  tous  des  aveugles;  mais  les  médecins  sont 
des  quinze-vingts  qui  connoissent  mieux  les  rues 
et  qui  se  tirent  mieux  d'affaire. 

Avoir  la  manière  dont  on  en  use  envers  les  ma- 
lades dans  les  hôpitaux,  on  diroit  que  les  hommes 
ont  imaginé  ces  tristes  asiles  non  pour  soigner  les 
malades,  mais  pour  les  soustraire  aux  regards  des 
heureux,  dont  ces  infortunés  troubleroient  les 
jouissances. 

La  menace  du  rhume  négligé  est  pour  les  méde- 
cins ce  que  le  purgatoire  est  pour  les  pr^  es  :  un 
Pérou. 

Un  médecin  disoit  :  «  Il  n'y  a  que  les  héritiers 
qui  payent  bien.  » 

*Un  médecin  avoit  conseillé  un  cautère  à  M.  de***. 
Celui-ci  n'en  voulut  point.  Quelques  mois  se  pas- 
sèrent, et  la  santé  du  malade  revint.  Le  médecin, 
qui  le  rencontra  et  le  vit  mieux  portant,  lui  de- 
manda quel  remède  il  avoit  fait.  «  Aucun,  lui  dit  le 


MORALES  5'/ 

malade.  J'ai  fait  bonne  chère  tout  l'été;  j'ai  une 
maîtresse,  et  je  me  suis  réjoui.  Mais  voilà  l'hiver 
qui  approche  :  je  crains  le  retour  de  l'humeur  qui 
afflige  mes  yeux.  Ne  me  conseillez-vous  pas  le 
cautère?  —  Non,  lui  dit  gravement  le  médecin; 
vous  avez  une  maîtresse  :  cela  suffit.  Il  seroit  plus 
sage  de  la  quitter  et  de  mettre  un  cautère  ;  mais 
vous  pouvez  peut-être  vous  en  passer,  et  je  crois 
que  ce  cautère  suffît.  » 

*  Un  homme  d'une  grande  indiff^érence  sur  la 
vie  disoit  en  mourant  :  «  Le  docteur  Bouvard  sera 
bien  attrapé!  » 

Modes. 

Le  changement  de  modes  est  l'impôt  que  l'in- 
dustrie du  pauvre  met  sur  la  vanité  du  riche. 

*  C'est  une  chose  curieuse  de  voir  l'empire  de  la 
mode.  M.  de  La  Trémoille,  séparé  de  sa  femme, 
qu'il  n'aimoit  ni  n'estimoit,  apprend  qu'elle  a  la 
petite  vérole...  Il  s'enferme  avec  elle,  prend  la 
même  maladie,  meurt  et  lui  laisse  une  grande 
fortune  avec  le  droit  de  convoler. 

Modestie. 

*  Il  y  a  une  modestie  d'un  mauvais  genre,  fondée 
sur    l'ignorance,  qui   nuit    quelquefois    à    certains 

8 


58  MAXIMES     ET     PENSEES 

caractères  supérieurs,  qui  les  retient  dans  une  sorte 
de  médiocrité;  ce  qui  me  rappelle  le  mot  que 
disoit  à  déjeuner  à  des  gens  de  la  cour  un  homme 
d'un  mérite  reconnu  :  «Ah!  Messieurs,  que  je 
regrette  le  temps  que  j'ai  perdu  à  apprendre  com- 
bien je  Valois  mieux  que  vous!  » 

Mœurs,  Morale,  Moralistes. 

Il  y  a  entre  les  mœurs  anciennes  et  les  nôtres  le 
même  rapport  qui  se  trouve  entre  Aristide,  con- 
trôleur général  des  Athéniens,  et  l'abbé  Terray. 

On  a,  dans  le  monde,  ôté  des  mauvaises  mœurs 
tout  ce  qui  choque  le  bon  goût  :  c'est  une  réforme 
qui  date  des  dix  dernières  années. 

Jouis  et  fais  jouir,  sans  faire  de  mal  ni  à  toi  ni 
à  personne...  Voilà,  je  crois,  toute  la  morale. 

Pour  les  hommes  vraiment  honnêtes  et  qui  ont 
de  certains  principes,  les  commandemens  de  Dieu 
ont  été  mis  en  abrégé  sur  le  frontispice  de  l'abbaye 
de  Thélème  .  Fais  ce  que  tu  voudras. 

Les  philosophes  reconnoissent  quatre  vertus 
principales  dont  ils  font  dériver  toutes  les  autres. 
Ces  vertus  sont  la  justice,  la  tempérance,  la  force 


MORALES  59 

et  la  prudence.  On  peut  dire  que  cette  dernière 
renferme  les  deux  premières  (la  justice  et  la  tem- 
pérance), et  qu'elle  supplée  en  quelque  sorte  à  la 
force,  en  sauvant  à  l'homme  qui  a  le  malheur  d'en 
manquer  une  grande  partie  des  occasions  où  elle 
est  nécessaire. 

J'ai  souvent  remarqué,  dans  mes  lectures,  que 
le  premier  mouvement  de  ceux  qui  ont  fait  quel- 
que action  héroïque,  qui  se  sont  livrés  à  quelque 
impression  généreuse,  qui  ont  sauvé  des  infor- 
tunés, couru  quelque  grand  risque  et  procuré  quel- 
que grand  avantage,  soit  au  public,  soit  à  des  par- 
ticuHers;  j'ai,  dis-je,  remarqué  que  leur  premier 
mouvement  a  été  de  refuser  la  récompense  qu'on 
leur  en  offroit.  Ce  sentiment  s'est  trouvé  dans  le 
cœur  des  hommes  les  plus  indigens  et  de  la  der- 
nière classe  du  peuple.  Quel  est  donc  cet  instinct 
moral  qui  apprend  à  l'homme  sans  éducation  que 
la  récompense  de  ces  actions  est  dans  le  cœur  de 
celui  qui  les  a  faites?  Il  semble  qu'en  nous  les 
payant  on  nous  les  ôte. 

Le  premier  des  dons  de  la  nature  est  cette  force 
de  raison  qui  vous  élève  au-dessus  de  vos  propres 
passions  et  de  vos  foiblesses,  et  qui  vous  fait  gou- 
verner vos  qualités  mêmes,  vos  talens  et  vos 
vertus- 


6o  MAXIMES     ET     PENSÉES 

On  fausse  son  esprit,  sa  conscience,  sa  raison, 
comme  on  gâte  son  estomac. 

Les  lois  du  secret  et  du  dépôt  sont  les  mêmes. 

Mortalité. 

On  compte  environ  cent  cinquante  millions 
d'âmes  en  Europe,  le  double  en  Afrique,  plus  du 
triple  en  Asie.  En  admettant  que  l'Amérique  et  les 
terres  australes  n'en  contiendroient  que  la  moitié 
de  ce  que  donne  notre  hémisphère,  on  peut  as- 
surer qu'il  meurt  tous  les  jours,  sur  notre  globe, 
plus  de  cent  mille  hommes.  Un  homme  qui  n'au- 
roit  vécu  que  trente  ans  auroit  échappé  environ 
mille  quatre  cents  fois  à  cette  épouvantable  des- 
truction. 


Natu 


re. 


De  nos  jours,  ceux  qui  aiment  la  nature  sont 
accusés  d'être  romanesques. 

La  nature  paroît  se  servir  des  hommes  pour  ses 
desseins,  sans  se  soucier  des  instrumens  qu'elle  em- 
ploie, à  peu  près  comme  les  tyrans  qui  se  défont 
de  ceux  dont  ils  se  sont  servis. 

La   nature  ne  m'a  point  dit  :  «   Ne   sois  point 


MORALES  6l 

pauvre  »,  encore  moins  :  «  Sois  riche  »  ;  mais  elle 
me  crie  :  «  Sois  indépendant.  » 

De  rOpinion  et  des  Opinions. 

C'est  une  source  de  plaisir  et  de  philosophie  de 
faire  l'analyse  des  idées  qui  entrent  dans  les  divers 
jugemens  que  portent  tel  ou  tel  homme,  telle  ou 
telle  société.  L'examen  des  idées  qui  déterminent 
telle  ou  telle  opinion  publique  n'est  pas  moins  in- 
téressant, et  l'est  souvent  davantage. 

L'opinion  est  la  reine  du  monde,  parce  que  la 
sottise  est  la  reine  des  sots. 

Souvent  une  opinion,  une  coutume,  commence  à 
paroître  absurde  dans  la  première  Jeunesse,  et,  en 
avançant  dans  la  vie,  on  en  trouve  la  raison;  elle 
paroît  moins  absurde.  En  faudroit-il  conclure  que 
de  certames  coutumes  sont  moins  ridicules  ?  On 
seroit  porté  à  penser  quelquefois  qu'elles  ont  été 
établies  par  des  gens  qui  avoient  lu  le  livre  entier 
de  la  vie,  et  qu'elles  sont  jugées  par  des  gens  qui, 
malgré  leur  esprit,  n'en  ont  lu  que  quelques  pages. 

L'opinion  publique  est  une  juridiction  que  Thon- 
nête  homme  ne  doit  jamais  reconnoître  parfaite- 
ment, et  qu'il  ne  doit  jamais  décliner. 


02  MAXIMES     ET     PENSÉES 

Celui  qui  est  juste  au  milieu  entre  notre  ennemi 
et  nous  nous  paroît  être  plus  voisin  de  notre  en- 
nemi :  c'est  un  effet  des  lois  de  l'optique,  comme 
celui  par  lequel  le  jet  d'eau  d'un  bassin  paroît 
moins  éloigné  de  l'autre  bord  que  de  celui  où 
vous  êtes. 

Il  j  a  à  parier  que  toute  idée  publique,  toute 
convention  reçue,  est  une  sottise,  car  elle  a  con- 
venu au  plus  grand  nombre. 

Ceux  qui  rapportent  tout  à  l'opinion  res- 
semblent à  ces  comédiens  qui  jouent  mal  pour 
être  applaudis,  quand  le  goût  du  public  est  mau- 
vais :  quelques-uns  auroient  le  moyen  de  bien 
jouer,  si  le  goût  du  public  étoit  bon.  L'honnête 
homme  joue  son  rôle  le  mieux  qu'il  peut,  sans 
songer  à  la  galerie. 

Les  idées  des  hommes  sont  comme  les  cartes  et 
autres  jeux.  Des  idées  que  j'ai  vu  autrefois  re- 
garder comme  dangereuses  et  trop  hardies  sont 
depuis  devenues  communes  et  presque  triviales,  et 
ont  descendu  jusqu'à  des  hommes  peu  dignes 
d'elles.  Quelques-unes  de  celles  à  qui  nous  don- 
nons le  nom  d'audacieuses  seront  vues  comme  foi- 
bles  et  communes  par  nos  descendans. 

Le  public  ne  croit  point  à  la  pureté  de  certaines 


MORALES  63 

vertus  et  de  certains  seniimens,  et,  en  général,  le 
public  ne  peut  guère  s'élever  qu'à  des  idées  basses. 

Il  n'y  a  pas  d'homme  qui  puisse  être,  à  lui  tout 
seul,  aussi  méprisable  qu'un  corps;  il  n'y  a  point 
de  corps  qui  puisse  être  aussi  méprisable  que  le 
public. 

Il  y  a  des  siècles  où  l'opinion  publique  est  la  plus 
mauvaise  des  opinions. 

Pour  avoir  une  idée  juste  des  choses,  il  faut  pren- 
dre les  mots  dans  la  signification  opposée  à  celle 
qu'on  leur  donne  dans  le  monde.  Misanthrope, 
mauvais  François,  cela  veut  dire  bon  citoyen  qui  in- 
dique certains  abus  monstrueux  ;  philosophe,  homme 
simple  qui  sait  que  deux  et  deux  font  quatre,  etc. 

La  prétention  la  plus  inique  et  la  plus  absurde 
en  matière  d'intérêt,  qui  seroit  condamnée  avec 
mépris  comme  insoutenable  dans  une  société  d'hon- 
nêtes gens  choisis  pour  arbitres,  faites-en  la  matière 
d'un  procès  en  justice  réglée.  Tout  procès  peut  se 
perdre  ou  se  gagner,  et  il  n'y  a  pas  plus  à  parier 
pour  que  contre;  de  même,  toute  opinion,  toute 
assertion,  quelque  ridicule  qu'elle  soit,  faites-en  la 
matière  d'un  débat  entre  des  partis  différens  :  dans 
un  corps,  dans  une  assemblée,  elle  peut  emporter 
la  pluralité  des  suffrages. 


64  MAXIMES     ET     PENSEES 

Le  public  de  ce  moment-ci  est,  comme  la  tra- 
gédie moderne,  absurde,  atroce  et  plat. 

Les  idées  du  public  ne  sauroient  manquer  d'être 
presque  toujours  viles  et  basses.  Comme  il  ne  lui 
revient  guère  que  des  scandales  et  des  actions  d'une 
indécence  marquée,  il  teint  de  ces  mêmes  couleurs 
presque  tous  les  faits  ou  les  discours  qui  passent 
jusqu'à  lui.  Voit-il  une  liaison,  même  de  la  plus 
noble  espèce,  entre  un  grand  seigneur  et  un  homme 
de  mérite,  entre  un  homme  en  place  et  un  parti- 
culier, il  ne  voit,  dans  le  premier  cas,  qu'un  pro- 
tecteur et  un  client;  dans  le  second,  que  du  ma- 
nège et  de  l'espionnage  souvent.  Dans  un  acte  de 
générosité  mêlé  de  circonstances  nobles  et  intéres- 
santes, il  ne  voit  que  de  l'argent  prêté  à  un  habile 
homme  par  une  dupe;  dans  le  fait  qui  donne  de  la 
publicité  à  une  passion  quelquefois  très-intéressante 
d'une  femme  honnête  et  d'un  homme  digne  d'être 
aimé,  il  ne  voit  que  du  catinisme  ou  du  libertinage  : 
c'est  que  ses  jugemens  sont  déterminés  d'avance 
par  un  grand  nombre  de  cas  où  il  a  dû  condamner 
et  mépriser.  Il  résulte  de  ces  observations  que  ce 
qui  peut  arriver  de  mieux  aux  honnêtes  gens,  c'est 
de  lui  échapper, 

*  Les  conquérans  passeront  toujours  pour  les 
premiers  des  hommes,  comme  on  dira  toujours  que 
le  lion  est  le  roi  des  animaux. 


MORALES  65 

*  Le  public  ne  croit  point  à  la  pureté  de  cer- 
taines vertus  et  de  certains  sentimens,  et  en  général 
le  public  ne  peut  guère  s'élever  qu'à  des  idées  basses. 

Paris. 

Les  vieillards,  dans  les  capitales,  sont  plus  cor- 
rompus que  les  jeunes  gens.  C'est  là  que  la  pour- 
riture vient  à  la  suite  de  la  maturité. 


Paris,  singulier  pays,  où  il  faut  trente  sous  pour 
dîner,  quatre  francs  pour  prendre  l'air,  cent  louis 
pour  le  superflu  dans  le  nécessaire,  et  quatre  cents 
iouis  pour  n'avoir  que  le  nécessaire  dans  le  su- 
perflu ! 

Paris,  ville  d'amusemens,  de  plaisirs,  etc.,  où  les 
quatre  cinquièmes  des  habitans  meurent  de  cha- 
grin. 

On  pourroit  appliquera  la  ville  de  Paris  les  pro- 
pres termes  de  sainte  Thérèse  pour  définir  l'enfer  : 
l'endroit  où  il  pue  et  où  l'on  n'aime  point. 

Quand  on  est  trop  frappé  des  maux  de  la  société 
universelle  et  des  horreurs  que  présentent  la  capi- 
tale ou  les  grandes  villes,  il  faut  se  dire  :  «  Il  pouvoit 
Chamfort.   I.  9 


66  MAXIMES     ET    PENSEES 

naître  de  plus  grands  malheurs  encore  de  la  suite 
de  combinaisons  qui  a  soumis  vingt-cinq  millions 
d'hommes  à  un  seul,  et  qui  a  réuni  sept  cent  mille 
hommes  sur  un  espace  de  deux  lieues  carrées.  » 

Si  l'on  avoit  dit  à  Adam,  le  lendemain  de  la 
mort  d'Abel,  que  dans  quelques  siècles  il  y  auroit 
des  endroits  où,  dans  l'enceinte  de  quatre  lieues 
carrées  se  trouveroient  réunis  et  amoncelés  sept  ou 
huit  cent  mille  hommes,  auroit-il  cru  que  ces  multi- 
tudes pussent  jamais  vivre  ensemble?  Ne  se  seroit- 
il  pas  fait  une  idée  encore  plus  affreuse  de  ce  qui 
s'y  commet  de  crimes  et  de  monstruosités?  C'est  la 
réflexion  qu'il  faut  faire  pour  se  consoler  des  abus- 
attachés  à  ces  étonnantes  réunions  d'hommes. 

*M...,  ayant  voyagé  en  Sicile,  combattoit  le 
préjugé  où  l'on  est  que  l'intérieur  des  terres  est 
rempli  de  voleurs.  Pour  le  prouver,  il  ajoutoit  que 
partout  où  il  avoit  été  on  lui  avoit  dit  :  «  Les  bri- 
gands sont  ailleurs.»  M.  de  B..., misanthrope  gai, 
lui  dit:  «Voilà,  par  exemple,  ce  qu'on  ne  vous 
diroit  pas  à  Paris.  » 

*On  sait  qu'il  y  a  dans  Paris  des  voleurs  connus- 
de  la  police,  presque  avoués  par  elle  et  qui  sont  à 
ses  ordres,  s'ils  ne  sont  pas  les  délateurs  de  leurs^ 
camarades.   Un  jour,  le  lieutenant  de  police    en 


MORALES  67 

manda  quelques-uns  et  leur  dit  :  «  Il  a  été  volé  tel 
effet,  tel  jour,  en  tel  quartier.  —  Monsieur,  à  quelle 
heure  ? — A  deux  heures  après  midi.  —  Monsieur,  ce 
n'est  pas  nous,  nous  ne  pouvons  en  répondre  ;  il 
faut  que  cela  ait  été  volé  par  des  forains.  » 

*  M...  disoit  plaisamment  qu'à  Paris  chaque 
honnête  homme  contribue  à  faire  vivre  les  espions 
de  police,  comme  Pope  dit  que  les  poètes  nourris- 
sent les  critiques  et  les  journalistes. 

Passions. 

La  fable  de  Tantale  n'a  presque  jamais  servi 
d'emblème  qu'à  l'avarice;  mais  elle  est  pour  le 
moins  autant  celui  de  l'ambition,  de  l'amour  de  la 
gloire,  de  presque  toutes  les  passions. 

Toutes  les  passions  sont  exagératrices,  et  elles 
ne  sont  des  passions  que  parce  qu'elles  exagèrent. 

Le  grand  malheur  des  passions  n'est  pas  dans  les 
tourmens  qu'elles  causent,  mais  dans  les  fautes, 
dans  les  turpitudes  qu'elles  font  commettre  et  qui 
dégradent  l'homme.  Sans  ces  inconvéniens,  elles  au- 
roient  trop  d'avantages  sur  la  froide  raison,  qui  ne 
rend  point  heureux.  Les  passions  font  vivre  l'homme  ; 
la  sagesse  le  fait  seulement  durer. 


68  MAXIMES     ET     PENSEES 

Le  moment  où  l'on  perd  les  illusions,  les  passions 
de  la  jeunesse,  laisse  souvent  des  regrets;  mais 
quelquefois  on  hait  le  prestige  qui  nous  a  trompés. 
C'est  Armide  qui  brûle  et  détruit  le  palais  où  elle 
fut  enchantée. 

La  nature,  en  faisant  naître  à  la  fois  la  raison  et 
les  passions,  semble  avoir  voulu,  par  le  second  pré- 
sent, aider  l'homme  à  s'étourdir  sur  le  mal  qu'elle 
lui  a  fait  par  le  premier,  et,  en  ne  le  laissant  vivre 
que  peu  d'années  après  la  perte  de  ses  passions, 
semble  prendre  pitié  de  lui  en  le  délivrant  bientôt 
d'une  vie  qui  le  réduit  à  sa  raison  pour  seule  res- 
source. 

C'est  après  l'âge  des  passions  que  les  grands 
hommes  ont  produit  leurs  chefs-d'œuvre,  comme 
c'est  après  les  éruptions  des  volcans  que  la  terre 
est  plus  fertile. 

*  «  Il  étoit  passionné  et  se  croyoit  sage;  j'étois 
folle,  mais  je  m'en  doutois,  et,  sous  ce  point  de 
vue,  j'étois  plus  près  que  lui  de  la  sagesse.  » 

Proverbes. 

Chi  manga  facili,  caga  diavoli. 

—  //  pastor  romano  non  vuole  pecora  senza  lana. 


MORALES  69 

—  Il  n'est  vertu  que  pauvreté  ne  gâte. 

—  Ce  n'est  pas  la  faute  du  chat  quand  il  prend 
le  dîner  de  la  servante. 

*  C'est  un  proverbe  turc  que  ce  beau  mot  :  «  O 
malheur!  je  te  rends  grâces  si  tu  es  seul  !  )> 

*  Les  Italiens  disent  :  Sotto  umbilico  ne  religione 
ne  verità. 

Providence. 

Quelqu'un  disoit  que  la  Providence  étoit  le  nom 
de  baptême  du  hasard  :  quelque  dévot  dira  que  le 
hasard  est  un  sobriquet  de  la  Providence. 

*  Pour  justifier  la  Providence,  saint  Augustin  dit 
qu'elle  laisse  le  méchant  sur  la  terre  pour  qu'il 
devienne  bon,  ou  que  le  bon  devienne  meilleur  par 
lui. 

Philosophes  et  Philosophie. 

En  voyant  Bacon,  dans  le  commencement  du 
XVI^  siècle,  indiquer  à  l'esprit  humain  la  marche 
qu'il  doit  suivre  pour  reconstruire  l'édifice  des 
sciences ,  on  cesse  presque  d'admirer  les  grands 
hommes  qui  lui  ont  succédé,  tels  que  Bayle, 
Locke,  etc.  Il  leur  distribue  d'avance  le  terrain 
qu'ils  ont  à  défricher  ou  à  conquérir.  C'est  César, 


yo  MAXIMES     ET    PENSEES 

maître  du  monde  après  la  victoire  de  Pharsale, 
donnant  des  royaumes  et  des  provinces  à  ses  par- 
tisans ou  à  ses  favoris. 

Dans  les  naïvetés  d'un  enfant  bien  né,  il  y  a 
quelquefois  une  philosophie  bien  aimable. 

Peu  de  personnes  peuvent  aimer  un  philo- 
sophe. C'est  presque  un  ennemi  public  qu'un  homme 
qui,  dans  les  différentes  prétentions  des  hommes 
et  dans  le  mensonge  des  choses,  dit  à  chaque  homme 
et  à  chaque  chose  :  «  Je  ne  te  prends  que  pour  ce 
que  tu  es;  je  ne  t'apprécie  que  ce  que  tu  vaux.  »  Et 
ce  n'est  pas  une  petite  entreprise  de  se  faire  aimer 
et  estimer  avec  l'annonce- de  ce  ferme  propos. 

Un  homme  d'esprit  prétendoit,  devant  des  mil- 
lionnaires, qu'on  pouvoit  être  heureux  avec  deux 
mille  écus  de  rente.  Ils  soutinrent  le  contraire  avec 
aigreur,  et  même  avec  emportement.  Au  sortir  de 
chez  eux,  il  cherchoit  la  cause  de  cette  aigreur  de 
la  part  de  gens  qui  avoient  de  l'amitié  pour  lui.  Il 
la  trouva  enfin  :  c'est  que  par  là  il  leur  faisoit  entre- 
voir qu'il  n'étoit  pas  dans  leur  dépendance.  Tout 
homme  qui  a  peu  de  besoins  semble  menacer  les 
riches  d'être  toujours  prêt  à  leur  échapper.  Les 
tyrans  voient  par  là  qu'ils  perdent  un  esclave.  On 
peut  appliquer  cette  réflexion  à  toutes  les  passions 


M  O  R  A  L  ES  71 

en  général.  L'homme  qui  a  vaincu  le  penchant  à 
J'amour  montre  une  indifférence  toujours  odieuse 
aux  femmes  :  elles  cessent  aussitôt  de  s'intéresser  à 
lui.  C'est  peut-être  pour  cela  que  personne  ne  s'in- 
téresse à  la  fortune  d'un  philosophe  :  il  n'a  pas  les 
passions  qui  émeuvent  la  société.  On  voit  qu'on  ne 
peut  presque  rien  faire  pour  son  bonheur,  et  on  le 
laisse  là. 

J'ai  vu  des  hommes  qui  n'étoient  doués  que 
d  une  raison  simple  et  droite,  sans  une  grande  éten- 
due ni  sans  beaucoup  d'élévation  d'esprit;  et  cette 
raison  simple  avoit  suffi  pour  leur  faire  mettre  à  leur 
place  les  vanités  et  les  sottises  humaines,  pour  leur 
donner  le  sentiment  de  leur  dignité  personnelle, 
leur  faire  apprécier  ce  même  sentiment  dans  autrui. 
J'ai  vu  des  femmes  à  peu  près  dans  le  même  cas, 
qu'un  sentiment  vrai,  éprouvé  de  bonne  heure,  avoit 
mises  au  niveau  des  mêmes  idées.  Il  suit  de  ces 
deux  observations  que  ceux  qui  mettent  un  grand 
prix  à  ces  vanités,  à  ces  sottises  humaines,  sont  de 
la  dernière  classe  de  notre  espèce. 

Notre  raison  nous  rend  quelquefois  aussi  mal- 
heureux que  nos  passions,  et  on  peut  dire  de 
l'homme,  quand  il  est  dans  ce  cas,  que  c'est  un 
malade  empoisonné  par  son  médecin. 

Qu'est-ce  qu'un  philosophe?  C'est   un  homme 


72  MAXIMES     ET     PENSEES 

qui  oppose  la  nature  à  la  loi,  la  raison  à  l'usage, 
sa  conscience  à  .l'opinion  et  son  jugement  à  l'er- 
reur. 

>.(  N'as-tu  pas  honte  de  vouloir  parler  mieux  que 
tu  ne  peux?  »  disoit  Sénèque  à  l'un  de  ses  fils,  qui 
ne  pouvoit  trouver  l'exorde  d'une  harangue  qu'il 
avoit  commencée.  On  pourroit  dire  de  même  à 
ceux  qui  adoptent  des  principes  plus  forts  que  leur 
caractère  :  «  N'as-tu  pas  honte  de  vouloir  être 
philosophe  plus  que  tu  ne  peux?  » 

J'ai  lu  dans  je  ne  sais  quel  voyageur  que  cer- 
tains sauvages  de  l'Afrique  croient  à  l'immortalité 
de  l'âme.  Sans  prétendre  expliquer  ce  qu'elle 
devient,  ils  la  croient  errante,  après  la  mort,  dans 
les  broussailles  qui  environnent  leurs  bourgades, 
et  la  cherchent  plusieurs  matinées  de  suite.  Ne 
la  trouvant  pas,  ils  abandonnent  cette  recherche 
et  n'y  pensent  plus.  C'est  à  peu  près  ce  que  noG 
philosophes  ont  fait  et  avoient  de  meilleur  ;. 
faire. 

II  y  a  peu  d'hommes  qui  se  permettent  un  usage 
vigoureux  et  intrépide  de  leur  raison,  et  osent 
l'appliquer  à  tous  les  objets  dans  toute  sa  force. 
Le  temps  est  venu  où  il  faut  l'appliquer  ainsi  à 
tous  les  objets  de  la  morale,  de  la  politique  et  de 


MORALES  73 

la  société;  aux  rois,  aux  ministres,  aux  grands, 
aux  philosophes,  aux  principes  des  sciences,  des 
beaux-arts,  etc.,  sans  quoi  on  restera  dans  la 
médiocrité. 

Le  philosophe  qui  veut  éteindre  ses  passions 
ressemble  au  chimiste  qui  voudroit  éteindre  son 
feu. 

La  nature  a  voulu  que  les  illusions  fussent  pour 
les  sages  comme  pour  les  fous,  afin  que  les  pre- 
miers ne  fussent  pas  trop  malheureux  par  leur 
propre  sagesse. 

Quand  on  veut  devenir  philosophe,  il  ne  faut 
pas  se  rebuter  des  premières  découvertes  affli- 
geantes qu'on  fait  dans  la  connoissance  des  hommes  ; 
il  faut,  pour  les  connoître,  triompher  du  méconten- 
tement qu'ils  donnent,  comme  l'anatomiste  triomphe 
de  la  nature,  de  ses  organes  et  de  son  dégoût, 
pour  devenir  habile  dans  son  art. 

Je  ne  conçois  pas  de  sagesse  sans  défiance.  L'É- 
criture a  dit  que  le  commencement  de  la  sagesse 
étoit  la  crainte  de  Dieu;  moi,  je  crois  que  c'est  la 
crainte  des  hommes. 

Si  Diogène  vivoit  de  nos  jours,  il  faudroit  que 
sa  lanterne  fût  une  lanterne  sourde. 


74  MAXIMES     ET     PENSÉES 

Si  les  vérités  cruelles,  les  fâcheuses  découvertes, 
les  secrets  de  la  société,  qui  composent  la  science 
d'un  homme  du  monde  parvenu  à  l'âge  de  qua- 
rante ans,  avoient  été  connus  de  ce  même  homme 
à  l'âge  de  vingt,  ou  il  fût  tombé  dans  le  désespoir, 
ou  il  se  seroit  corrompu  par  lui-même,  par  projet; 
et  cependant  on  voit  un  petit  nombre  d'hommes 
sages,  parvenus  à  cet  âge-là,  instruits  de  toutes  ces 
choses  et  très-éclairés,  n'être  ni  corrompus  ni  mal- 
heureux. La  prudence  dirige  leurs  vertus  à  travers 
la  corruption  publique,  et  la  force  de  leur  carac- 
tère, jointe  aux  lumières  d'un  esprit  étendu,  les 
élève  au-dessus  du  chagrin  qu'inspire  la  perversité 
des  hommes. 

Il  n'est  pas  vrai  (ce  qu'a  dit  Rousseau  après' 
Plutarque)  que  plus  on  pense,  moins  on  sent;  mais 
il  est  vrai  que  plus  on  juge,  moins  on  aime.  Peu 
d'hommes  vous  mettent  dans  le  cas  de  faire  excep- 
tion à  cette  règle. 

L'homme  sans  principes  est  aussi  ordinairement 
un  homme  sans  caractère,  car,  s'il  étoit  né  avec 
du  caractère,  il  auroit  senti  le  besoin  de  se  créer 
des  principes. 

Il  y  a  plus  de  fous  que  de  sages,  et  dans  le  sage 
même  il  y  a  plus  de  folie  que  de  sagesse. 


MORALES  75 

N'est-ce  pas  une  chose  plaisante  de  considérer 
que  la  gloire  de  plusieurs  grands  hommes  soit 
d'avoir  employé  leur  vie  entière  à  combattre  des 
préjugés  ou  des  sottises  qui  font  pitié  et  qui  sem- 
bloient  ne  devoir  jamais  entrer  dans  une  tète  hu- 
maine? La  gloire  de  Bayle,  par  exemple,  est  d'avoir 
montré  ce  qu'il  y  a.  d'absurde  dans  les  subtilités 
philosophiques  et  scolastiques,  qui  feroient  lever 
les  épaules  à  un  paysan  du  Gàtinois  doué  d'un 
grand  sens  naturel;  celle  de  Locke,  d'avoir  prouvé 
qu'on  ne  doit  point  parler  sans  s'entendre  ni 
croire  entendre  ce  qu'on  n'entend  pas;  celle  de 
plusieurs  philosophes,  d'avoir  composé  de  gros 
livres  contre  des  idées  superstitieuses  qui  feroient 
fuir  avec  mépris  un  sauvage  du  Canada  ;  celle  de 
Montesquieu  et  de  quelques  auteurs  avant  lui, 
d'avoir,  en  respectant  une  foule  de  préjugés  misé- 
rables, laissé  entrevoir  que  les  gouvernans  sont 
faits  pour  les  gouvernés,  et  non  les  gouvernés  pour 
les  gouvernans.  Si  le  rêve  des  philosophes  qui 
croient  au  perfectionnement  de  la  société  s'ac- 
complit, que  dira  la  postérité  de  voir  qu'il  ait  fallu 
tant  d'efforts  pour  arriver  à  des  résultats  si  simples 
et  si  naturels? 

L'honnête  homme  détrompé  de  toutes  les  illu- 
sions est  l'homme  par  excellence.  Pour  peu  qu'il 
ait  d'esprit,  sa  société  est  très-aimable.  Il  ne  sau- 


y6  MAXIMES     ET     PENSEES 

roit  être  pédant,  ne  mettant  d'importance  à  rien; 
il  est  indulgent,  parce  qu'il  se  souvient  qu'il  a  eu 
des  illusions  comme  ceux  qui  en  sont  encore 
occupés.  C'est  un  effet  de  son  insouciance  d'être 
sûr  dans  le  commerce,  de  ne  se  permettre  ni  re- 
dites ni  tracasseries.  Si  on  se  les  permet  à  son 
égard,  il  les  oublie  ou  les  dédaigne.  Il  doit  être 
plus  gai  qu'un  autre,  parce  qu'il  est  constamment 
en  état  d'épigramme  contre  son  prochain;  il  est 
dans  le  vrai,  et  rit  des  faux  pas  de  ceux  qui  mar- 
chent à  tâtons  dans  le  faux  :  c'est  un  homme  qui 
d'un  endroit  éclairé  voit  dans  une  chambre  obscure 
les  gestes  ridicules  de  ceux  qui  s'y  promènent  au 
hasard;  il  brise  en  riant  les  faux  poids  et  les  fausses 
mesures  qu'on  applique  aux  hommes  et  aux  choses. 

Pour  parvenir  à  pardonner  à  la  raison  le  mal 
qu'elle  fait  à  la  plupart  des  hommes,  on  a  besoin 
de  considérer  ce  que  ce  seroit  que  l'homme  sans 
sa  raison  :  c'étoit  un  mal  nécessaire. 

Ce  que  j'admire  dans  les  anciens  philosophes^ 
c'est  le  désir  de  conformer  leurs  mœurs  h  leurs 
écrits  :  c'est  ce  que  l'on  remarque  dans  Platon, 
Théophraste  et  plusieurs  autres.  La  morale  pratique 
étoit  si  bien  la  partie  essentielle  de  leur  philoso- 
phie que  plusieurs  furent  mis  à  la  tête  des  écoles 
sans  avoir  rien  écrit.  Ce  fut  le  cas  pour  Xénocrate, 


MORAL  ES  7y 

Polémon,  Heusippe,  etc..  Socrate,  sans  avoir 
donné  un  seul  ouvrage  et  sans  avoir  étudié  au- 
cune science  que  la  morale,  n'en  fut  pas  moins  le 
premier  philosophe  de  son  siècle. 

Il  est  dangereux  pour  un  philosophe  attaché  à 
un  grand  (si  jamais  les  grands  ont  eu  auprès  d'eux 
un  philosophe)  de  montrer  tout  son  désintéresse- 
ment :  on  le  prendroit  au  mot.  Il  se  trouve  dans  la 
nécessité  de  cacher  ses  vrais  sentimens,  et  c'est 
pour  ainsi  dire  un  hypocrite  d'ambition. 

Un  philosophe  regarde  ce  qu'on  appelle  un  état 
dans  le  monde  comme  les  Tartares  regardent  les 
villes,  c'est-à-dire  comme  une  prison  :  c'est  un 
cercle  où  les  idées  se  resserrent,  se  concentretit, 
en  ôtant  à  l'âme  et  à  l'esprit  leur  étendue  et  leur 
développement.  Un  homme  qui  a  un  grand  état 
dans  le  monde  a  une  prison  plus  grande  et  plus 
ornée;  celui  qui  n'y  a  qu'un  petit  état  est  dans  un 
cachot.  L'homme  sans  état  est  le  seul  homme  libre, 
pourvu  qu'il  soit  dans  l'aisance,  ou  du  moins  qu'il 
n'ait  aucun  besoin  des  hommes. 

Le  philosophe  se  portant  pour  un  être  qui  ne 
donne  aux  hommes  que  leur  valeur  véritable,  il  est 
fort  simple  que  cette  manière  de  juger  ne  plaise  à 
personne. 


7»  MAXIMES     ET     PENSEES 

L'homme  du  monde,  l'ami  de  la  fortune,  même 
l'amant  de  la  gloire,  tracent  tous  devant  eux  une 
ligne  directe  qui  les  conduit  à  un  terme  inconnu; 
le  sage,  l'ami  de  lui-même,  décrit  une  ligne  circu- 
laire dont  l'extrémité  le  ramène  à  lui  :  c'est  le 
totus  teres  atque  rotundus  d'Horace. 


Il  ne  faut  point  s'étonner  du  goût  de  J.  J.  Rous- 
seau pour  la  retraite  :  de  pareilles  âmes  sont  ex- 
posées à  se  voir  seules,  à  vivre  isolées  comme 
l'aigle;  mais,  comme  lui,  l'étendue  de  leurs  regards 
et  la  hauteur  de  leur  vol  sont  le  charme  de  leur 
solitude. 

Presque  tous  les  hommes  sont  esclaves,  par  la 
raison  que  les  Spartiates  donnoient  de  la  servitude 
des  Perses,  faute  de  savoir  prononcer  la  syllabe 
non.  Savoir  prononcer  ce  mot  et  savoir  vivre  seul 
sont  les  deux  seuls  moyens  de  conserver  sa  liberté 
et  son  caractère. 

Les  moralistes,  ainsi  que  les  femmes  philosophes 
qui  ont  fait  des  systèmes  en  physique  ou  en 
métaphysique ,  ont  trop  multiplié  les  maximes. 
Que  devient,  par  exemple,  le  mot  de  Tacite  : 
Neque  niuUer^  amissa  pudicitia,  alla  abnuerit^  après 
l'exemple  de  tant  de  femmes  qu'une  foiblesse  n'a 
pas  empêchées  de  pratiquer  plusieurs  vertus?  J'ai 


MORALES  79 

VU  Mnie  de  L...,  après  une  jeunesse  peu  différente 
de  celle  de  Manon  Lescaut,  avoir  dans  l'âge  mûr 
une  passion  digne  d'Héloïse.  Mais  ces  exemples 
sont  d'une  morale  dangereuse  à  établir  dans  les 
livres;  il  faut  seulement  les  observer,  afin  de  n'être 
pas  dupe  de  la  charlatanerie  des  moralistes. 

Les  stoïciens  sont  des  espèces  d'inspirés  qui 
portent  dans  la  morale  l'exaltation  et  l'enthousiasme 
poétiques. 

La  vie  contemplative  est  souvent  misérable.  Il 
faut  agir  davantage,  penser  moins  et  ne  pas  se 
regarder  vivre. 

L'homme  peut  aspirer  à  la  vertu;  il  ne  peut 
raisonnablement  prétendre  de  trouver  la  vérité. 

Le  jansénisme  des  chrétiens,  c'est  le  stoïcisme 
des  païens,  dégradé  de  figure  et  mis  à  la  portée 
d'une  populace  chrétienne,  et  cette  secte  a  eu  des 
Pascal  et  des  Arnauld  pour  défenseurs. 

Il  y  auroit  une  manière  plaisante  de  prouver 
qu'en  France  les  philosophes  sont  les  plus  mauvais 
citoyens  du  monde.  La  preuve,  la  voici  :  c'est 
qu'ils  ont  imprimé  une  grande  quantité  de  vérités 
importantes  dans  l'ordre  politique  et  économique, 


8o  MAXIMES     ET     PENSEES 

et  ont  donné  plusieurs  conseils  utiles  consignés 
dans  leurs  livres.  Ces  conseils  ont  été  suivis  par 
presque  tous  les  souverains  de  l'Europe,  presque 
partout,  hors  en  France  :  d'où  il  suit  que,  la  pros- 
périté des  étrangers  augmentant  leur  puissance, 
tandis  que  la  France  reste  aux  mêmes  termes,  con- 
serve ses  abus,  etc.,  elle  finira  par  être  dans  l'état 
d'infériorité  relativement  aux  autres  puissances; 
et  c'est  évidemment  la  faute  des  philosophes.  On 
sait,  à  ce  sujet,  la  réponse  du  duc  dje  Toscane  à 
un  François  à  propos  des  heureuses  innovations 
faites  par  lui  dans  ses  États  :  «Vous  me  louez  trop 
à  cet  égard,  disoit-il;  j'ai  pris  toutes  mes  idées 
dans  vos  livres  françois.  » 

M.  D...  L...  vint  conter  à  M.  D...  un  procédé 
horrible  qu'on  avoit  eu  pour  lui,  et  ajoutoit  : 
«  Que  feriez-vous  à  ma  place?  »  Celui-ci,  homme 
devenu  indifférent  à  force  d'avoir  souffert  des  in- 
justices, et  égoïste  par  misanthropie,  lui  répondit 
froidement  :  «  Moi,  Monsieur!  dans  ces  cas-là  je 
soigne  mon  estomac,  et  je  tiens  ma  langue  ver- 
meille. » 

Un  docteur  de  Sorbonne ,  furieux  contre  le 
Système  de  la  Nature,  disoit  :  «  C'est  un  livre  exé- 
crable, abominable;  c'est  l'athéisme  démontré.  » 


MORALES  51 

Il  en  est  des  philosophes  comme  des  moines, 
dont  plusieurs  le  sont  malgré  eux  et  enragent 
toute  leur  vie.  Quelques  autres  prenneni  patience; 
un  petit  nombre  enfin  est  heureux,  se  tait  et  ne 
cherche  point  à  faire  des  prosélytes ,  tandis  que 
ceux  qui  sont  désespérés  de  leur  engagement 
cherchent  à  racoler  des  novices. 

La  philosophie,  ainsi  que  la  médecine,  a  beau- 
coup de  drogues,  très-peu  de  bons  remèdes  et 
presque  point  de  spécifiques. 

Je  dirois  volontiers  des  métaphysiciens  ce  que 
Scaliger  disoit  des  Basques  :  «  On  dit  qu'ils  s'en- 
tendent; mais  je  n'en  crois  rien.  » 

Le  philosophe  qui  fait  tout  pour  la  vanité  a-t-il 
droit  de  mépriser  le  courtisan  qui  fait  tout  pour 
l'intérêt?  Il  me  semble  que  Tun  emporte  des  louis 
d'or,  et  que  l'autre  se  retire  content  après  en 
avoir  entendu  le  bruit.  D'Alembert,  courtisan  de 
Voltaire  par  un  intérêt  de  vanité,  est-il  bien  au- 
dessus  de  tel  ou  tel  courtisan  de  Louis  XIV  qui 
vouloit  une  pension  ou  un  gouvernement? 

Peu  de  philosophie  mène  à  mépriser  l'érudition; 
beaucoup  de  philosophie  mène  à  l'estimer. 

Chamfort.   I.  i  i 


7t4^^ 


82  MAXIMES     ET     PENSEES 

Roman,  Romanesque. 

Il  y  a  peu  d'hommes  à  grand  caractère  qui 
n'aient  quelque  chose  de  romanesque  dans  la  tête 
ou  dans  le  cœur.  L'homme  qui  en  est  entièrement 
dépourvu,  quelque  honnêteté,  quelque  esprit  qu'il 
puisse  avoir,  est,  à  l'égard  du  grand  caractère,  ce 
qu'un  artiste  d'ailleurs  très-habile,  mais  qui  n'as- 
pire point  au  beau  idéal,  est  à  l'égard  de  l'artiste 
homme  de  génie  qui  s'est  rendu  ce  beau  idéal  fa- 
milier. 

La  Société,  le  Monde. 

Le  genre  humain,  mauvais  de  sa  nature,  est  de-v 
venu  plus  mauvais  par  la  société.  Chaque  homme  y 
porte  les  défauts  i°de  l'humanité,  2°  de  l'individu, 
3"  de  la  classe  dont  il  fait  partie  dans  l'ordre  so- 
cial. Ces  défauts  s'accroissent  avec  le  temps,  et 
chaque  homme,  en  avançant  en  âge,  blessé  de  tous 
ces  travers  d'autrui  et  malheureux  par  les  siens 
mêmes,  prend  pour  l'humanité  un  profond  mépris 
qui  ne  peut  tourner  que  contre  l'une  et  l'autre. 

Une  vérité  cruelle,  mais  dont  il  faut  convenir, 
c'est  que  dans  le  monde,  et  surtout  dans  un  monde 
choisi,  tout  est  art,  science,  calcul,  même  l'appa- 
rence de  la  simplicité,  de  la  facilité  la  plus  aimable. 


MORALES  83 

J'ai  vu  des  hommes  dans  lesquels  ce  qui  paroissoit 
la  grâce  d'un  premier  mouvement  étoit  une  com- 
binaison, à  la  vérité  très-prompte,  mais  très-fine  et 
très-savante  ;  j'en  ai  vu  associer  le  calcul  le  plus 
réfléchi  à  la  naïveté  apparente  de  l'abandon  le  plus 
étourdi  :  c'est  le  négligé  savant  d'une  coquette, 
d'où  l'art  a  banni  tout  ce  qui  ressemble  à  l'art. 
Cela  est  fâcheux,  mais  nécessaire.  En  général, 
malheur  à  l'homme  qui,  même  dans  l'amitié  la  plus 
intime,  laisse  découvrir  son  foible  et  sa  prise  !  J'ai 
vu  les  plus  intimes  amis  faire  des  blessures  à 
l'amour-propre  de  ceux  dont  ils  avoient  surpris  le 
secret.  Il  paroît  impossible  que,  dans  l'état  actuel 
de  la  société  (je  parle  toujours  du  grand  monde], 
il  y  ait  un  seul  homme  qui  puisse  montrer  le  fond 
de  son  âme  et  les  détails  de  son  caractère,  et  sur- 
tout de  ses  foiblesses,  à  son  meilleur  ami.  Mais, 
encore  une  fois,  il  faut  porter  (dans  ce  monde-là) 
le  raffinement  si  loin  qu'il  ne  puisse  pas  même  y 
être  suspect,  ne  fût-ce  que  pour  ne  pas  être  mé- 
prisé comme  un  mauvais  acteur  dans  une  troupe 
d'excellens  comédiens. 

La  société  n'est  pas,  comme  on  le  croit  d'ordi- 
naire, le  développement  de  la  nature,  mais  bien  sa 
décomposition  et  sa  refonte  entière  :  c'est  un  se- 
cond édifice  bâti  avec  les  décombres  du  premier. 
On  en  retrouve  les  débris  avec  un  plaisir  mêlé  de 


84  MAXIMES     ET     PENSEES 

surprise  :  c'est  celui  qu'occasionne  l'expression 
naïve  d'un  sentiment  naturel  qui  échappe  dans  la 
société;  il  arrive  mênie  qu'il  plaît  davantage  si  la 
personne  à  laquelle  il  échappe  est  d'un  rang  plus 
élevé,  c'est-à-dire  plus  loin  de  la  nature.  Il  charme 
dans  un  roi ,  parce  qu'un  roi  est  dans  l'extrémité 
opposée.  C'est  un  débris  d'ancienne  architecture 
dorique  ou  corinthienne  dans  un  édifice  grossier  et 
moderne 

La  société,  ce  qu'on  appelle  le  monde,  n'est  que 
la  lutte  de  mille  petits  intérêts  opposés,  une  lutte 
éternelle  de  toutes  les  vanités  qui  se  croisent,  se 
choquent  tour  à  tour,  blessées,  humiliées  l'une  par 
l'autre,  qui  expient  le  lendemain,  dans  le  dégoût 
d'une  défaite,  le  triomphe  de  la  veille.  Vivre  soli- 
taire, ne  point  être  froissé  dans  ce  choc  misérable 
où  l'on  attire  un  instant  les  yeux  pour  être  écrasé 
l'instant  d'après,  c'est  ce  qu'on  appelle  n'être  rien, 
n'avoir  pas  d'existence.  Pauvre  humanité  ! 

Jamais  le  monde  n'est  connu  par  les  livres.  On 
l'a  dit  autrefois,  mais  ce  qu'on  n'a  pas  dit,  c'est  la 
raison;  la  voici  :  c'est  que  cette  connoissance  est 
un  résultat  de  mille  observations  fines  dont  l'amour- 
propre  n'ose  faire  confidence  à  personne ,  pas 
même  au  meilleur  ami.  On  craint  de  se  montrer 
comme    un    homme    occupé    de    petites    choses, 


MORALES  85 

quoique  ces  petites  choses  soient  très-importantes 
au  succès  des  plus  grandes  affaires. 

En  parcourant  les  mémoires  et  les  monumens 
du  siècle  de  Louis  XIV,  on  trouve,  même  dans  la 
mauvaise  compagnie  de  ce  temps-là,  quelque  chose 
qui  manque  à  la  bonne  d'aujourd'hui. 

Il  en  est  de  la  civilisation  comme  de  la  cuisine  : 
quand  on  voit  sur  une  table  des  mets  légers,  sains 
et  bien  préparés,  on  est  fort  aise  que  la  cuisine  soit 
devenue  une  science;  mais,  quand  on  y  voit  des 
jus,  des  coulis,  des  pâtés  de  truffes,  on  maudit  les 
cuisiniers  et  leur  art  funeste...  à  l'application. 

L'homme,  dans  l'état  actuel  de  la  société,  me 
paroît  plus  corrompu  par  sa  raison  que  par  ses  pas- 
sions. Ses  passions  (j'entends  ici  celles  qui  appar- 
tiennent à  l'homme  primitif)  ont  conservé  dans 
l'ordre  social  le  peu  de  nature  qu'on  y  retrouve 
encore. 

Il  y  a  une  prudence  supérieure  à  celle  qu'on  qua- 
lifie ordinairement  de  ce  nom  :  l'une  est  la  pru- 
dence de  l'aigle,  et  l'autre  celle  des  taupes.  La 
première  consiste  à  suivre  hardiment  son  caractère 
en  acceptant  avec  courage  les  désavantages  et  les 
inconvéniens  qu'il  peut  produire. 


86  MAXIMES     ET     PENSEES 

Il  faut  convenir  que,  pour  être  heureux  en  vivant 
dans  le  monde,  il  y  a  des  côtés  de  son  âme  qu*il 
faut  entièrement  paralyser. 

La  plupart  des  hommes  qui  vivent  dans  le  monde 
y  vivent  si  étourdiment,  pensent  si  peu,  qu'ils  ne 
connoissent  pas  ce  monde  qu'ils  ont  toujours  sous 
les  yeux.  «  Ils  ne  le  connoissent  pas,  disoit  plaisam- 
ment M .  de  B . . . ,  par  la  raison  qui  fait  que  les  han- 
netons ne  savent  pas  l'histoire  naturelle.  » 

Les  hommes  deviennent  petits  en  se  rassemblant  : 
ce  sont  les  diables  de  Milton  obligés  de  se  rendre 
pygmées  pour  entrer  dans  le  Pandémonium. 

Les  fléaux  physiques  et  les  calamités  de  la  na- 
ture humaine  ont  rendu  la  société  nécessaire.  La 
société  a  ajouté  aux  malheurs  de  la  nature;  les 
inconvéniens  de  la  société  ont  amené  la  nécessité 
du  gouvernement,  et  le  gouvernement  ajoute  aux 
malheurs  de  la  société.  Voilà  l'histoire  de  la  nature 
humaine. 

L'homme  vit  souvent  avec  lui-même,  et  il  a  be- 
soin de  vertu;  il  vit  avec  les  autres,  et  il  a  besoin 
d'honneur. 

Quand  les  sots  sortent  de  place,  soit  qu'ils  aient 


MORALES  iS-J 

€té  premiers  ministres  ou  premiers  commis,  ils 
conservent  une  morgue  ou  une  importance  ridi- 
cules. 

Ceux  qui  ont  de  l'esprit  ont  mille  bons  contes  à 
faire  sur  les  sottises  et  sur  les  valetages  dont  ils  ont 
été  témoins,  et  c'est  ce  qu'on  peut  voir  par  cent 
exemples.  Comme  c'est  un  mal  aussi  ancien  que  la 
monarchie,  rien  ne  prouve  mieux  combien  il  est 
irrémédiable.  De  mille  traits  que  j'ai  entendu  ra- 
conter, je  conclurois  que,  si  les  singes  avoient  le 
talent  des  perroquets,  on  en  feroit  volontiers  des 
ministres. 

Qu'importe  de  paroître  avoir  moins  de  foiblesses 
qu'un  autre  et  donner  aux  hommes  moins  de  prise 
sur  vous?  Il  suffit  qu'il  y  en  ait  une  et  qu'elle  soit 
connue.  Il  faudroit  être  un  Achille  sans  talon,  et 
c'est  ce  qui  paroît  impossible. 

Les  gens  du  monde  ne  sont  pas  plutôt  attroupés 
qu'ils  se  croient  en  société. 

La  société  est  composée  de  deux  grandes 
classes  :  ceux  qui  ont  plus  de  dîners  que  d'appétit, 
ei  ceux  qui  ont  plus  d'appétit  que  de  dîners. 

On  donne  des  repas  de  dix  louis  ou  de  vingt  à 


88  MAXIMES     ET     PENSEES 

des  gens  en  faveur  de  chacun  desquels  on  ne  don- 
neroit  pas  un  petit  écu  pour  qu'ils  fissent  une 
bonne  digestion  de  ce  même  dîner  de  vingt  louis. 

Que  trouve  un  jeune  homme  en  entrant  dans  le 
monde?  Des  gens  qui  veulent  le  protéger,  préten- 
dent l'honorer,  le  gouverner,  le  conseiller;  je  ne 
parle  point  de  ceux  qui  veulent  l'écarter,  lui  nuire, 
le  perdre  ou  le  tromper.  S'il  est  d'un  caractère 
assez  élevé  pour  vouloir  n'être  protégé  que  par  ses 
mœurs,  ne  s'honorer  de  rien  ni  de  personne,  se 
gouverner  par  ses  principes,  se  conseiller  par  ses  lu- 
mières, par  son  caractère  et  d'après  sa  position^ 
qu'il  connoît  mieux  que  personne,  on  ne  manque 
pas  de  dire  qu'il  est  original,  singulier,  indomp- 
table. Mais,  s'il  a  peu  d'esprit,  peu  d'élévation, 
peu  de  principes  ;  s'il  ne  s'aperçoit  pas  qu'on  le  pro- 
tège, qu'on  veut  le  gouverner;  s'il  est  l'instrument 
de  gens  qui  s'en  emparent,  on  le  trouve  charmant, 
et  c'est,  comme  on  dit,  le  meilleur  enfant  du 
monde. 

J'ai  vu  des  hommes  traliir  leur  conscience  pour 
complaire  à  un  homme  qui  a  un  mortier  ou  une  si- 
marre.  Étonnez-vous  ensuite  de  ceux  qui  l'échan- 
gent pour  le  mortier  ou  pour  la  simarre  même  ! 
Tous  également  vils,  et  les  premiers  absurdes  plus 
que  les  autres. 


MORALES  89 

M...  me  disoit  que  j'avois  un  grand  malheur: 
c'étoit  de  ne  pas  me  faire  à  la  toute-puissance  des 
sots.  Il  avoit  raison,  et  j'ai  vu  qu'en  entrant  dans 
le  monde  un  sot  avoit  de  grands  avantages  :  celui 
de  se  trouver  parmi  ses  pairs.  C'est  comme  frère 
Lourdis  dans  le  temple  de  la  Sottise  : 

Tout  lui  plaisoit,    et  même,  en  arrivant, 
11  crut  encore  être  dans  son  couvent. 

Tout  homme  qui  vit  beaucoup  dans  le  monde 
me  persuade  qu'il  est  peu  sensible,  car  je  ne  vois 
presque  rien  qui  puisse  y  intéresser  le  cœur,  ou 
plutôt  rien  qui  ne  l'endurcisse,  ne  fût-ce  que  le 
spectacle  de  l'insensibilité,  de  la  frivolité  et  de  la 
vanité  qui  y  régnent. 

En  voyant  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 
l'homme  le  plus  misanthrope  finiroit  par  s'égayer, 
et  Heraclite  par  mourir  de  rire. 

Le  monde  et  la  société  ressemblent  à  une  biblio- 
thèque où,  au  premier  coup  d'œil,  tout  paroît  en 
règle,  parce  que  les  livres  y  sont  placés  suivant  le 
format  et  la  grandeur  des  volumes,  mais  où,  dans 
le  fond,  tout  est  en  désordre,  parce  que  rien  n'y  est 
rangé  suivant  l'ordre  des  sciences,  des  matières  ni 
des  auteurs. 


90  MAXIMES     ET     PENSEES 

Avoir  des  liaisons  considérables ,  ou  même 
illustres,  ne  peut  plus  être  un  mérite  pour  per- 
sonne dans  un  pays  où  l'on  plaît  souvent  par  ses 
vices,  et  où  l'on  est  quelquefois  recherché  pour  ses 
ridicules. 

é 

Il  y  a  des  hommes  qui  ne  sont  point  aimables, 
mais  qui  n'empêchent  pas  les  autres  de  l'être  ;  leur 
commerce  est  quelquefois  supportable.  Il  y  en  a 
d'autres  qui,  n'étant  point  aimables,  nuisent  encore 
par  leur  seule  présence  au  développement  de  l'ama- 
bilité d'autrui  ;  ceux-là  sont  insupportables  :  c'est  le 
grand  inconvénient  de  la  pédanterie. 

L'art  de  la  parenthèse  est  un  des  grands  secrets 
de  l'éloquence  dans  la  société. 

On  ne  se  doute  pas,  au  premier  coup  d'œil,  du 
mal  que  fait  l'ambition  de  mériter  cet  éloge  si  com- 
mun :  Monsieur  un  tel  est  très-aimable.  Il  arrive,  je 
ne  sais  comment,  qu'il  y  a  un  genre  de  facilité, 
d'insouciance,  de  foiblesse,  de  déraison,  qui  plaîl 
beaucoup  quand  ces  qualités  se  trouvent  mêlées 
avec  de  l'esprit;  que  l'homme  dont  on  fait  ce  qu'on 
veut,  qui  appartient  au  moment,  est  plus  agréable 
que  celui  qui  a  de  la  suite,  du  caractère,  des  prin- 
cipes, qui  n'oubUe  pas  son  ami  malade  ou  absent, 
qui  sait  quitter  une  partie  de  plaisir  pour  lui  rendre 


MORALES  91 

service,  etc.  Ce  seroit  une  liste  ennuyeuse  que 
celle  des  défauts,  des  torts  et  des  travers  qui  plai- 
sent. Aussi  les  gens  du  monde  qui  ont  réfléchi  sur 
i'art  de  plaire  plus  qu'on  ne  croit  et  qu'ils  ne 
croient  eux-mêmes  ont  la  plupart  de  ces  défauts, 
et  cela  vient  de  la  nécessité  de  faire  dire  de  soi  : 
Monsieur  un  tel  est  très-aimable. 

Des  qualités  trop  supérieures  rendent  souvent 
un  homme  moins  propre  à  la  société.  On  ne  va  pas 
au  marché  avec  des  lingots;  on  y  va  avec  de  l'ar- 
gent ou  de  la  petite  monnoie. 

La  société,  les  cercles,  les  salons,  ce  qu'on  ap- 
pelle le  monde,  est  une  pièce  misérable,  un  mau- 
vais opéra,  sans  intérêt,  qui  se  soutient  un  peu  par 
les  machines  et  les  décorations 

De  nos  jours  un  peintre  fait  votre  portrait  en 
sept  minutes;  un  autre  vous  apprendra  à  peindre 
en  trois  jours;  un  troisième  vous  enseigne  l'anglois 
en  quatre  leçons;  on  veut  vous  apprendre  huit 
kngues  avec  des  gravures  qui  représentent  les 
choses  et  leurs  noms  au-dessous  en  huit  langues; 
enfin,  si  on  pouvoit  mettre  ensemble  les  plaisirs, 
les  sentimens  ou  les  idées  de  la  vie  entière  et  les 
réunir  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  on  le 


92  MAXIMES     ET     PENSEES 

feroit.  On  vous  feroit  avaler  cette  pilule,  et  on  vous 
diroit  :  Allez-vous-en. 

Quand  on  veut  plaire  dans  le  monde,  il  faut  se 
résoudre  à  se  laisser  apprendre  beaucoup  de  choses 
qu'on  sait  par  des  gens  qui  les  ignorent. 

L'homme  le  plus  modeste,  en  vivant  dans  le 
monde,  doit,  s'il  est  pauvre ,  avoir  un  maintien 
très-assuré  et  une  certaine  aisance  qui  empêchent 
qu'on  ne  prenne  quelque  avantage  sur  lui.  Il  faut, 
dans  ce  cas,  parer  sa  modestie  de  sa  fierté. 

On  dit  quelquefois  d'un  homme  qui  vit  seul  : 
«  Il  n'aime  pas  la  société.  »  C'est  souvent  comme 
si  on  disoit  d'un  homme  qu'il  n'aime  pas  la  prome- 
nade, sous  prétexte  qu'il  ne  se  promène  pas  volon- 
tiers le  soir  dans  la  forêt  de  Bondy. 

Est-il  bien  sûr  qu'un  homme  qui  auroit  une  rai- 
son parfaitement  droite,  un  sens  moral  parfaitement 
exquis,  pût  vivre  avec  quelqu'un?  Par  vivre,  je 
n'entends  pas  se  trouver  ensemble  sans  se  battre  : 
j'entends  se  plaire  ensemble,  s'aimer,  commercer 
avec  plaisir. 

11  n"*}^  a  personne  qui  ait  plus  d'ennemis  dans  le 
monde  qu'un  homme  droit,  fier  et  sensible,  disposé 


MORALES  ç3 

à  laisser  les  personnes  et  les  choses  pour  ce  qu'elles 
sont  plutôt  qu'à  les  prendre  pour  ce  qu'elles  n3 
sont  pas 

Le  monde  endurcit  le  cœur  à  la  plupart  des 
hommes;  mais  ceux  qui  sont  moins  susceptibles 
d'endurcissement  sont  obligés  de  se  créer  une  sorte 
d'insensibilité  factice  pour  n'être  dupes  ni  des 
hommes  ni  des  femmes.  Le  sentiment  qu'un 
homme  honnête  emporte,  après  s'être  livré  quel- 
ques jours  à  la  société,  est  ordinairement  pénible 
et  triste;  le  seul  avantage  qu'il  produira,  c'est  de 
faire  trouver  la  retraite  aimable.  . 


S'il  étoit  possible  qu'une  personne  sans  esprit 
pût  sentir  la  grâce,  la  finesse,  l'étendue  et  les  dif- 
férentes qualités  de  l'esprit  d'autrui,  et  montrer 
qu'elle  le  sent,  la  société  d'une  telle  personne, 
quand  même  elle  ne  produiroit  rien  d'elle-même, 
seroit  encore  très-recherchée.  Même  résultat  de  la 
même  supposition  à  l'égard  des  qualités  de  l'âme. 

En  voyant  ou  en  éprouvant  les  peines  attachées 
aux  sentimens  extrêmes,  en  amour,  en  amitié,  soit 
par  la  mort  de  ce  qu'on  aime,  soit  par  les  accidens 
de  la  vie,  on  est  tenté  de  croire  que  la  dissipation 
et  la  frivolité  ne  sont  pas  de  si  grandes  sottises,  et 


94  MAXIMES     ET     PENSEES 

que  la  vie  ne  vaut  guère  que  ce  qu'en  font  les  gens 
du  monde. 

En  général,  si  la  société  n'étoit  pas  une  compo- 
sition factice,  tout  sentiment  simple  et  vrai  ne  pro- 
duiroit  pas  le  grand  effet  qu'il  produit  :  il  plairoit 
sans  étonner;  mais  il  étonne  et  il  plaît.  Notre  sur- 
prise est  la  satire  de  la  société,  et  notre  plaisir  est 
un4iommage  à  la  nature. 

Il  faut  convenir  qu'il  est  impossible  de  vivre 
dans  le  monde  sans  jouer  de  temps  en  temps  la 
comédie.  Ce  qui  distingue  l'honnête  homme  du 
fripon,  c'est  de  ne  la  jouer  que  dans  les  cas  forcés 
et  pour  échapper  au  péril;  au  lieu  que  l'autre  va 
au-devant  des  occasions. 

On  fait  quelquefois  dans  le  monde  un  raisonne- 
ment bien  étrange.  On  dit  à  un  homme,  en  vou- 
lant récuser  son  témoignage  en  faveur  d'un  autre 
homme  :  «  C'est  votre  ami.  )>  Eh  !  morbleu  !  c'est 
mon  ami,  parce  que  le  bien  que  j'en  dis  est  vrai, 
parce  qu'il  est  tel  que  je  le  peins.  Vous  prenez  la 
cause  pour  l'effet  et  l'effet  pour  la  cause.  Pour- 
quoi supposez-vous  que  j'en  dis  du  bien  parce 
qu'il  est  mon  ami,  et  pourquoi  ne  supposez-vous 
pas  plutôt  qu''il  est  mon  ami  parce  qu'il  y  a  du 
bien  à  en  dire  ? 


MORALES  ^3 

Il  faut  qu""!!  y  ait  de  tout  dans  le  monde;  il  faut 
que,  même  dans  les  combinaisons  factices  du  sys- 
tème social,  il  se  trouve  des  hommes  qui  opposent 
la  nature  à  la  société,  la  vérité  à  l'opinion,  la  réa- 
lité à  la  chose  convenue.  C'est  un  genre  d'esprit 
et  de  caractère  fort  piquant,  et  dont  l'empire  se 
fait  sentir  plus  souvent  qu'on  ne  croit.  H  y  a  des 
gens  à  qui  on  n'a  besoin  que  de  présenter  le  vrai 
pour  qu'ils  y  courent  avec  une  surprise  naïve  et 
intéressante.  Ils  s'étonnent  qu'une  chose  frappante 
(quand  on  sait  la  rendre  telle]  leur  ait  échappé  jus- 
qu'alors. 

On  croit  le  sourd  malheureux  en  société.  N'est- 
ce  pas  un  jugement  prononcé  par  l'amour-propre 
de  la  société,  qui  dit  :  «  Cet  homme-là  n'est-il 
pas  trop  à  plaindre  de  n'entendre  pas  ce  que  nous 
disons  ?  » 

La  meilleure  philosopfu'e,  relativement  au  monde, 
est  d'allier  à  son  égard  le  sarcasme  de  la  gaieté 
avec  l'indulgence  du  mépris. 

J'ai  vu,  dans  le  monde,  qu'on  sacrifîoit  sans 
cesse  l'estime  des  honnêtes  gens  à  la  considération 
et  le  repos  à  la  célébrité. 

Ce  qui  explique  le  mieux  comment  le  malhon- 


^6  MAXIMES     ET    PENSÉES 

nête  homme,  et  quelquefois  même  le  sot,  réussis- 
sent presque  toujours  mieux  dans  le  monde  que 
l'honnête  homme  et  que  l'homme  d'esprit  à  faire 
leur  chemin,  c'est  que  le  malhonnête  homme  et  le 
sot  ont  moins  de  peine  à  se  mettre  au  courant  et 
au  ton  du  monde,  qui,  en  général,  n'est  que  mal- 
honnêteté et  sottise;  au  lieu  que  l'honnête  homme 
et  l'homme  sensé,  ne  pouvant  pas  entrer  sitôt  en 
commerce  avec  le  monde,  perdent  un  temps  pré- 
cieux pour  la  fortune.  Les  uns  sont  des  marchands 
qui,  sachant  la  langue  du  pays,  vendent  et  s'appro- 
visionnent tout  de  suite,  tandis  que  les  autres  sont 
obligés  d'apprendre  la  langue  de  leurs  vendeurs  et 
de  leurs  chalands  avant  que  d'exposer  leur  mar- 
chandise et  d'entrer  en  traité  avec  eux;  souvent 
même  ils  dédaignent  d'apprendre  cette  langue,  et 
alors  ils  s'en  retournent  sans  étrenner. 

Il  semble  que,  d'après  les  idées  reçues  dans  le 
monde  et  la  décence  sociale,  il  faut  qu'un  prêtre, 
un  curé,  croie  un  peu  pour  n'être  pas  hypocrite,  ne 
soit  pas  sûr  de  son  fait  pour  n'être  pas  intolérant. 
Le  grand  vicaire  peut  sourire  à  un  propos  contre 
la  religion,  l'évêque  rire  tout  à  fait,  le  cardinal  y 
joindre  son  mot. 

Ne  tenir  dans  la  main  de  personne,  êtrel'/iomme 


MORALES  97 

de  son  cœur,  de   ses  principes,  de  ses  sentimens  : 
c'est  ce  que  j^ai  vu  de  plus  rare. 

Un  philosophe,  à  qui  l'on  reprochoit  son  ex- 
trême amour  pour  la  retraite,  répondit  :  «  Dans  le 
monde,  tout  tend  à  me  faire  descendre;  dans  la 
solitude,  tout  tend  à  me  faire  monter.  » 

Au  lieu  de  vouloir  corriger  les  hommes  de  cer- 
tains travers  insupportables  à  la  société,  il  auroit 
fallu  corriger  la  foiblesse  de  ceux  qui  les  souffrent. 

L'importance  sans  mérite  obtient  des  égards  sans 
estime. 

Grands  et  petits,  on  a  beau  faire,  il  faut  toujours 
se  dire  comme  le  fiacre  aux  courtisanes  dans  le 
moulin  de  Javelle  :  Vous  autres  et  nous  autres, 
nous  ne  pouvons  nous  passer  les  uns  des  autres. 

En  apprenant  à  connoître  les  maux  de  la  nature, 
on  méprise  la  mort;  en  apprenant  à  connoître  ceux 
de  la  société,  on  méprise  la  vie. 

Il  en  est  de  la  valeur  des  hommes  comme  de 
celle  des  diamans,  qui,  à  une  certaine  mesure  de 
grosseur,  de  pureté,  de  perfection,  ont  un  prix 
-fixe  et   marqué;    mais    qui,  par   delà    cette    me 

Chamfort.  I.  i  3 


98  MAXIMES     ET     PENSEES 

sure,    restent    sans    prix,    et    ne    trouvent    point 
d'acheteurs. 


Telle  est  la  misérable  condition  des  hommes 
qu'il  leur  faut  chercher  dans  la  société  des  consola- 
tions aux  maux  de  la  nature,  et  dans  la  nature  des 
consolations  aux  maux  de  la  société.  Combien 
d'hommes  n'ont  trouve  ni  dans  l'une  ni  dans 
l'autre  des  distractions  à  leurs  peines  ! 

Quand  on  veut  éviter  d'être  charlatan,  il  faut 
fuir  les  tréteaux  :  car,  si  l'on  y  monte,  on  est  bien 
forcé  d'être  charlatan,  sans  quoi  l'assemblée  vous 
jette  des  pierres. 

Il  y  a  telle  supériorité,  telle  prétention,  qu'il 
suffit  de  ne  pas  reconnoître  pour  qu'elle  soit  anéan- 
tie ;  telle  autre  qu'il  suffit  de  ne  pas  apercevoir 
pour  la  rendre  sans  effet. 

Voulez-vous  voir  à  quel  point  chaque  état  de  la 
société  corrompt  les  hommes?  Examinez  ce  qu'ils 
sont  quand  ils  en  ont  éprouvé  le  plus  longtemps 
Finfluence,  c'est-à-dire  dans  la  vieillesse.  Voyez  ce 
que  c'est  qu'un  vieux  courtisan,  un  vieux  prêtre, 
un  vieux  juge,  un  vieux  procureur,  un  vieux  chi- 
rur2,ien,  etc. 


MORALES  99 

Il  y  a  dans  le  monde  bien  peu  de  choses  sur  les- 
quelles un  honnête  homme  puisse  reposer  agréa- 
blement son  âme  ou  sa  pensée. 

Préjugé,  vanité,  calcul  •  voilà  ce  qui  gouverne 
le  monde.  Celui  qui  ne  connoît  pour  règles  de  sa 
conduite  que  raison,  vérité,  sentiment,  n'a  presque 
rien  de  commun  avec  la  société.  C'est  en  lui-même 
qu'il  doit  chercher  et  trouver  presque  tout  son 
bonheur. 

Qu'est-ce  que  la  société,  quand  la  raison  n'en 
forme  pas  les  nœuds,  quand  le  sentiment  n'y  jette 
pas  d'intérêt,  quand  elle  n'est  pas  un  échange  de 
pensées  agréables  et  de  vraie  bienveillance?  Une 
foire,  un  tripot,  une  auberge,  un  bois,  un  mauvais 
lieu  et  des  Petites-Maisons  :  c^est  tout  ce  qu'elle 
est  tour  à  tour  pour  la  plupart  de  ceux  qui  la  com- 
posent. 

On  peut  considérer  l'édifice  métaphysique  de  la 
société  comme  un  édifice  matériel  qui  seroit  com- 
posé de  différentes  niches  ou  compartimens  d'une 
grandeur  plus  ou  moins  considérable.  Les  places 
avec  leurs  prérogatives,  leurs  droits,  etc.,  forment 
ces  divers  compartimens,  ces  différentes  niches. 
Elles  sont  durables,  et  les  hommes  passent.  Ceux 
qui  les  occupent  sont  tantôt  grands,  tantôt  petits, 


lOO  MAXIMES     ET     PENSEES 

et  aucun  ou  presque  aucun  n'est  fait  pour  sa  place. 
Là,  c'est  un  géant  courbé  ou  accroupi  dans  sa 
niche;  là,  c'est  un  nain  sous  une  arcade  :  rarement 
la  niche  est  faite  pour  la  stature.  Autour  de  l'édi- 
fice circule  une  foule  d'hommes  de  différentes 
tailles.  Ils  attendent  tous  qu'il  y  ait  une  niche  de 
vide,  afin  de  s'y  placer,  quelle  qu'elle  soit.  Chacun 
fait  valoir  ses  droits,  c'est-à-dire  sa  naissance  ou 
ses  protections,  pour  y  être  admis.  On  siffleroit 
celui  qui,  pour  avoir  la  préférence,  feroit  valoir  la 
proportion  qui  existe  entre  la  niche  et  l'homme, 
entre  l'instrument  et  l'étui.  Les  concurrens  même 
s'abstiennent  d'objecter  à  leur  adversaire  cette  dis- 
proportion. 

On  ne  peut  vivre  dans  la  société  après  l'âge  des 
passions.  Elle  n'est  tolérable  que  dans  l'époque  où 
l'on  se  sert  de  son  estomac  pour  s'amuser  et  de  sa 
personne  pour  tuer  le  temps. 

Les  gens  de  robe,  les  magistrats,  connoissent  la 
cour,  les  intérêts  du  moment,  à  peu  près  comme 
les  écoliers  qui  ont  obtenu  un  exeat  et  qui  ont  dîné 
hors  du  collège  connoissent  le  monde. 

Ce  qui  se  dit  dans  les  cercles,  dans  les  salons, 
dans  les  soupers,  dans  les  assemblées  publiques, 
dans  les  livres,  même  cetix  qui  ont  pour  objet  de 


MORALES  loi 

faire  connoître  la  société,  tout  cela  est  faux  ou  in- 
suffisant. On  peut  dire  sur  cela  le  mot  italien  pcr 
la  pred'ica,  ou  le  mot  ht\n  ad  populum  phaler as. 
Ce  qui  est  vrai,  ce  qui  est  instructif,  c'est  ce  que  la 
conscience  d'un  honnête  homme  qui  a  beaucoup  vu 
et  bien  vu  dit  à  son  ami  au  coin  du  feu.  Quelques- 
unes  des  ces  conversations-là  m'ont  plus  instruit 
que  tous  les  livres  et  le  commerce  ordinaire  de  la 
société.  C'est  qu'elles  me  mettoient  mieux  sur  la 
voie,  et  me  faisoient  réfléchir  davantage. 

L'influence  qu'exerce  sur  notre  âme  une  idée 
morale,  contrastante  avec  des  objets  physiques  et 
matériels,  se  montre  dans  bien  des  occasions;  mais 
on  ne  la  voit  jamais  mieux  que  quand  le  passage 
est  rapide  et  imprévu.  Promenez-vous  sur  le  bou- 
levard, le  soir  :  vous  voyez  un  jardin  charmant,  au 
bout  duquel  est  un  salon  illuminé  avec  goût.  Vous 
entrevoyez  des  groupes  de  jolies  femmes,  des  bos- 
quets et  entr'autres  une  allée  fuyante  où  vous  en- 
tendez rire  :  ce  sont  des  nymphes,  vous  en  jugez 
par  leur  taille  svelte,  etc.  Vous  demandez  quelle 
est  cette  femme ,  et  on  vous  répond  :  «  C'est 
M"^*^  de  B***,  la  maîtresse  de  la  maison.  »  Il  se 
trouve  par  malheur  que  vous  la  connoissez,  et  le 
charme  a  disparu. 

En  voyant  quelquefois  les  friponneries  des  petits 


I02  MAXIMES     ET     PENSEES 

et  les  brigandages  des  hommes  en  place,  on  est 
tenté  de  regarder  la  société  comme  un  bois  rempli 
de  voleurs,  dont  les  plus  dangereux  sont  les  ar- 
chers préposés  pour  arrêter  les  autres. 

Les  gens  du  monde  et  de  la  cour  donnent  aux 
hommes  et  aux  choses  une  valeur  conventionnelle 
dont  ils  s'étonnent  de  se  trouver  les  dupes.  Ils  res- 
semblent à  des  calculateurs  qui  en  faisant  un 
compte,  donneroient  aux  chiffres  une  valeur  va- 
riable et  arbitraire,  et  qui,  ensuite,  dans  Taddition, 
leur  rendant  leur  valeur  réelle  et  réglée^  seroient 
tout  surpris  de  ne  pas  trouver  leur  compte. 

Il  y  a  des  momens  où  le  monde  paroît  s'appré- 
cier lui-même  ce  qu'il  vaut.  J'ai  souvent  démêlé 
qu'il  estimoit  ceux  qui  n'en  faisoient  aucun  cas;  et 
il  arrive  souvent  que  c'est  une  recommandation 
auprès  de  lui  que  de  le  mépriser  souverainement, 
pourvu  que  ce  mépris  soit  vrai,  sincère,  naïf,  sans 
affectation,  sans  jactance. 

Le  monde  est  si  méprisable  que  le  peu  de  gens 
honnêtes  qui  s'y  trouvent  estiment  ceux  qui  le 
méprisent,  et  y  sont  déterminés  par  ce  mépris 
même 

Que  voit-on  dans  le  monde?  Partout  un  respeci 


MORALES  îo3 

naïf  et  sincère  pour  des  conventions  absurdes,  pour 
une  sottise  (les  sots  saluent  leur  reine),  ou  bien  des 
ménagemens  forcés  pour  cette  même  sottise  (les 
gens  d'esprit  craignent  leur  tyran). 

Supposez  vingt  hommes,  même  honnêtes,  qui 
tous  connoissent  et  estiment  un  homme  d'un  mérite 
reconnu,  Dorilas,  par  exemple;  louez,  vantez  ses 
talens  et  ses  vertus;  que  tous  conviennent  de  ses 
vertus  et  de  ses  talens;  l'un  des  assistans  ajoute  : 
«  C'est  dommage  qu'il  soit  si  peu  favorisé  de  la 
fortune.  —  Que  dites-vous?  reprend  un  autre; 
c'est  que  sa  modestie  l'oblige  à  vivre  sans  luxe. 
Savez-vous  qu'il  a  vingt-cinq  mille  livres  de  rente? 
—  Vraiment  !  —  Soyez-en  sûr,  j'en  ai  la  preuve.  » 
Qu'alors  cet  homme  de  mérite  paroisse,  et  qu'il 
compare  l'accueil  de  la  société  et  la  manière  plus 
ou  moins  froide,  quoique  distinguée,  dont  il  étoit 
reçu  précédemment.  C'est  ce  qu'il  a  fait  :  il  a  com- 
paré, et  il  a  gémi.  Mais  dans  cette  société  il  s'est 
trouvé  un  homme  dont  le  maintien  a  été  le  même 
à  son  égard.  «  Un  sur  vingt,  dit  notre  philosophe; 
je  suis  content.  « 

Il  y  a  des  fautes  de  conduite  que  de  nos  jours 
on  ne  fait  plus  guère ,  ou  qu'on  fait  beaucoup 
moins.  On  est  tellement  raffiné  que,  mettant  l'es- 
prit à  la  place  de  l'àme,  un  homme  vil,  pour  peu 


I04  MAXIMES    ET    PENSEES 

qu'il  ait  réfléchi,  s'abstient  de  certaines  platitudes 
qui  autrefois  pouvoient  réussir.  J'ai  vu  des  hommes 
malhonnêtes  avoir  quelquefois  une  conduite  fîère 
et  décente  avec  un  prince,  un  ministre;  ne  point 
fléchir,  etc.  Cela  trompe  les  jeunes  gens  et  les  no- 
vices, qui  ne  savent  pas  ou  bien  oublient  qu'il  faut 
juger  un  homme  par  l'ensemble  de  ses  prmcipes  et 
de  son  caractère. 

A  voir  le  soin  que  les  conventions  sociales  pa- 
roissent  avoir  pris  d'écarter  le  mérite  de  toutes  les 
places  où  il  pourroit  être  utile  à  la  société,  en 
examinant  la  ligue  des  sots  contre  les  gens  d'es- 
prit, on  croiroit  voir  une  conjuration  de  valets  pour 
écarter  les  maîtres. 

Qui  est-ce  qui  n'a  que  des  liaisons  entièrement 
honorables  ?  Qui  est-ce  qui  ne  voit  pas  quelqu'un 
dont  il  demande  pardon  à  ses  amis?  Quelle  est  la 
femme  qui  ne  s'est  pas  vue  forcée  d'expliquer  à  sa 
société  la  visite  de  telle  ou  telle  femme  qu'on  a  été 
surpris  de  voir  chez  elle  ? 

Tout  homme  qui  se  connoît  des  seniimens  éle- 
vés a  le  droit,  pour  se  faire  traiter  comme  il  con- 
vient, de  partir  de  son  caractère  plutôt  que  de  sa 
position. 


MORALES  I05 

Quand  on  a  pris  le  parti  de  ne  voir  que  ceux 
qui  sont  capables  de  traiter  avec  vous  aux  termes 
de  la  morale,  de  la  vertu,  de  la  raison,  de  la  vé- 
rité, en  ne  regardant  les  conventions,  les  vanités, 
les  étiquettes,  que  comme  les  supports  de  la  société 
civile;  quand,  dis-je,  on  a  pris  ce  parti  (et  il  faut 
bien  le  prendre,  sous  peine  d'être  sot,  foible  ou 
vil),  il  arrive  qu'on  vit  à  peu  près  solitaire. 

Les  hommes  qu'on  ne  connoît  qu'à  moitié,  on 
ne  les  connoît  pas;  les  choses  qu'on  ne  sait  qu'aux 
trois  quarts,  on  ne  les  sait  pas  du  tout.  Ces  deux 
réflexions  suffisent  pour  faire  apprécier  presque 
tous  les  discours  qui  se  tiennent  dans  le  monde. 

Dans  un  pays  où  tout  le  monde  cherche  à  pa- 
roître,  beaucoup  de  gens  doivent  croire,  et  croient, 
en  effet,  qu'il  vaut  mieux  être  banqueroutier  que 
de  n'être  rien. 

La  foiblesse  de  caractère  ou  le  défaut  d'idées, 
en  un  mot  tout  ce  qui  peut  nous  empêcher  de 
vivre  avec  nous-mêmes,  sont  les  choses  qui  préser- 
vent beaucoup  de  gens  de  la  misanthropie. 

On  est  plus  heureux  dans  la  solitude  que  dans 
le  monde.  Cela  ne  viendroit-il  pas  de  ce  que  dans 

14 


Io6  MAXIMES     ET     PENSEES 

la  solitude  on  pense   aux  choses,  et  que  dans  le 
monde  on  est  forcé  de  penser  aux  hommes  ? 

Les  pensées  d'un  solitaire  homme  de  sens,  et 
fût-il  d'ailleurs  médiocre,  seroient  bien  peu  de 
chose  si  elles  ne  valoient  pas  ce  qui  se  dit  et  se  fait 
dans  le  monde. 


Un  homme  qui  s'obstine  à  ne  laisser  ployer  ni  sa 
raison  ni  sa  probité,  ou  du  moins  sa  délicatesse, 
sous  le  poids  d'aucune  des  conventions  absurdes 
ou  malhonnêtes  de  la  société;  qui  ne  fléchit  jamais 
dans  les  occasions  où  il  a  intérêt  de  fléchir,  finit 
infailliblement  par  rester  sans  appui ,  n'ayant 
d'autre  ami  qu'un  être  abstrait  qu'on  appelle  la 
vertu,  qui  vous  laisse  mourir  de  faim. 

Il  ne  faut  pas  ne  savoir  vivre  qu'avec  ceux  qui 
peuvent  nous  apprécier  :  ce  seroit  le  besoin  d'un 
amour-propre  trop  délicat  et  trop  difficile  à  con- 
tenter; mais  il  faut  ne  placer  le  fond  de  sa  vie  ha- 
bituelle qu'avec  ceux  qui  peuvent  sentir  ce  que 
nous  valons.  Le  philosophe  même  ne  blâme  point 
ce  genre  d'amour-propre. 

*  Les  hommes  sont  si  pervers  que  le  seul  espoir 
et  même  le  seul  désir  de  les  corriger,  de  les  voir 
raisonnables  et  honnêtes,  est  une   absurdité,   une 


MORALES  107 

idée  romanesque  qui  ne  se  pardonne  qu'à  la  sim- 
plicité de  la  première  jeunesse. 

*  «  Je  suis  bien  dégoûté  des  hommes  »,  disait 
M.  de  L...  —  Vous  n'êtes  pas  dégoûté  »,  lui  dit 
M.  de  N..  ,  non  pour  lui  nier  ce  qu'il  disoit, 
mais  par  misanthropie,  pour  lui  dire  ;  Votre  goût 
est  bon. 

"*'  M...,  vieillard  détrompé,  me  disait  :  «  Le 
reste  de  ma  vie  me  paraît  une  orange  à  demi  sucée, 
que  je  presse  je  ne  sais  pas  pourquoi,  et  dont  le 
suc  ne  vaut  pas  la  peine  que  je  l''exprime.  » 

Testament. 

Pourquoi  les  hommes  sont-ils  si  sots,  si  subju- 
gués par  la  coutume  ou  par  la  crainte  de  faire  un 
testament,  en  un  mot  si  imbéciles,  qu'après  eux 
ils  laissent  aller  leurs  biens  à  ceux  qui  rient  de 
leur  mort  plutôt  qu'à  ceux  qui  la  pleurent? 

Théâtre. 

Au  théâtre,  on  vise  à  l'effet;  mais  ce  qui  dis- 
tingue le  bon  et  le  mauvais  poëte,  c'est  que  le 
premier  veut  faire  effet  par  des  moyens  raisonna- 
bles ;  et  pour  le  second,  tous  les  moyens  sont  ex- 
cellens.  Il  en  est  de  cela  comme  des  honnêtes  gens 
et  des  fripons,  qui  veulent  également  faire  fortune. 


Io8  MAXIMES    ET    PENSEES 

Les  premiers  n'emploient  que  des  moyens  honnêtes, 
et  les  autres  toutes  sortes  de  moyens. 

Le  théâtre  tragique  a  le  grand  inconvénient 
moral  de  mettre  trop  d'importance  à  la  vie  et  à  la 
mort. 

Usage. 

Les  coutumes  les  plus  absurdes,  les  étiquettes  les 
plus  ridicules,  sont,  en  France  et  ailleurs,  sous  la 
protection  de  ce  mot  :  C'est  l'usage.  C'est  précisé- 
ment ce  même  mot  que  répondent  les  Hottentots 
quand  les  Européens  leur  demandent  pourquoi  ils 
mangent  des  sauterelles,  pourquoi  ils  dévorent  la 
vermine  dont  ils  sont  couverts.  Ils  disent  aussi  : 
C'est  l'usage. 

Vanité. 

Vain  veut  dire  vide  ;  ainsi,  la  vanité  est  si  misé- 
rable qu'on  ne  peut  guère  lui  dire  pis  que  son 
nom.  Elle  se  donne  elle-même  pour  ce  qu'elle  est. 

Ce  seroit  être  très-avancé  dans  l'étude  de  la 
morale,  de  savoir  distinguer  tous  les  traits  qui 
différencient  l'orgueil  et  la  vanité.  Le  premier  est 
haut,  calme,  fier,  tranquille,  inébranlable;  la 
seconde  est  vile,  incertaine,  mobile,  inquiète  et 
chancelante.    L'un    grandit    l'homme,    l'autre    le 


MORALES  109 

renfle.  Le  premier  est  la  source  de  mille  vertus, 
l'autre  celle  de  presque  tous  les  vices  et  tous  les 
travers.  Il  )?  a  un  genre  d'orgueil  dans  lequel  sont 
compris  tous  les  commandemens  de  Dieu,  et  un 
genre  de  vanité  qui  contient  les  sept  péchés  capi- 
taux. 

C'est  souvent  le  mobile  de  la  vanité  qui  a  en- 
gagé l'homme  à  montrer  toute  l'énergie  de  son 
âme.  Du  bois  ajouté  à  un  acier  pointu  fait  un 
dard;  deux  plumes  ajoutées  au  bois  font  une  flè- 
che. 

On  dit  qu'il  faut  s'efl'orcerde  retrancher  tous  les 
jours  de  nos  besoins.  C'est  surtout  aux  besoins  de 
l'amour-propre  qu'il  faut  appliquer  cette  maxime 
ce  sont  les  plus  tyranniques  et  qu'on  doit  le  plus 
combattre. 

La  fausse  modestie  est  le  plus  décent  de  tous 
les  mensonges. 

Il  y  a  des  hommes  qui  ont  besoin  de  primer, 
de  s'élever  au-dessus  des  autres,  à  quelque  prix  que 
ce  puisse  être.  Tout  leur  est  égal,  pourvu  qu'ils 
soient  en  évidence  sur  des  tréteaux  de  charlatan  ; 
sur  un  théâtre,  un  trône,  un  échafaud,  ils  seront 
toujours  bien,  s'ils  attirent  les  yeux. 


no  MAXIMES     ET     PENSEES     MORALES 

Vertu. 

La  vertu,  comme  la  santé,  n'est  pas  le  souverain 
bien.  Elle  est  la  place  du  bien,  plutôt  que  le  bien 
même.  Il  est  plus  sûr  que  le  vice  rend  malheureux 
qu'il  ne  l'est  que  la  vertu  donne  le  bonheur.  La 
raison  pour  laquelle  la  vertu  est  le  plus  désirable, 
c'est  parce  qu'elle  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  opposé 
au  vice. 

Il  y  a  de  certains  hommes  dont  la  vertu  brille 
davantage  dans  la  condition  privée  qu'elle  ne  le 
feroit  dans  une  fonction  publique.  Le  cadre  les 
dépareroit.  Plus  un  diamant  est  beau,  plus  il  faut 
que  la  monture  soit  légère.  Plus  le  chaton  est 
riche,  moins  le  diamant  est  en  évidence. 

11  ne  faut  pas  regarder  Burrhus  comme  un 
homme  vertueux  absolument;  il  ne  l'est  qu'en 
opposition  avec  Narcisse.  Sénèque  et  Burrhus  sont 
les  honnêtes  gens  d'un  siècle  où  il  n'y  en  avoit 
pas. 


MAXIMES  ET  PENSÉES 


LITTERAIRES 


Académie  française . 


voir    la   composition  de  l'Académie 
Françoise ,  on    croiroit   qu'elle  a  pris 
Upour  devise  ce  vers  de  Lucrèce  : 

Certare  ingenio,  contendere  nobilitate. 


L'honneur  d'être  de  l'Académie  Françoise  est 
comme  la  croix  de  Saint-Louis,  qu'on  voit  égale- 
ment aux  soupers  de  Marly  et  dans  les  auberges  à 


vingt-deux  sous. 


L'Académie  Françoise  est   comme  l'Opéra,  qui 


112  MAXIMES     ET    PENSEES 

se  soutient  par  des  choses  étrangères  à  lui,  les 
pensions  qu'on  exige  pour  lui  des  Opéras-comiques 
de  province,  la  permission  d'aller  du  parterre  aux 
foyers,  etc..  De  même,  l'Académie  se  soutient  par 
tous  les  avantages  qu'elle  procure.  Elle  ressemble  à 
la  Cidalise  de  Gresset  : 

Ayez-la,  c'est  d'abord  ce  que  vous  lui  devez. 
Et  vous  l'estimerez  après,  si  vous  pouvez, 

Lorsque  M.  le  duc  de  Richelieu  fut  reçu  de 
l'Académie  françoise,  on  loua  beaucoup  son  dis- 
cours. On  lui  disoit  un  jour  dans  une  grande 
assemblée  que  le  ton  en  étoit  parfait,  plein  de 
grâce  et  de  facilité;  que  les  gens  de  lettres  écri- 
voient  plus  correctement  peut-être,  mais  non  pas 
avec  cet  agrément.  «  Je  vous  remercie.  Messieurs, 
dit  le  jeune  duc,  et  je  suis  charmé  de  ce  que  vous 
me  dites.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  apprendre 
que  mon  discours  est  de  M.  Roy,  et  je  lui  ferai 
mon  compliment  de  ce  qu'il  possède  le  bon  ton  de 
la  cour.  » 


Des  Savans  et  des  Gens  de  lettres. 


y  a  une  certaine  énergie  ai 


dente. 


,r,  mère  ou  compagne  nécessaire  de  telle 
Î^S  K^^  espèce  de  talens,  laquelle  pour  l'ordi- 
^^-^■'^"^^'■'^-^''■'naire  condamne   ceux  qui  les  possè- 


dent au  malheur  non  pas  d'être  sans  morale,  de 
n'avoir  pas  de  très-beaux  mouvemens,  mais  de  se 
livrer  fréquemment  à  des  écarts  qui  supposeroient 
l'absence  de  toute  morale.  C'est  une  âpreté  dévo- 
rante dont  ils  ne  sont  pas  maîtres  et  qui  les  rend 
très-odieux.  On  s'afflige  en  songeant  que  Pope 
et  Swift  en  Angleterre,  Voltaire  et  Rousseau  en 
France,  jugés  non  par  la  haine,  non  par  la  jalousie, 
mais  par  l'équité,  par  la  bienveillance,  sur  la  foi 
des  faits  attestés  ou  avoués  par  leurs  amis  et  par 
leurs  admirateurs,  seroient  atteints  et  convaincus 
d'actions  très-condamnables,  de  sentimens  quel- 
quefois très-pervers.  O  altitudo! 


On    a    observé  que   les  écrivains    en   physique, 
histoire    naturelle,    physiologie,    chimie,    étoient 
ordinairement  des  hommes  d'un  caractère    doux, 
Chamfort.  I  i5 


114  MAXIMES     ET     PENSEES 

égal,  et,  ea  général,  heureux;  qu'au  contraire  les 
écrivains  de  politique,  de  législation ,  même  de 
morale,  étoient  d'une  humeur  triste,  mélancoli- 
que, etc.  Rien  de  plus  simple  :  les  uns  étudient  la 
nature,  les  autres  la  société  ;  les  uns  contemplent 
l'ouvrage  du  grand  Etre,  les  autres  arrêtent  leurs 
regards  sur  l'ouvrage  de  l'homme.  Les  résultais 
doivent  être  différens. 

Si  l'on  examinoit  avec  soin  l'assemblage  de 
qualités  rares  de  l'esprit  et  de  l'âme  qu'il  faut  pour 
juger,  sentir  et  apprécier  les  bons  vers  :  le  tact,  la 
délicatesse  des  organes,  de  l'oreille  et  de  l'intelli- 
gence, etc.,  on  se  convaincroit  que,  malgré  les 
prétentions  de  toutes  les  classes  de  la  société  à 
juger  les  ouvrages  d'agrément,  les  poètes  ont  dans 
le  fait  encore  moms  de  vrais  juges  que  les  géomè- 
tres. Alors  les  poètes,  comptant  le  public  pour 
rien  et  ne  s'occupant  que  des  connoisseurs ,, 
feroient  à  l'égard  de  leurs  ouvrages  ce  que  le  fa- 
meux mathématicien  Viète  faisoit  à  l'égard  des 
siens  dans  un  temps  où  l'étude  des  mathématiques- 
étoit  moins  répandue  qu'aujourd'hui.  Il  n'en  tiroit 
qu'un  petit  nombre  d'exemplaires  qu'il  faisoit  dis- 
tribuer à  ceux  qui  pouvoient  l'entendre  et  jouir  de 
son  livre  ou  s'en  aider.  Quant  aux  autres,  il  n'y 
pensoit  pas.  Mais  Viète  étoit  riche,  et  la  plupart 
des  poètes  sont  pauvres.  Puis  un  géomètre  a  peut- 


LITTERAIRES  Il5 

être  moins  de  vanité  qu'un  poëte,    ou,    s'il  en  a 
autant,  il  doit  la  calculer  mieux. 

Il  y  a  des  hommes  chez  qui  Vesprit  (cet  instru- 
ment applicable  à  tout)  n'est  qu'un  talent,  par 
lequel  ils  semblent  dominés,  qu'ils  ne  gouvernent 
pas,  et  qui  n'est  point  aux  ordres  de  leur  raison. 

Quand  un  homme  aimable  ambitionne  le  petit 
avantage  de  plaire  à  d'autres  qu'à  ses  amis, 
comme  le  font  tant  d'hommes,  surtout  des  gens  de 
lettres,  pour  qui  plaire  est  comme  un  métier,  il  est 
clair  qu'ils  ne  peuvent  y  être  portés  que  par  un 
motif  d'intérêt  ou  de  vanité.  Il  faut  qu'ils  choisis- 
sent entre  le  rôle  d'une  courtisane  et  celui  d'une 
coquette,  ou,  si  l'on  veut,  d'un  comédien 
L'homme  qui  se  rend  aimable  pour  une  société, 
parce  qu'il  s'y  plaît,  est  le  seul  qui  joue  le  rôle 
d'un  honnête  homme. 

Quelqu'un  a  dit  que  de  prendre  sur  les  anciens, 
c'étoit  pirater  au  delà  de  la  ligne;  mais  que  de 
piller  les   modernes,  c'étoit  filouter  au   coin    des 

rues. 

Les  vers  ajoutent  de  l'esprit  à  la  pensée  de 
l'homme  qui  en  a  quelquefois  assez  peu,  et  c'est 
ce  qu'on  appelle  talent.  Souvent  ils  ôtent  de  l'es- 


Ilb  MAXIMES     ET     PENSEES 

prit  à  la  pensée  de  celui  qui  a  beaucoup  d'esprit, 
et  c'est  la  meilleure  preuve  de  l'absence  du  talent 
pour  les  vers. 

La  plupart  des  livres  d'à  présent  ont  l'air  d'avoir 
été  faits  en  un  jour  avec  des  livres  lus  de  la  veille.. 

Le  bon  goût,  le  tact  et  le  bon  ton  ont  plus  de 
rapport  que  n'affectent  de  le  croire  les  gens  de 
lettres.  Le  tact,  c'est  le  bon  goût  appliqué  au 
maintien  et  à  la  conduite;  le  bon  ton,  c'est  le  bon 
goût  appliqué  aux  discours  et  à  la  conversation. 

C'est  une  remarque  excellente  d'Aristote,  dans 
sa  Rhétorique ,  que  toute  métaphore  fondée  sur 
l'analogie  doit  être  également  juste  dans  le  sens 
renversé.  Ainsi,  l'on  a  dit  de  la  vieillesse  qu'elle 
est  l'hiver  de  la  vie  ;  renversez  la  métaphore,  et  vous 
la  trouverez  également  juste,  en  disant  que  l'hiver 
est  la  vieillesse  de  l'année. 

Pour  être  un  grand  homme  dans  les  lettres,  ou 
du  moins  opérer  une  révolution  sensible,  il  faut, 
comme  dans  l'ordre  politique,  trouver  tout  préparé 
et  naître  à  propos. 

Les  grands  seigneurs  et  les  beaux  esprits,  deux 
classes  qui   se  recherchent    mutuellement,  veulent 


'  LITTERAIRES  II7 

unir  deux  espèces  d'hommes  dont  les  uns  font  un 
peu  plus  de  poussière  et  les  autres  un  peu  plus  de 
bruit. 

Les  gens  de  lettres  aiment  ceux  qu'ils  amusent, 
comme  les  voyageurs  aiment  ceux  qu'ils  étonnent. 

Qu'est-ce  que  c'est  qu'un  homme  de  lettres  qui 
n'est  pas  rehaussé  par  son  caractère,  par  le  mérite 
de  ses  amis  et  par  un  peu  d'aisance?  Si  ce  dernier 
avantage  lui  manque  au  point  qu'il  soit  hors  d'état 
de  vivre  convenablement  dans  la  société  où  son 
mérite  l'appelle,  qu'a-t-il  besoin  du  monde?  Son 
seul  parti  n'est-il  pas  de  se  choisir  une  retraite  où 
il  puisse  cultiver  en  paix  son  âme,  son  caractère  et 
sa  raison?  Faut-il  qu'il  porte  le  poids  de  la  société 
sans  recueillir  un  seul  des  avantages  qu'elle  procure 
aux  autres  classes  de  citoyens''  Plus  d'un  homme 
de  lettres,  forcé  de  prendre  ce  parti,  y  a  trouvé  le 
bonheur  qu'il  eût  cherché  ailleurs  vainement.  C'est 
celui-là  qui  peut  dire  qu'en  lui  refusant  tout  on  lui 
a  tout  donné.  Dans  combien  d'occasions  ne  peut- 
on  pas  répéter  le  mot  de  Thémistocle  :  «  Hélas! 
nous  périssions  si  nous  n'eussions  péri  !    » 

On  dit  et  on  répète,  après  avoir  lu  quelque 
ouvrage  qui  respire  la  vertu  :  «  C'est  dommage  que 
les  auteurs  ne  se  peignent  pas  dans  leurs  écrits,  et 


Il8  MAXIMES     ET     PENSEES 

qu'on  ne  puisse  pas  conclure  d'un  pareil  ouvrage 
que  l'auteur  est  ce  qu'il  paroît  être.  «  Il  est  vrai  que 
beaucoup  d'exemples  autorisent  cette  pensée;  mais 
j'ai  remarqué  qu'on  fait  souvent  cette  réflexion 
pour  se  dispenser  d'honorer  les  vertus  dont  on 
trouve  l'image  dans  les  écrits  d'un  honnête  homme. 

Un  auteur  homme  de  goût  est,  parmi  ce  public 
blasé,  ce  qu'une  jeune  femme  est  au  milieu  d'un 
cercle  de  vieux  libertins. 

Le  travail  du  poëte,  et  souvent  de  l'homme  de 
lettres,  lui  est  bien  peu  fructueux  à  lui-même  ;  et, 
de  la  part  du  public,  il  se  trouve  placé  entre  le 
Grand  merci  et  le  Va  te  promener.  Sa  fortune  se 
réduit  à  jouir  de  lui-même  et  du  temps. 

Le  repos  d'un  écrivain  qui  a  fait  de  bons  ouvra- 
ges est  plus  respecté  du  public  que  la  fécondité 
active  d'un  auteur  qui  multiplie  les  ouvrages 
médiocres.  C'est  ainsi  que  le  silence  d'un  homme 
connu  pour  bien  parler  impose  beaucoup  plus 
que  le  bavardage  d'un  homme  qui  ne  parle  pas 
mal. 

Ce  qui  fait  le  succès  de  quantité  d'ouvrages  est 
le   rapport  qui  se  trouve  entre   la  médiocrité  des 


LITTERAIRES  II9 

idées  de   l'auteur  et  la    médiocrité   des  idées    du 
public. 

Il  en  est  un  peu  des  réputations  littéraires,  et 
surtout  des  réputations  de  théâtre,  comme  des  for- 
tunes qu'on  faisoit  autrefois  dans  les  îles.  Il  suffi- 
soit  presque  autrefois  d'y  passer  pour  parvenir  à 
une  grande  richesse;  mais  ces  grandes  fortunes 
mêmes  ont  nui  à  celles  de  la  génération  suivante  : 
les  terres  épuisées  n'ont  plus  rendu  si  abondam- 
ment. 

De  nos  jours,  les  succès  de  théâtre  et  de  litté- 
rature ne  sont  guère  que  des  ridicules. 

C'est  la  philosophie  qui  découvre  les  vertus 
utiles  de  la  morale  et  de  la  politique  ;  c'est  l'élo- 
quence qui  les  rend  populaires  ;  c'est  la  poésie 
qui  les  rend  pour  ainsi  dire  proverbiales. 

Un  sophiste  éloquent,  mais  dénué  de  logique, 
est  à  un  orateur  philosophe  ce  qu'un  faiseur  de 
tours  de  passe-passe  est  à  un  mathématicien,  ce 
que  Pinetti  est  à  Archimède. 

On  n'est  point  un  homme  d'esprit  pour  avoir 
beaucoup  d'idées,  comme  on  n'est  pas  un  bon 
général  pour  avoir  beaucoup  de  soldats. 

On  se  fâche  souvent  contre  les  sens  de  lettres 


I20  MAXIMES     ET    PENSEES 

qui  se  retirent  du  monde;  on  veut  qu'ils  prennent 
intérêt  à  la  société  dont  ils  ne  tirent  presque  point 
d'avantage;  on  veut  les  forcer  d'assister  éternelle- 
ment aux  tirages  d'une  loterie  où  ils  n'ont  point 
de  billet. 

Ce  qu'on  sait  le  mieux,  c'est  i"  ce  qu'on  a 
deviné;  2°  ce  qu'on  a  appris  par  l'expérience  des 
hommes  et  des  choses;  3°  ce  qu'on  a  appris  non 
dans  les  livres,  mais  par  les  livres,  c'est-à-dire 
par  les  réflexions  qu'ils  font  faire;  4°  ce  qu'on  a 
appris  dans  les  livres  ou  avec  des  maîtres 

Les  gens  de  lettres,  surtout  les  poètes,  sont 
comme  les  paons,  à  qui  on  jette  mesquinement 
quelques  graines  dans  leur  loge,  et  qu'on  en  tire 
quelquefois  pour  les  voir  étaler  leur  queue;  tandis 
que  les  coqs,  les  poules,  les  canards  et  les  dindons 
se  promènent  librement  dans  la  basse-cour,  et 
remplissent  leur  jabot  tout  à  leur  aise. 

Les  succès  produisent  les  succès,  comme  l'argent 
produit  l'argent. 

Il  y  a  des  livres  que  l'homme  qui  a  le  plus  d'es- 
prit ne  sauroit  faire  sans  un  carrosse  de  remise, 
c'est-à-dire  sans  aller  consulter  les  hommes ,  les 
choses,  les  bibliothèques,  les  manuscrits,  etc. 


LITTERAIRES  121 

Il  est  presque  impossible  qu'un  philosophe, 
qu'un  poëte,  ne  soient  pas  misanthropes  :  i°  parce 
que  leur  goût  et  leur  talent  les  portent  à  l'obser- 
vation de  la  société  ,  étude  qui  afflige  constam- 
ment le  cœur;  2°  parce  que,  leur  talent  n'étant 
presque  jamais  récompensé  par  la  société  (heureux 
même  s'il  n'est  pas  puni),  ce  sujet  d'affliction  ne 
fait   que   redoubler  leur  penchant  à  la  mélancolie. 

Les  mémoires  que  les  gens  en  place  ou  les  gens 
de  lettres,  même  ceux  qui  ont  passé  pour  les  plus 
modestes,  laissent  pour  servir  à  l'histoire  de  leur 
vie,  trahissent  leur  vanité  secrète ,  et  rappellent 
l'histoire  de  ce  saint  qui  avoit  laissé  cent  mille  écus 
pour  servir  à  sa  canonisation. 

C'est  un  grand  malheur  de  perdre  par  notre 
caractère  les  droits  que  nos  talens  nous  donnent 
sur  la  société. 

La  vanité  des  gens  du  monde  se  sert  habilement 
de  la  vanité  des  gens  de  lettres.  Ceux-ci  ont  fait 
plus  d'une  réputation  qui  a  mené  à  de  grandes 
places.  D'abord,  de  part  et  d'autre,  ce  n'est  que 
du  vent;  mais  les  intrigans  adroits  enflent  de  ce 
vent  les  voiles  de  leur  fortune. 

Les  économistes  sont  des   chirurgiens  qui    ont 

16 


122  MAXIMES     ET     PENSEES 

un  excellent  scalpel  et  un  bistouri  ébréché,  opérant 
à  merveille  sur  le  mort  et  martyrisant  le  vif. 

Les  gens  de  lettres  sont  rarement  jaloux  des  ré- 
putations, quelquefois  exagérées,  qu'ont  certains 
ouvrages  de  gens  de  la  cour  ;  ils  regardent  ces 
succès  comme  les  honnêtes  femmes  regardent  la 
fortune  des  filles. 

Le  théâtre  renforce  les  mœurs  ou  les  change.  Il 
faut  de  nécessité  qu'il  corrige  le  ridicule  ou  qu'il 
le  propage.  On  l'a  vu,  en  France,  opérer  tour  à 
tour  ces  deux  effets. 

Plusieurs  gens  de  lettres  croient  aimer  la  gloire, 
et  n'aiment  que  la  vanité.  Ce  sont  deux  choses 
bien  différentes  et  même  opposées  :  car  l'une  est 
une  petite  passion,  l'autre  en  est  une  grande.  Il  y 
a,  entre  la  vanité  et  la  gloire,  la  différence  qu^il  y 
a  entre  un  fat  et  un  amant. 

La  postérité  ne  considère  les  gens  de  lettres  que 
par  leurs  ouvrages,  et  non  par  leurs  places.  Plutôt 
ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été,  semble  être 
sa  devise. 

Spéron-Spéroni  explique  très-bien  comment  un 
auteur  qui  s'énonce  très-clairement  pour  lui-même 


LITTÉRAIRES  123 

est  quelquefois  obscur  pour  son  lecteur  :  «  C'est, 
dit-il,  que  l'auteur  va  de  la  pensée  à  l'expression, 
et  que  le  lecteur  va  de  l'expression  à  la  pensée.  » 

Les  ouvrages  qu'un  auteur  fait  avec  plaisir  sont 
souvent  les  meilleurs,  comme  les  enfans  de  l'amour 
sont  les  plus  beaux. 

En  fait  de  beaux-arts,  et  même  en  beaucoup 
d'autres  choses ,  on  ne  sait  bien  que  ce  que  l'on 
n'a  point  appris. 

Le  peintre  donne  une  âme  à  une  figure,  et  le 
poëte  prête  une  figure  à  un  sentiment  et  à  une  idée. 

Quand  La  Fontaine  est  mauvais,  c'est  qu'il  est 
négligé;  quand  La  Motte  Test,  c'est  qu'il  est  re- 
cherché. 

La  perfection  d'une  comédie  de  caractère  con- 
sisteroit  à  disposer  l'intrigue  de  façon  que  cette 
intrigue  ne  pût  servir  à  aucune  autre  pièce.  Peut- 
être  n'y  a-t-il  au  théâtre  que  celle  du  Tartufe  qui 
pût  supporter  cette  épreuve. 

J'ai  vu  à  Anvers,  dans  une  des  principales 
églises,  le  tombeau  du  célèbre  imprimeur  Plantin, 
orné  de  tableaux  superbes,  ouvrages  de   Rubens, 


124  MAXIMES     ET    PENSEES 

et  consacrés  à  sa  mémoire.  Je  me  suis  rappelé,  à 
cette  vue,  que  les  Estienne  (Henri  et  Robert),  qui, 
par  leur  érudition  grecque  et  latine,  ont  rendu  les 
plus  grands  services  aux  lettres,  traînèrent  en 
France  une  vieillesse  misérable,  et  que  Charles 
Estienne,  leur  successeur,  mourut  à  l'hôpital,  après 
avoir  contribué  presque  autant  qu'eux  aux  progrès 
de  la  littérature.  Je  me  suis  rappelé  qu'André 
Duchêne,  qu'on  peut  regarder  comme  le  père  de 
l'histoire  de  France,  fut  chassé  de  Paris  par  la 
misère,  et  réduit  à  se  réfugier  dans  une  petite 
ferme  qu'il  avoit  en  Champagne  ;  il  se  tua  en 
tombant  du  haut  d'une  charrette  chargée  de  foin, 
à  une  hauteur  immense.  Adrien  de  Valois,  créateur 
de  l'histoire  métallique,  n'eut  guère  une  meilleure 
destinée.  Samson,  le  père  de  la  géographie,  alloit, 
à  soixante-dix  ans,  faire  des  leçons  à  pied  pour 
vivre.  Tout  le  monde  sait  la  destinée  des  Duryer, 
Tristan,  Maynard,  et  de  tant  d'autres.  Corneille 
manquoit  de  bouillon  à  sa  dernière  maladie.  La 
Fontaine  n'étoit  guère  mieux.  Si  Racine,  Boileau, 
Molière  et  Quinault  eurent  un  sort  plus  heureux, 
c'est  que  leurs  talens  étoient  consacrés  au  roi  plus 
particulièrement.  L'abbé  de  Longuerue,  qui  rap- 
porte et  rapproche  plusieurs  de  ces  anecdotes  sur 
le  triste  sort  des  hommes  de  lettres  illustres  en 
France,  ajoute  :  «  C'est  ainsi  qu'on  en  a  toujours 
usé  dans  ce  misérable  pays.  Cette  liste  si  célèbre 


LITTÉRAIRES  125 

des  gens  de  lettres  que  le  roi  vouloit  pensionner, 
et  qui  fut  présentée  à  Colbert,  étoit  l'ouvrage  de 
Chapelain,  Perrault,  Tallemant,  l'abbé  Gallois, 
qui  omirent  ceux  de  leurs  confrères  qu'ils  haïs- 
soient;  tandis  qu'ils  y  placèrent  les  noms  de  plu- 
sieurs savans  étrangers,  sachant  très-bien  que  le 
roi  et  le  ministre  seroient  plus  flattés  de  se  faire 
louer  à  quatre  cents  lieues  de  Paris.  » 

Il  y  a  des  gens  qui  mettent  leurs  livres  dans 
leur  bibliothèque,  mais  M...  met  sa  bibliothèque 
dans  ses  livres.  (Dit  d'un  faiseur  de  livres  faits.) 

On  demandoit  à  l'abbé  Trublet  combien  de 
temps  il  mettoit  à  faire  un  livre.  Il  répondit  : 
«  C'est  selon  le  monde  qu'on  voit.  » 

Une  petite  fille  disoit  à  M...,  auteur  d'un  livre 
sur  l'Italie  :  «  Monsieur,  vous  avez  fait  un  livre  sur 
l'Italie? —  Oui,  Mademoiselle.  — Y  avez-vous 
été?  —  Certainement.  —  Est-ce  avant  ou  après 
votre  voyage  que  vous  avez  fait  votre  livre?  » 

M...,  à  qui  on  demandoit  fréquemment  la  lec- 
ture de  ses  vers,  et  qui  s'en  impatientoit,  disoit 
qu'en  commençant  cette  lecture  il  se  rappeloit 
toujours  ce  qu'un  charlatan  du  pont  Neuf  disoit  à 
son  singe   en    commençant  ses  jeux  :    «   Allons, 


126  MAXIMES     ET     PENSEES 

mon  cher  Bertrand,  il  n'est  pas  question  ici  de 
s'amuser.  Il  nous  faut  divertir  l'honorable  compa- 
gnie. » 

Il  j  a  une  mélancolie  qui  tient  à  la  grandeur  dj 
l'esprit, 

*  Notre  langue  est,  dit-on,  amie  de  la  clarté. 
C'est  donc,  observe  M...,  parce  qu'on  aime  le 
plus  ce  dont  on  a  le  plus  besoin  :  car,  si  elle  n'est 
maniée  très-adroitement,  elle  est  toujours  prête  à 
tomber  dans  l'obscurité. 

*  Il  faut  que  l'homme  à  imagination,  que  le 
poëte,  croie  en  Dieu  : 

Ab  Jove  principiuin  Musis. 
Ou  : 

Ab  Jove  Musarum  primordia. 

*  Les  vers,  disait  M...,  sont  comme  les  olives, 
qui  gagnent  toujours  à  être  pochetées. 

*  Les  sots,  les  ignorants,  les  gens  malhonnêtes, 
vont  prendre  dans  les  livres  des  idées,  de  la  raison, 
des  sentiments  nobles  et  élevés,  comme  une  femme 
riche  va  chez  un  marchand  d'étoffes  s'assortir  pour 
son  argent. 


LITTERAIRES  127 

*  M...,  disoit  que  les  érudits  sont  les  paveurs 
du  temple  de  la  Gloire. 

*  M...,  vrai  pédant  grec,  à  qui  un  fait  moderne 
rappelle  un  trait  d'antiquité.  Vous  lui  parlez  de 
l'abbé  Terrai,  et  il  vous  cite  Aristide,  contrôleur 
général  des  Athéniens. 

*  On  offrait  à  un  homme  de  lettres  la  collec- 
tion du  Mercure  à  trois  sols  le  volume,  «  J'attends 
le  rabais  »,  répondit-il. 


DES    ACADEMIES 


Ouvrage  que  Mirabeau  devait  lire  à  V Assemblée  na- 
tionale sous  le  nom  de  Rapport  sur  les  Acadé- 
mies, en  I 791 . 


Messieurs, 

^^â 'assemblée  nationale  a  invité  les  diffé- 

^>!è^^rens  corps  connus  sous  le  nom  d'aca- 

^û   ^^^ï^^démies    à    lui    présenter  le    plan    de 


„Kct^^^ constitution  que  chacun  d'eux  juge- 
roit  à  propos  de  se  donner.  Elle  avoit  supposé, 
comme  la  convenance  l'exigeoit,  que  les  académies 
chercheroient  à  mettre  l'esprit  de  leur  constitution 
particulière  en  accord  avec  l'esprit  de  la  constitu- 
tion générale.  Je  n'examinerai  pas  comment  cette 
intention  de  l'Assemblée  a  été  remplie  par  chacun 
de  ces  corps  :  je  me  bornerai  à  vous  présenter 
quelques  idées  sur  l'Académie  Françoise,  dont  la 
constitution  plus  connue,  plus  simple,  plus  facile 
à   saisir,    donne  lieu  à  des  rapprochemens  assez 


MAXIMES     ET     PENSEES     LITTERAIRES       I29 

étendus,  qui  s'appliquent  comme  d'eux-mêmes  à 
presque  toutes  les  corporations  littéraires,  surtout 
dans  les  gouvernemens  libres.  Qu'est-ce  que  l'Aca- 
démie française  ?  à  quoi  sert-elle  ?  C'est  ce  qu'on 
demandoit  fréquemment,  même  sous  l'ancien  ré- 
gime; et  cette  seule  observation  paroît  indiquer  la 
réponse  qu'on  doit  faire  à  ces  questions  sous  le 
régime  nouveau.  Mais,  avant  de  prononcer  une 
réponse  définitive,  rappelons  les  principaux  faits. 
Ils  sont  notoires,  ils  sont  avérés;  ils  ont  été  re- 
cueillis religieusement  par  les  historiens  de  cette 
compagnie;  ils  ne  seront  pas  contestés  :  on  ne  ré- 
cuse pas  pour  témoins  ses  panégyristes. 

Quelques  gens  de  lettres,  plus  ou  moins  estimés 
de  leur  temps,  s'assembloient  librement  et  par  goût 
chez  un  de  leurs  amis,  qu'ils  élurent  leur  secrétaire. 
Cette  société,  composée  seulement  de  neuf  ou  dix 
hommes,  subsista  inconnue  pendant  quatre  ou  cinq 
ans,  et  servit  à  faire  naître  différens  ouvrages  que 
plusieurs  d'entre  eux  donnèrent  au  public.  Riche- 
lieu, alors  tout-puissant,  eut  connoissance  de  celte 
association.  Cet  homme,  qu'un  instinct  rare  éclai- 
roit  sur  tous  les  moyens  d'étendre  ou  de  perfec- 
tionner le  despotisme,  voulut  influer  sur  cette 
société  naissante  :  il  lui  offrit  sa  protection  et  lui 
proposa  de  la  constituer  sous  autorite  publique. 
Ces  offres,  qui  affligèrent  les  associes,  étoient  à 
peu  près  des  ordres;  il  fallut  fléchir.   Placés  entre 

Chainfort.  I.  i  -j 


l3o  MAXIMES     ET     PENSEES 

sa  protection  et  sa  haine,  leur  choix  pouvoit-il  être 
douteux?  Après  d'assez  vives  oppositions  du  Par 
lement,  toujours  inquiet,  toujours  en  garde  contre 
tout  ce  qui  venoit  de  RicheHeu;  après  plusieurs 
débats  sur  les  limites  de  la  compétence  académique 
(que  le  Parlement,  dans  ses  alarmes,  bornoit  avec 
soin  aux  mots,  à  la  langue,  enfin,  mais  avec  beau- 
coup de  peine,  à  l'éloquence),  l'Académie  fut  con- 
stituée légalement  sous  la  protection  du  cardinal, 
à  peu  près  telle  qu'elle  Ta  été  depuis  sous  celle 
du  roi.  Cette  nécessité  de  remplir  le  nombre  de 
quarante  fit  entrer  dans  la  compagnie  plusieurs 
gens  de  lettres  obscurs,  dont  le  public  n'apprit  les 
noms  que  par  leur  admission  dans  ce  corps  :  ridi- 
cule qui  s'est  depuis  renouvelé  plus  d'une  fois.  Il 
fallut  même,  pour  compléter  le  nombre  acadé- 
mique, recourir  à  l'adoption  de  quelques  gens  en 
place  et  d'un  assez  grand  nombre  de  gens  de  la 
cour.  On  admira,  on  vanta,  et  on  a  trop  vanté  de- 
puis, ce  mélange  de  courtisans  et  de  gens  de  lettres, 
cette  prétendue  égalité  académique  qui,  dans 
l'inégalité  politique  et  civile ,  ne  pouvoit  être 
qu'une  vraie  dérision.  Et  qui  ne  voit  que  mettre 
alors  Racine  à  côté  d'un  cardinal  étoit  aussi  impos- 
sible qu'il  le  seroit  aujourd'hui  de  mettre  un  car- 
dinal à  côté  de  Racine?  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
certain  que  cet  étrange  amalgame  fut  regardé  alors 
comme  un  service  rendu  aux  lettres  :  c'étoit  peut- 


L  I  T  r  F.  R  A  I  R  E  S 


être,  en  effet,  hâter  de  quelques  momens  l'opinion 
publique,  que  le  progrès  des  idées  et  le  cours  na- 
turel des  choses  auroient  sûrement  formée  quelques 
années  plus  tard  ;  mais  enfin  la  nation,  déjà  disposée 
à  sentir  le  mérite,  ne  l'étoit  pas  encore  à  le  mettre 
à  sa  place.  Elle  estima  davantage  Patru  en  voyant 
à  côté  de  lui  un  homme  décoré;  et  cependant  Pa- 
tru, philosophe  quoique  avocat,  faisoit  sa  jolie  fable 
d'Apollon,  qui,  après  avoir  rompu  une  des  cordes 
de  sa  lyre,  y  substitua  un  fîl  d'or.  Le  dieu  s'aper- 
çut que  la  lyre  n'y  gagnoit  pas;  il  y  remit  une 
corde  vulgan-e ,  et  l'instrument  redevint  la  lyre 
d'Apollon. 

Cette  idée  de  Patru  étoit  celle  des  premiers 
académiciens,  qui  tous  regrettoient  le  temps  qu'ils 
appeloient  leur  âge  d'or,  ce  temps  oii,  inconnus  et 
volontairement  assemblés,  ils  se  communiquoient 
leurs  pensées,  leurs  ouvrages  et  leurs  projets,  dans 
la  simplicité  d'un  commerce  vraiment  philosophique 
et  littéraire.  Ces  regrets  subsistèrent  pendant  toute 
la  vie  de  ces  premiers  fondateurs,  et  même  dans  le 
plus  grand  éclat  de  l'Académie  françoise.  N'en 
soyons  pas  surpris  :  c'est  qu'ils  étoient  alors  ce 
qu'ils  dévoient  être,  des  hommes  libres,  librement 
réunis  pour  s'éclairer,  avantages  qu'ils  ne  retrou- 
vojent  pas  dans  une  association  plus  brillante. 

C'est  pourtant  de  cet  éclat  que  les  partisans  de 
l'Académie  (ils  sont  en  petit  nombre)  tirent  les  ar- 


l32  MAXIMES     ET     PENSEES 

gumens  qu'ils  rebattent  pour  sa  défense.  Tous  leurs 
sophismes  roulent  sur  une  seule  supposition.  Il 
commencent  par  admettre  que  la  gloire  de  tous  les 
écrivains  célèbres  du  siècle  de  Louis  XIV,  honorés 
du  titre  d'académiciens,  forme  la  splendeur  acadé- 
mique et  le  patrimoine  de  l'Académie.  En  partant 
de  cette  supposition,  voici  comme  ils  raisonnent. 
Un  écrivain  célèbre  a  été  de  l'Académie  ou  il  n'en 
a  pas  été.  S'il  en  a  été,  tout  va  bien  :  il  n'a  com- 
posé ses  ouvrages  que  pour  en  être  ;  sans  l'existence 
de  l'Académie,  il  ne  les  eût  pas  faits,  du  moins  il 
n'en  eût  fait  que  de  médiocres  :  cela  est  démon- 
tré. Si,  au  contraire,  il  n'a  pas  été  de  TAcadémie, 
rien  de  plus  simple  encore  :  il  brûloit  du  désir  d'en 
être;  tout  ce  qu'il  a  fait  de  bon,  il  l'a  fait  pour  en 
être  :  c'est  un  malheur  qu'il  n'en  ait  pas  été;  mais 
sans  ce  but  il  n'eût  rien  fait  du  tout,  ou  du  moins 
il  n'eût  rien  fait  que  de  mauvais.  Heureusement  on 
n'ajoute  point  que,  sans  l'Académie,  cet  écrivain  ne 
seroit  jamais  né.  La  conclusion  de  ce  puissant  di- 
lemme est  que  les  lettres  et  les  académies  sont  une 
seule  et  même  chose;  que  détruire  les  académies, 
c'est  détruire  l'espérance  de  voir  renaître  les  grands 
écrivains;  c'est  se  montrer  ennemi  des  lettres;  en 
un  mot,  c'est  être  un  barbare,  un  vandale. 

Certes,  si  on  leur  passe  que,  sans  cette  institu- 
tion ,  la  nation  n'eût  point  possédé  les  hommes 
prodigieux    dont    les    noms    décorent   la   liste    de 


LITTÉRAIRES  l33 

rAcadémie  ;  si  leurs  écrits  forment,  non  pas  une 
gloire  nationale,  mais  une  gloire  académique,  on 
n'a  point  assez  vanté  l'Académie  françoise,  on  est 
trop  ingrat  envers  elle.  Uimmorialité ,  cette  devise 
du  génie,  qui  pouvoit  paroître  trop  fastueuse  pour 
une  corporation,  n'est  plus  alors  qu'une  dénomi- 
nation juste,  un  honneur  mérité,  une  dette  que  l'Aca- 
démie acquittoit  envers  elle-même. 

Mais  qui  peut  admettre,  de  nos  jours  et  dans 
l'Assemblée  nationale,  que  la  gloire  de  tous  ces 
grands  hommes  soit  une  propriété  académique  ? 
Qui  croira  que  Corneille,  composant  le  C/c?  près 
du  berceau  de  l'Académie  naissante,  n'ait  écrit  en- 
suite Horace,  Cinna,  Polyeude,  que  pour  obtenir 
l'honneur  d'être  assis  entre  MM.  Granier,  Salomon, 
Porchères,  Colomby,  Boissat,  Bardin ,  Baudouin, 
Balesdens ,  noms  obscurs,  inconnus  aux  plus 
lettrés  d'entre  vous,  et  même  échappés  à  la  satire 
contemporaine?  On  rougiroit  d'insister  sur  une  si 
absurde  prétention. 

Mais,  pour  confondre  par  le  détail  des  faits 
ceux  qui  lisent  sans  réfléchir,  revenons  à  ce  siècle 
de  Louis  XIV,  cette  époque  si  brillante  de  la  litté- 
rature françoise,  dont  on  confond  mal  à  propos  la 
gloire  avec  celle  de  l'Académie. 

Est-ce  pour  entrer  à  l'Académie  françoise  qu'il 
fit  ses  chefs-d'œuvre,  ce  Racine  provoqué,  excité 
dès  sa  première  jeunesse  par  les  bienfaits  immédiats 


î34  MAXIMES     ET     PENSEES 

de  Louis  XIV;  ce  Racine  qui,  après  avoir  composé 
Andromaquc,  Britannicus ,  Bérénice^  Bajazet,  Mi- 
thridate  ^  n'étoit  pas  encore  de  l'Académie,  et  n'y 
fut  admis  que  par  la  volonté  connue  de  Louis  XIV, 
par  un  mot  du  roi  équivalant  à  une  lettre  de  ca- 
chet ?  Je  veux  que  vous  en  soyez.  Il  en  fut. 

Espéroit-il  être  de  l'Académie,  ce  Boileau  dont 
les  premiers  ouvrages  furent  la  satire  de  tant  d'aca- 
démiciens; qui  croyoit  s'être  fermé  les  portes  de 
cette  compagnie,  ainsi  qu'il  le  fait  entendre  dans 
son  discours  de  réception,  et  qui,  comme  Racine, 
n'y  fut  admis  que  par  le  développement  de  l'in- 
fluence royale? 

Étoit-il  excité  par  un  tel  mobile  ,  ce  Molière 
que  son  état  de  comédien  empêchoit  même  d'y 
prétendre,  et  qui  n'en  multiplia  pas  moins  d'année 
en  année  les  chefs-d'œuvre  de  son  théâtre,  devenu 
presque  le  seul  théâtre  comique  de  la  nation  ? 

Pense-t-on  que  l'Académie  ait  été  aussi  l'ambi- 
tion du  bon  La  Fontaine,  que  la  liberté  de  ses 
contes,  et  surtout  son  attachement  à  Fouquet, 
sembloient  exclure  de  ce  corps  ;  qui  n'y  fut  admis 
qu'à  soixante-trois  ans,  après  la  mort  de  Colbert, 
persécuteur  de  Fouquet?  et  pense-t-on  que,  sans 
l'Académie,  le  fablier  n'eût  point  porté  de  fables? 

Faut-il  parler  d'un  homme  moins  illustre ,  mais 
distingué  par  un  talent  nouveau?  Qui  croira  que 
l'auteur  d'Atys  et  d'Armide,  comblé  des  bienfaits  de 


LITTÉRAIRES  l35 

Louis  XIV,  n'eût  point,  sans  la  perspective  aca- 
démique, fait  des  opéras  pour  un  roi  qui  en  payoit 
si  bien  les  prologues  ? 

Voilà  pour  les  poètes  ;  et,  quant  aux  grands  écri- 
vains en  prose,  est-il  vrai  que  Bossuet,  Fléchier, 
Fénelon,  Massillon,  appelés  par  leurs  talens  aux 
premières  dignités  de  l'Église,  avoient  besoin  de  ce 
foible  aiguillon  pour  remplir  la  destinée  de  leur 
génie  ?  Dans  cette  liste  des  seuls  vrais  grands  écri- 
vains du  siècle  de  Louis  XIV,  nous  n'avons  omis 
que  le  philosophe  La  Bruj'ère,  qui  sans  doute  ne 
pensa  pas  plus  à  l'Académie,  en  composant  ses  Ca- 
ractères,  que  La  Rochefoucauld  en  écrivant  ses 
Maximes.  Nous  ne  parlons  pas  de  ceux  à  qui 
cette  idée  fut  toujours  étrangère  :  Pascal,  Nicole, 
Arnaud,  Bourdaloue ,  Malebranche ,  que  leurs 
habitudes  ou  leur  état  en  écartoient  absolu- 
ment. Il  est  inutile  d'ajouter  à  cette  liste  de  noms 
si  respectables  plusieurs  noms  profanes,  mais  célè- 
bres, tels  que  ceux  de  Dufresny,  Le  Sage,  et  quel- 
ques autres,  poètes  comiques  qui  n'ont  jamais 
prétendu  à  ce  singulier  honneur,  ne  l'ayant  pas 
vu  du  côté  plaisant,  quoiqu'ils  en  fussent  bien 
les  maîtres. 

Après  avoir  éclairci  des  idées  dont  la  confusion 
faisoit  attribuer  à  l'existence  d'un  corps  la  gloire 
de  ses  plus  illustres  membres,  examinons  l'Académie 
dans  ce  qui  la  constitue  comme  corporation,  c'est- 


l36  MAXIMES     ET     PENSEES 

à-dire  dans  ses  travaux,  dans  ses  fonctions  et  dans 
l'esprit  général  qui  en  résulte. 

Le  premier  et  le  plus  important  de  ses  travaux 
est  son  Dictionnaire.  On  sait  combien  il  est  mé- 
diocre, incomplet,  insuffisant;  combien  il  indigne 
tous  les  gens  de  goût,  combien  il  révoltoit  surtout 
Voltaire,  qui,  dans  le  court  espace  qu'il  passa  dans 
la  capitale  avant  sa  mort,  ne  put  venir  à  l'Académie 
sans  proposer  un  nouveau  plan,  préliminaire  indis- 
pensable, et  sans  lequel  il  est  impossible  de  rien 
faire  de  bon.  On  sait  qu'à  dessein  de  triompher  de 
la  lenteur  ordinaire  aux  corporations,  il  profita  de 
l'ascendant  qu'il  exerçoit  à  l'Académie  pour  exiger 
qu'on  mît  sur-le-champ  la  main  à  l'œuvre,  prit  lui- 
même  la  première  lettre,  distribua  les  autres  à 
ses  confrères,  et  s'excéda  d'un  travail  qui  peut-être 
hâta  sa  fin.  Il  vouloit  apporter  le  premier  sa  tâche 
à  l'Académie,  et  obtenir  de  l'émulation  particulière 
ce  que  lui  eût  refusé  l'indifîérence  générale.  Il 
mourut,  et  avec  lui  tomba  l'effervescence  momen- 
tanée qu'il  avoit  communiquée  à  l'Académie.  Il 
résulta  seulement  de  ses  critiques  sévères  et  âpres 
que  les  dernières  lettres  du  Dictionnaire  furent 
travaillées  avec  plus  de  soin;  qu'en  revenant  en- 
suite avec  plus  d'attention  sur  les  premières,  les 
académiciens,  étonnés  des  fautes,  des  omissions, 
des  négligences  de  leurs  devanciers,  sentirent  que 
le  Dictionnaire  ne  pouvoir,  en  cet  état,  être  livré 


LITTÉRAIRES  iSy 

au  public  sans  exposer  l'Académie  aux  plus  grands 
reproches,  et  surtout  au  ridicule,  châtiment  qu'elle 
redoute  toujours,  malgré  l'habitude.  Voilà  ce  qui 
reculera  de  plusieurs  années  encore  la  nouvelle 
édition  d'un  ouvrage  qui  paroissoit  à  peu  près  tous 
les  vingt  ans,  et  qui  se  trouve  en  retard  précisé- 
ment à  l'époque  actuelle,  comme  pour  attester 
victorieusement  l'inutilité  de  cette  compagnie. 

Vingt  ans,  trente  ans  pour  un  dictionnaire  !  Et 
autrefois  un  seul  homme,  même  un  académicien, 
Furetière,  en  un  moindre  espace  de  temps,  de- 
vança l'Académie  dans  la  publication  d'un  Diction- 
naire qu'il  avoit  fait  lui  seul,  ce  qui  occasionna 
entre  l'Académie  et  Fauteur  un  procès  fort  diver- 
tissant, où  le  public  ne  fut  pas  pour  elle.  Il  existe 
un  Dictionnaire  anglois,  le  meilleur  de  tous  :  c'est 
le  travail  du  célèbre  Johnson,  qui  n'en  a  pas  moins 
publié,  avant  et  après  ce  Dictionnaire,  quelques 
ouvrages  estimés  en  Europe.  Plusieurs  autres 
exemples,  choisis  parmi  nos  littérateurs,  montrent 
assez  ce  que  peut  en  ce  genre  le  travail  obstiné 
d'un  seul  homme  :  Moréri,  mort  à  vingt-neuf  ans, 
après  la  première  édition  du  Dictionnaire  qui  porte 
son  nom;  Thomas  Corneille,  épuisé  de  travaux, 
commençant  et  finissant  dans  sa  vieillesse  deux 
grands  ouvrages  de  ce  genre,  le  Dictionnaire  des 
Sciences  et  des  Arts,  en  trois  volumes  in-folio,  un 
Dictionnaire  géographique,  en  trois  autres  volumes 


l38  MAXIMES     ET     PENSEES 

in-folio;  La  Martinière,  auteur  d'un  Dictionnaire 
de  Géographie,  en  dix  volumes  toujours  in-folio; 
enfin  Bajle,  auteur  d^un  Dictionnaire  en  quatre 
volumes  in-folio,  où  se  trouvent  cent  articles  pleins 
de  génie,  luxe  dont  les  in-folio  sont  absolument 
dispensés,  et  dont  s'est  préservé  surtout  le  Diction- 
naire de  l'Académie. 

Et  pourtant  là  se  bornent  tous  ses  travaux.  Les 
statuts  de  ce  corps,  enregistrés  au  Parlement,  lui 
permettoient  (c'étoit  presque  lui  commander)  de 
donner  au  public  une  grammaire  et  une  rhétori- 
que :  voilà  tout,  car,  pour  une  logique,  les  parle- 
mens  ne  l'eussent  pas  permis.  Eh  bien!  où  sont 
cette  grammaire  et  cette  rhétorique?  Elles  n'ont 
jamais  paru.  Cependant,  auprès  de  la  capitale,  aux 
portes  de  l'Académie,  un  petit  nombre  de  solitaires, 
MM.  de  Port-Royal,  indépendamment  de  la  tra- 
duction de  plusieurs  auteurs  anciens,  travail  qui  ne 
sort  point  du  département  des  mots,  et  qui  par 
conséquent  étoit  permis  à  l'Académie  françoise, 
MM.  de  Port-Royal  publièrent  une  Grammaire 
universelle  raisonnée,  la  meilleure  qui  ait  existé 
pendant  cent  ans;  ils  publièrent  non  pas  une  rhé- 
torique, mais  une  logique  :  car,  pour  ceux-ci,  le 
Parlement,  un  peu  complice  de  leur  jansénisme, 
vouloit  bien  leur  permettre  de  raisonner,  et  l'Art 
de  raisonner  fut  même  le  titre  qu'ils  donnèrent  à 
leur  logique.    Observons   qu'en   même  temps  ces 


LITTÉRAIRES  lS<) 

auteurs  solitaires  donnoient,  sous  leur  nom  parti- 
culier, différens  ouvrages  qui  ne  sont  point  encore 
tombés  dans  l'oubli. 

Passons  au  second  devoir  académique,  les  dis- 
cours de  réception.  Je  ne  vous  présenterai  pas, 
Messieurs,  le  tableau  d'un  ridicule  usé.  Sur  ce 
point,  les  amis,  les  ennemis  de  ce  corps,  parlent 
absolument  le  même  langage.  Un  homme  loué, 
en  sa  présence,  par  un  autre  homme  qu'il  vient  de 
louer  lui-même  en  présence  du  public,  qui  s'amuse 
de  tous  les  deux;  un  éloge  trivial  de  l'Académie  et 
de  ses  protecteurs  :  voilà  le  malheureux  canevas 
oîi  ,  dans  ces  derniers  temps ,  quelques  hommes 
célèbres,  quelques  littérateurs  distingués,  ont  semé 
des  fleurs,  écloses  non  de  leur  sujet,  mais  de  leur 
talent.  D'autres,  usant  de  la  ressource  de  Simonide 
et  se  jetant  à  côté,  y  ont  joint  quelques  disserta- 
tions de  philosophie  ou  de  littérature,  qui  seroient 
ailleurs  mieux  placées.  Sans  doute,  quelque  main 
amie  des  lettres,  séparant  et  rassemblant  ces  mor- 
ceaux, prendra  soin  de  les  soustraire  à  l'oubli  dans 
lequel  le  recueil  académique  va  s'enfonçant  de 
tout  le  poids  de  son  immortalité. 

Nous  avons  vu  des  étrangers  illustres,  confon- 
dant, ainsi  que  tant  de  François,  les  ouvrages  des 
académiciens  célèbres  et  les  travaux  de  la  corpo- 
ration appelée  Académie  française,  se  procurer  avec 
empressement  le   recueil   académique,   seule  pro- 


140  MAXIMES     ET     PENSEES 

priété  véritable  de  ce  corps,  outre  son  Diction- 
naire, et,  après  avoir  parcouru  ce  volumineux 
verbiage,  cédant  à  la  colère  qui  suit  l'espérance 
trompée,  rejeter  avec  mépris  cette  insipide  collec- 
tion. 

Ici  se  présente,  Messieurs,  une  objection  dont 
on  croira  vous  embarrasser.  On  vous  dira  que  ces 
hommes  célèbres  ont  déclaré  dans  leur  discours  de 
réception  qu'ils  ont  désiré  vivement  l'Académie, 
et  que  ce  prix  glorieux  étoit  en  secret  l*âme  de 
leurs  travaux.  Il  est  vrai  qu'ils  le  disent  presque 
tous,  et  comment  s'en  dispenseroient-ils,  puisque 
Corneille  et  Racine  l'ont  dit?  Corneille,  qui  ne 
connut  d'abord  l'Académie  que  par  la  critique 
qu'elle  fît  d'un  de  ses  chefs-d'œuvre;  Racine, 
admis  chez  elle  en  dépit  d'elle,  comme  on  .sait  î 
Qui  ne  voit  d'ailleurs  que  cette  misérable  formule 
est  une  ressource  contre  la  pauvreté  du  sujet,  et 
trop  souvent  contre  la  nullité  du  prédécesseur  au- 
quel on  doit  un  tribut  d'éloges  ? 

A  l'égard  de  l'empressement  réel  que  des  grands 
hommes  ont  quelquefois  montré  pour  le  fauteuil 
académique,  il  faut  savoir  que  l'opinion,  qui  sous 
le  despotisme  se  pervertit  si  facilement,  avoit  fait 
une  sorte  de  devoir  aux  gens  de  lettres  un  peu 
distingués  d'être  admis  dans  ce  corps;  et  la  mode, 
souveraine  absolue  chez  une  nation  sans  principes, 
la  mode,  ajoutant  son  prestige  aux  illusions  d'une 


LITTERAIRES  I4I 

vanité  qu'elle  aiguillonnoit  encore,  perpétuoit  l'é- 
garement de  l'opinion  publique.  Le  gouvernement 
le  savoit  bien,  et  savoit  bien  aussi  l'art  de  s'en 
prévaloir.  Avec  quelle  adresse  habile,  éclairée  par 
l'instinct  des  tyrans,  n'entretenoit-il  pas  le  pré- 
jugé qui,  en  subjuguant  les  gens  de  lettres,  les  en- 
chaînoit  sous  sa  main  !  Une  absurde  prévention 
avoit  réglé,  avoit  établi  que  les  places  acadé- 
miques donnoient  seules  aux  lettrés  ce  que  l'or- 
gueil d'alors  appeloit  un  état  :  et  vous  savez  quelle 
terrible  existence  c'étoit  que  celle  d'un  homme 
sans  état;  autant  vouloit  dire  presque  un  homme 
sans  aveu  :  tant  les  idées  sociales  étoient  justes  et 
saines  !  Ajoutons  qu'être  un  homme  sans  état  ex- 
posoit,  il  vous  en  souvient.  Messieurs,  à  d'assez 
grandes  vexations.  Il  falloit  donc  tenir  à  des  corps, 
à  des  compagnies  :  car,  là  où  la  société  générale 
ne  vous  protège  point,  il  faut  bien  être  protégé 
par  des  sociétés  partielles;  là  où  l'on  n'a  pas  de 
concitoyens,  il  faut  bien  avoir  des  confrères;  là  où 
la  force  publique  n'étoit  souvent  qu'une  violence 
légale,  il  convenoit  de  se  mettre  en  force  pour  la 
repousser.  Quand  les  voyageurs  redoutent  les 
grands  chemins,  ils  se  réunissent  en  caravane. 

Tels  étoient  les  principaux  motifs  qui  faisoient 
rechercher  l'admission  dans  ces  corps  ;  et,  le  gouver- 
nement refusant  quelquefois  cet  honneur  à  des 
hommes  célèbres  dont  les  principes  l'inquiétoient, 


142  MAXIMES     ET     PENSEES 

ces  écrivains,  aigris  d'un  refus  qui  exagéroit  un 
moment  à  leurs  yeux  l'importance  du  fauteuil, 
mettoient  leur  amour-propre  à  triompher  du  gouver- 
nement. On  en  a  vu  plusieurs  exemples;  et  voilà 
ce  qui  explique  des  contradictions  inexplicables 
pour  quiconque  n'en  a  pas  la  clef. 

Qui  jamais  s'est  plus  moqué,  surtout  s'est  mieux 
moqué  de  l'Académie  françoise  que  le  président  de 
Montesquieu  dans  ses  Lettres  Persanes  ?  Et  cepen- 
dant, révolté  des  difficultés  que  la  cour  opposoit 
à  sa  réception  académique,  pour  des  plaisanteries 
sur  des  objets  plus  sérieux,  il  fit  faire  une  édition 
tronquée  de  ces  mêmes  lettres  où  ces  plaisanteries 
étoient  supprimées  :  ainsi,  pour  pouvoir  accuser 
ses  ennemis  d'être  des  calomniateurs,  il  le  devint 
lui-même,  il  commit  un  faux.  II  est  vrai  qu'en  ré- 
compense il  eut  l'honneur  de  s'asseoir  dans  cette 
Académie  à  laquelle  il  avoit  insulté  ;  et  le  souvenir 
de  ses  railleries,  approuvées  de  ses  confrères  comme 
du  public,  n'empêcha  pas  que,  dans  sa  harangue 
de  compliment,  le  récipiendaire  n'attribuât  tous 
ses  travaux  à  la  sublime  ambition  d'être  membre 
de  l'Académie. 

On  voit  par  les  lettres  de  Voltaire,  publiées  de- 
puis sa  mort,  le  mépris  dont  il  étoit  pénétré  pour 
cette  institution  ;  mais  il  n'en  fut  pas  moins  forcé 
de  subir  le  joug  d'une  opinion  dépravée,  et  de 
solliciter  plusieurs   années  ce  fauteuil,  qui  lui  fut 


LITTÉRAIRES  I4J- 

refusé  plus  d'une  fois  par  le  gouvernement.  C'est 
un  des  moyens  dont  se  servoit  la  cour  pour  ré- 
primer l'essor  du  génie,  ei pour  lui  couper  les  ailes, 
suivant  l'expression  de  ce  même  Voltaire,  qui  re- 
prochoit  à  d'Alembert  de  se  les  être  laissé  arra- 
cher. De  là  vint  que  tous  ceux  qui  depuis  vou- 
lurent garder  leurs  ailes,  et  à  qui  leur  caractère, 
leur  fortune,  leur  position,  permit  de  prendre  un 
parti  courageux,  renoncèrent  aux  prétentions  aca- 
démiques ;  et  ce  sont  ceux  qui  ont  le  plus  préparé 
la  révolution,  en  prononçant  nettement  ce  qu'on 
ne  dit  qu'à  moitié  dans  les  académies  :  tels  sont 
Helvétius,  Rousseau,  Diderot,  Mably,  Raynal  et 
quelques  autres.  Tous  ont  montré  hardiment  leur 
mépris  pour  ce  corps,  qui  n'a  point  fait  grands 
ceux  qui  honorent  sa  liste,  mais  qui  les  a  reçus 
grands,  et  les  a  rapetisses  quelquefois. 

Qu'on  ne  nous  oppose  donc  plus,  comme  un 
objet  d'émulation  pour  les  gens  de  lettres,  le  désir 
d'être  admis  dans  ce  corps,  dont  les  membres  les 
plus  célèbres  se  sont  toujours  moqués;  et  croyez 
ce  qu'ils  en  ont  dit  dans  tous  les  temps,  hors  le 
jour  de  leur  réception. 

Nous  arrivons  à  la  troisième  fonction  acadé- 
mique :  les  complimens  aux  rois,  reines,  princes,  prin- 
cesses; aux  cardinaux  quand  ils  sont  ministres,  etc. 
Vous  voyez,  Messieurs,  par  ce  seul  énoncé,  que 
cette    partie    des    devoirs  académiques   est    dimi- 


144  MAXIMES     ET    PENSEES 

nuée  considérablement,  vos  décrets  ne  laissant 
plus  en  France  que  des  citoyens. 

Quatrième  et  dernière  fonction  de  l'Académie  : 
la  distribution  des  prix  d'éloquence,  de  poésie,  et 
de  quelques  autres  fondés  dans  ces  derniers  temps. 

Cette  fonction,  au  premier  coup  d'œil,  paroît 
plus  intéressante  que  celle  des  complimens,  et  au 
fond  elle  ne  l'est  guère  davantage.  Cependant, 
comme  il  est  des  hommes,  ou  malveillans  ou  peu 
éclairés,  qui  nous  supposeroient  ennemis  de  la 
poésie,  de  l'éloquence,  de  la  littérature,  si  nous 
supprimions  ces  prix,  ainsi  que  ceux  d'encourage- 
ment et  d'utilité,  nous  vous  proposerons  un  moyen 
facile  d'assurer  cette  distribution.  On  ne  prétendra 
pas  sans  doute  qu'une  salle  du  Louvre  soit  la  seule 
enceinte  où  l'on  puisse  réciter  des  vers  bons,  mé- 
diocres ou  mauvais.  On  ne  prétendra  pas  que  pour 
cette  fonction  seule  il  faille,  contre  vos  principes, 
soutenir  un  établissement  public,  quelque  peu  coû- 
teux qu'il  puisse  être  :  car  nous  rendons  cette  jus- 
tice à  l'Académie  françoise  qu'elle  entre  pour  très- 
peu  dans  le  déficit  et  qu'elle  est  la  moins  dispen- 
dieuse de  toutes  les  inutilités. 

Puisque  personne  ne  se  permettra  donc  les  ob- 
jections absurdes  que  leur  seul  énoncé  réfute  suf- 
fisamment, nous  avons  d'avance  répondu  à  ceux 
qui  croient  ou  feignent  de  croire  que  le  maintien 
de    ces    p.ix    importe  à    l'encouragement  de    la 


LITTÉRAIRES  145 

poésie  et  de  l'éloquence.  Mais  qui  ne  sait  ce  qu'on 
doit  penser  de  l'éloquence  académique?  Et,  puis- 
qu'elle étoit  mise  à  sa  place  même  sous  le  despo- 
tisme, que  paroitia-t-elle  bientôt  auprès  de  l'élo- 
quence vivante  et  animée  dont  vous  avez  mis 
l'école  dans  le  sanctuaire  de  la  liberté  publique  ? 
C'est  ici,  c'est  parmi  vous,  Messieurs,  que  se  for- 
meront les  vrais  orateurs;  c'est  de  ce  foyer  que 
jailliront  quelques  étincelles  qui  même  animeront 
plus  d'un  grand  poëte.  Leur  ambition  ne  se  bor- 
nera plus  à  quelques  malheureux  prix  académiques, 
qui  à  peine  depuis  cent  ans  ont  fait  naître  quel- 
ques ouvrages  au-dessus  du  médiocre.  Il  ne  faut 
point  appliquer  aux  temps  de  la  liberté  les  idées 
étroites  connues  aux  jours  de  la  servitude.  Vous 
avez  assuré  au  génie  le  libre  exercice  et  l'utile  em- 
ploi de  ses  facultés  :  vous  lui  avez  fait  le  plus 
beau  des  présens,  vous  l'avez  rendu  à  lui;  vous 
l'avez  mis,  comme  le  peuple,  en  état  de  se  pro- 
téger lui-même.  Indépendamment  de  ces  prix  que 
vous  laisserez  subsister,  la  poésie  ne  deviendra  pas 
muette,  et  la  France  peut  encore  entendre  de 
beaux  vers,  même  après  messieurs  de  l'Académie 
françoise. 

Il  est  un   autre  prix  plus  respectable,  décerné 
tous  les  ans  par  le  même  corps  d'après  une  fonda- 
tion  particulière,  prix  dont  la  conservation  paroit 
d'abord  recommandée  par  sa  dénomination  même, 
Chamfort.   I.  19 


146  MAXIMES     ET     PENSEES 

la  plus  auguste  de  touies  les  dénominations  :  leprix 
de  la  vertu. 

Tel  est  l'intérêt  attaché  à  l'objet  de  cette  fon- 
dation qu'au  premier  aperçu  des  inconvenances  mo- 
rales qui  en  résultent,  on  hésite,  on  s'efforce  de 
repousser  ce  sentiment  pénible  ;  on  s'afflige  de  la 
réflexion  qui  le  confirme  ;  on  se  fait  une  peine  de 
le  communiquer  et  d'ébranler  dans  autrui  les  pré- 
ventions favorables,  mais  peu  réfléchies,  qui  pro- 
tègent cette  institution.  Il  le  faut  néanmoins,  car 
ce  qui  dans  un  régime  absurde  en  toutes  ses  par- 
ties paroissoit  moins  choquant  présente  tout  à 
coup  une  difformité  révoltante  dans  un  système 
opposé,  qui,  ayant  fondé  sur  la  raison  tout  l'é- 
difice social ,  doit  le  fortifier  par  elle ,  et  l'en- 
ceindre  en  quelque  sorte  du  rempart  de  toutes  les 
considérations  morales  capables  de  l'aff"ermir  et  de 
le  protéger.  Ne  craignons  donc  pas  d'examiner 
sous  cet  aspect  l'établissement  de  ce  prix  de  vertu, 
bien  sûrs  que,  si  cette  fondation  est  utile  et  con- 
venable, elle  peut,  comme  la  vertu,  soutenir  le 
coup  d'œil  de  la  raison. 

Et  d'abord,  laissant  à  part  cette  affiche,  ce  con- 
cours périodique,  ce  programme  d'un  prix  de  vertu 
pour  l'année  prochaine,  je  fis  les  termes  de  la  fon- 
dation, et  je  vois  ce  prix  destiné  aux  vertus  des 
citoyens  dans  la  classe  indigente.  Quoi  donc  ! 
Qu'est-ce  à  dire?  La  classe  opulente  a-t-elle  relé- 


LITTERAIRES  I47 

gué  la  vertu  dans  la  classe  des  pauvres?  Non,  sans 
doute.  Elle  prétend  bien,  comme  l'autre,  pouvoir 
faire  éclater  des  vertus.  Elle  ne  veut  donc  pas  du 
prix?  Non  certes  :  ce  prix  est  de  l'or;  le  riche,  en 
l'acceptant,  se  croiroit  avili.  J'entends:  il  n'y  en  a 
point  assez,  il  ne  le  prendroit  pas.  Le  riche  l'ose 
dire  !  Et  pourquoi  ne  le  prendroit-il  pas?  le  pauvre 
le  prend  bien  !  Payez-vous  la  vertu  ?  ou  bien  l'ho- 
norez-vous?  Vous  ne  la  payez  pas  :  ce  n'est  ni 
votre  prétention,  ni  votre  espérance.  Vous  l'honorez 
donc!  Eh  bien  !  commencez  par  ne  pas  l'avilir  en 
mettant  la  richesse  au-dessus  de  la  vertu  indigente. 
O  renversement  de  toutes  les  idées  morales,  né 
de  l'excès  de  la  corruption  publique  et  fait  pour 
l'accroître  encore!  Mesurons  de  l'œil  l'abîme  d'où 
nous  sortons  :  dans  quel  corps,  dans  quelle  com- 
pagnie eût-il  été  admis,  le  ci-devant  gentilhomme 
qui  eût  accepté  le  prix  de  vertu  dans  une  assemblée 
publique?  11  y  avoit  parmi  nous  la  roture  de  la 
vertu!  Retirez  donc  votre  or,  qui  ne  peut  récom- 
penser une  belle  action  du  riche.  Rendez  à  la 
vertu  cet  hommage  de  croire  que  le  pauvre  aussi 
peut  être  payé  par  elle;  qu'il  a,  comme  le  riche, 
une  conscience  opulente  et  solvable  ;  qu'enfin  i" 
peut,  comme  le  riche,  placer  une  bonne  action 
entre  le  ciel  et  lui.  Législateurs,  ne  décrétez  pas  la 
divinité  de  l'or  en  le  donnant  pour  salaire  à  ces 
mouvemens  sublimes,   à  ces  grands  sacrifices  qui 


148  MAXIMES     ET    PENSEES 

semblent  mettre  l'homme  en  commerce  avec  son 
éternel  Auteur.  Il  seroit  annulé,  votre  décret;  il 
l'est  d'avance  dans  l'âme  du  pauvre...  oui,  du 
pauvre,  au  moment  où  il  vient  de  s'honorer  par  un 
acte  généreux. 

Il  est  commun,  il  est  partout,  le  sentiment  qui 
atteste  cette  vérité.  Eh  !  n'avez-vous  pas  vu,  dans 
ces  désastres  qui  provoquent  le  secours  général, 
n'avez-vous  pas  vu  quelqu'un  de  ces  pauvres,  lors- 
qu'au risque  de  ses  jours  et  par  un  grand  acte  de 
courage  il  a  sauvé  l'un  de  ses  semblables,  je  veux 
dire  le  riche,  l'opulent,  l'heureux  (car  il  les  prend 
pour  ses  semblables  dès  qu'il  faut  les  secourir)  ; 
lorsque  après  le  péril  et  dans  le  reste  des  effusions 
de  sa  reconnoissance,  le  riche  sauvé  présente  l'or 
à  son  bienfaiteur,  à  cet  indigent,  à  cet  homme 
dénué;  regardez  celui-ci  :  comme  il  s'indigne!  il 
recule,  il  s'étonne,  il  rougit...  une  heure  aupara- 
vant il  eût  mendié.  D'où  lui  vient  ce  noble  mouve- 
ment ?  C'est  que  vous  profanez  son  bienfait,  ingrat 
que  vous  êtes!  vous  corrompez  votre  reconnois- 
sance :  il  a  fait  du  bien,  il  vient  de  s'enrichir,  et 
vous  le  traitez  en  pauvre  !  Au  plaisir  céleste  d'avoir 
satisfait  le  plus  beau  besoin  de  son  âme,  vous  sub- 
stituez la  pensée  d'un  besoin  matériel;  vous  la 
ramenez  du  ciel,  où  il  est  quelque  chose,  sur  la 
terre,  où  il  n'est  rien.  O  nature  humaine!  voilà 
comme  on  t'honore!   Quand  la  vertu  t'élève  à  ta 


LITTERAIRES  I 49 

plus  grande  hauteur,  c'est  de  l'or  qu'on  vient 
l'offrir,  c'est  l'aumône  qu'on  te  présente  ! 

Mais,  dira-t-on,  cette  aumône,  elle  a  pourtant 
été  reçue  dans  des  séances  publiques  et  solennelles. 
Eh!  qui  ne  sait,  Messieurs,  ce  qui  arrive  en  ces 
occasions?  Le  pauvre  a  ses  amis  qui  le  servent  à 
leur  manière,  et  non  pas  à  la  sienne;  qui,  ne  pou- 
vant sans  doute  lui  donner  des  secours,  le  condui- 
sent où  l'on  en  donne;  et,  avant  ces  derniers 
temps,  qu'étoit-ce  que  l'honneur  du  pauvre?  Et 
puis  on  lui  parle  de  fêtes,  d'accueils,  d'applaudis- 
semens.  Étonné  d'occuper  un  moment  ceux  qu'il 
croit  plus  grands  que  lui,  il  a  la  foiblesse  de  se 
tenir  pour  honoré  :  qu'il  attende. 

Plusieurs  de  vous.  Messieurs,  ont  assisté  à  quel- 
qu'une de  ces  assemblées  oii,  parmi  des  hommes 
étrangers  à  la  classe  indigente,  se  présente  l'indi- 
gence vertueuse,  couronnée,  dit-on  :  elle  attire  les 
regards;  ils  la  cherchent,  ils  s'arrêtent  sur  elle.  . 
Je  ne  les  peindrai  pas;  mais  ce  n'est  point  là 
l'hommage  que  mérite  la  vertu.  Il  est  vrai  que  le 
récit  détaillé  de  l'acte  généreux  que  l'on  couronne 
excite  des  applaudissemens,  des  battemens  de 
mains...  J'ignore  si  j'ai  mal  vu;  mais,  secrètement 
blessé  de  toutes  ces  inconvenances,  et  observant 
les  traits  et  le  maintien  de  la  personne  ainsi  cou- 
ronnée, j'ai  cru  y  voir,  d'autres  l'ont  cru  comme 
moi,  l'impression  marquée  d'une  secrète  et  invo- 


l5o  MAXIMES     ET     PENSÉES 

lontaire  tristesse;  non  l'embarras  de  la  modestie, 
mais  la  gêne  du  déplacement. 

O  vous  qu'on  amenoit  ainsi  sur  la  scène,  âmes 
nobles  et  honnêtes,  mais  simples  et  ignorantes, 
savez-vous  d'où  vient  ce  mal-être  intérieur  qui 
affecte  même  votre  maintien?  C'est  que  vous  por- 
tez le  poids  d'un  grand  contraste,  celui  de  la  vertu 
et  du  regard  des  hommes.  Laissons  là.  Messieurs, 
toute  cette  pompe  puérile ,  tout  cet  appareil  dra- 
matique qui  montre  l'immorale  prétention  d'agran- 
dir la  vertu.  Une  constitution,  de  sages  lois,  le 
perfectionnement  de  la  raison,  une  éducation  vrai- 
ment politique,  voilà  les  sources  pures  ,  fécondes, 
intarissables,  des  mœurs,  des  vertus,  des  bonnes 
actions.  L'estime,  la  confiance,  l'amour  de  vos 
frères  et  de  vos  concitoyens...  :  hommes  libres, 
hommes  raisonnables,  recevez  ces  prix;  tout  le 
reste,  jouet  d'enfant  ou  salaire  d'esclave. 

J'ai  arrêté  vos  regards ,  Messieurs ,  sur  chacune 
des  fonctions  académiques,  dont  la  réunion  montre 
sous  son  vrai  jour  l'utilité  de  cette  compagnie 
considérée  comme  corporation.  C'est  à  quoi  je 
pourrois  m'en  tenir;  mais,  pour  rendre  sensible 
l'esprit  général  qui  résulte  de  ces  établissemens, 
j'observe  que  l'on  peut,  que  l'on  doit  même  re- 
garder comme  un  monument  académique  un  ou- 
vrage avoué  par  l'Académie,  et  composé  presque 
officiellement  par  un  de  ses  membres  les  plus  célè- 


LITTERAIRES  l5r 

bres,  d'Alembert,  son  secrétaire  perpétuel  :  je 
parle  du  recueil  des  éloges  académiques. 

Si  l'on  veut  s'amuser,  philosopher,  s'affliger  des 
ridicules  attachés  non  pas  aux  lettres  (que  nous 
respectons),  mais  aux  corps  littéraires  (que  nous 
ne  révérons  pas),  il  faut  lire  cette  singulière  collec- 
tion, qui  de  l'éloge  des  membres  fait  naître  la 
plus  sanglante  satire  de  cette  compagnie.  C'est  là, 
c'est  dans  ce  recueil  qu'on  peut  en  contempler,  en 
déplorer  les  misères,  et  remarquer  tous  les  effets 
vicieux  d'une  vicieuse  institution  :  la  lutte  des 
petits  intérêts,  le  combat  des  passions  haineuses, 
le  manège  des  rivalités  mesquines,  le  jeu  de  toutes 
ces  vanités  disparates  et  désassorties  entre  lettrés, 
titrés,  mitres;  enfin  toutes  les  évolutions  de  ces 
amours-propres  hétérogènes,  s'observant,  se  cares- 
sant, se  heurtant  tour  à  tour,  mais  constamment 
réunis  dans  l'adoration  d'un  maître  invisible  et 
toujours  présent. 

Tels  sont,  à  la  longue,  les  effets  de  cette  dé- 
gradante disposition,  que,  si  l'on  veut  chercher 
l'exemple  de  la  plus  vive  flatterie  où  des  hommes 
puissent  descendre,  on  la  trouvera  (qui  le  croiroit?) 
non  dans  la  cour  de  Louis  XIV,  mais  dans  l'Aca- 
démie françoise.  Témoin  le  fameux  sujet  du  prix 
proposé  par  ce  corps  :  Laquelle  des  vertus  du  roi  est 
la  plus  digne  d'admiration?  On  sait  que  ce  pro- 
gramme, présenté  officiellement  au  monarque,  lui 


l52  MAXIMES     ET    PENSEES 

fit  baisser  les  yeux  et  couvrir  son  visage  d'une 
rougeur  subite  et  involontaire.  Ainsi  un  roi  que 
cinquante  ans  de  règne,  vingt  ans  de  succès  et  la 
constante  idolâtrie  de  sa  cour,  avoient  exercé  et  en 
quelque  sorte  aguerri  à  soutenir  les  plus  grands 
excès  de  la  louange,  une  fois  du  moins  s'avoua 
vaincu  !  Et  c'est  à  l'Académie  françoise  qu'étoit 
réservé  l'honneur  de  ce  triomphe.  Se  flatteroit-on 
que  ce  fut  là  le  dernier  terme  d'un  coupable  avilis- 
sement? On  se  tromperoit.  Il  faut  voir,  après  la 
mort  de  Louis  XIV,  la  servitude  obstinée  de  cette 
compagnie  punir,  dans  un  de  ses  membres  les  plus 
distingués,  le  crime  d'avoir  osé  juger  sur  les  prin- 
cipes de  la  justice  et  de  la  raison  la  gloire  de  ce 
règne  fastueux;  il  faut  voir  l'Académie,  pour  ven- 
ger ce  prétendu  outrage  à  la  mémoire  du  roi, 
effacer  de  la  hste  académique  le  nom  du  seul  écri- 
vain patriote  qu'elle  y  eût  jamais  placé,  le  respec- 
table abbé  de  Saint-Pierre  :  lâcheté  gratuite,  qui 
semble  n'avoir  eu  d'autre  objet  que  de  protester 
d'avance  contre  les  tentatives  futures  ou  possibles 
de  la  liberté  françoise,  et  de  voter  solennellement 
pour  l'éternité  de  l'esclavage  national. 

Je  sais  que  le  nouvel  ordre  de  choses  rend 
désormais  impossibles  de  pareils  scandales,  et  qu'il 
sauveroit  même  à  l'Académie  une  partie  de  ses 
ridicules  accoutumés.  On  ne  verroit  plus  l'avantage 
du  rang  tenir  lieu  de  mérite,  ni  la  faveur  de  la 


LITTÉRAIRES  l53 

cour  influer,  du  moins  au  même  degré,  sur  les 
nominations.  Non,  ces  abus  et  quelques  autres 
ont  disparu  pour  jamais;  mais  ce  qui  restera,  ce 
qui  même  est  inévitable,  c'est  la  perpétuité  de 
l'esprit  qui  anime  ces  compagnies.  En  vain  tente- 
riez-vous  d'organiser  pour  la  liberté  des  corps 
créés  pour  la  servitude  :  toujours  ils  chercheront, 
par  le  renouvellement  de  leurs  membres  successifs, 
à  conserver,  à  propager  les  principes  auxquels  ils 
doivent  leur  existence,  à  prolonger  les  espérances 
insensées  du  despotisme  ,  en  lui  offrant  sans  cesse 
des  auxiliaires  et  des  affidés.  Dévoués  par  leur  na- 
ture aux  agens  de  l'autorité ,  seuls  arbitres  et  dis- 
pensateurs des  petites  grâces  dans  un  ordre  de 
choses  où  les  législatures  ne  peuvent  distinguer 
que  les  grands  talens,  il  existe  entre  ces  corps  et 
les  dépositaires  du  pouvoir  exécutif  une  bienveil- 
lance mutuelle,  une  faveur  réciproque,  garant 
tacite  de  leur  alliance  secrète,  et,  si  les  circonstances 
le  permettoient,  de  leur  complicité  future.  En 
voulez- vous  la  preuve?  Je  puis  la  produire;  je 
puis  mettre  sous  vos  yeux  les  bases  de  ce  traité, 
et  pour  ainsi  dire  les  articles  préliminaires.  Ecoutez 
ce  même  d'Alembert  dans  la  préface  du  recueil  de 
ces  mêmes  éloges,  révélant  le  honteux  secret  des 
académies,  et  enseignant  aux  rois  l'usage  qu'ils 
peuvent  faire  de  ces  corporations  pour  perpétuer 
l'esclavage  des  peuples. 


l54  MAXIMES     ET     PENSEES 

Celui  qui  se  marie,  dit  Bacon  (c'est  d'Alembert 
qui  parle),  donne  des  otages  à  la  fortune.  Vhomme 
de  lettres  qui  tient  à  V Académie  (qui  tient,  c'est-à- 
dire,  est  tenu,  enchaîné),  l'homme  de  lettres  donne 
des  otages  à  la  décence  (vous  allez  savoir  ce  que 
c'est  que  cette  décence  académicienne).  Cette 
chaîne  (cette  fois  il  l'appelle  par  son  nom);  cette 
chaîne j  d'autant  plus  forte  qu'elle  sera  volontaire  (la 
pire  de  toutes  les  servitudes  est  en  effet  la  servi- 
tude volontaire  :  on  savoit  cela)  ;  cette  chaîne  le  re- 
tiendra sans  effort  dans  les  bornes  qu'il  seroit  tenté 
de  franchir  (on  pouvoit  en  effet,  sous  l'ancien 
régime,  être  tenté  de  franchir  les  bornes).  L'écri- 
vain isolé  et  qui  veut  toujours  l'être  est  une  espèce  de 
célibataire  (un  vaurien  qu'il  faut  ranger  en  le 
mariant  à  l'Académie)  :  célibataire  qui,  ayant  moins 
à  ménager,  est  par  là  plus  sujet  ou  plus  exposé  aux 
écarts  (aux  écarts,  par  exemple,  d'écrire  des 
vérités  utiles  aux  hommes  et  nuisibles  à  leurs  op- 
presseurs). 

Parmi  les  vérités  importantes  que  les  gouvernemens 
ont  besoin  d'accréditer  (pour  les  travestir,  les  défi- 
gurer, quand  on  ne  peut  plus  les  dissimuler  entière- 
ment), il  en  est  qu'il  leur  importe  de  ne  répandre 
que  peu  à  peu,  comme  par  transpiration  insensible 
(l'Académie  laissoit  peu  transpirer)  :  un  pareil  corps, 
également  instruit  et  sage  (sage,  Messieurs!),  organe 
de  la  raison  par  devoir,  et  de  la  prudence  par  état 


LITTÉRAIRES  l55 

(quel  état  et  quelle  prudence!),  ne  fera  entrer  de 
lumière  dans  les  yeux  des  peuples  que  ce  qu'il  en 
faudra  pour  les  éclairer  peu  à  peu  (l'Académie  éco- 
nomisoit  la  lumière).  L'auteur  ajoute,  il  est  vrai  : 
sans  blesser  les  yeux  des  peuples  ;  et  l'on  entend 
cette  tournure  vraiment  académique. 

Ah!  Messieurs,  c'en  est  trop  :  qui  de  vous  n'est 
surpris,  indigné,  révolté?  Certes,  on  ne  sait  qu'ad- 
mirer le  plus  dans  l'avocat  des  académies,  ou  la 
hardiesse  ou  l'imprudence  qui  présente  les  gens  de 
lettres  sous  un  pareil  aspect;  qui,  les  plaçant  entre 
les  peuples  et  les  rois,  dit  à  ces  derniers,  dans 
une  attitude  à  la  fois  servile  et  menaçante  :  Nous 
pouvons  à  notre  choix  c'claircir  ou  doubler  sur  les 
yeux  de  vos  sujets  le  bandeau  des  préjugés.  Payez 
nos  paroles  ou  notre  silence;  achetez  une  alliance 
utile  ou  une  neutralité  nécessaire.  Odieuse  transac- 
tion, commerce  coupable,  oîi  l'on  sacrifie  le  bon- 
heur des  hommes  à  des  places  académiques,  à  des 
faveurs  de  cour;  prime  honteuse  dans  le  plus 
infâme  des  trafics,  celui  de  la  liberté  des  nations! 
Yous  concevez  maintenant,  Messieurs,  ce  qu'exi- 
gent des  académies  la  décence^  la  sagesse,  la  pru- 
dence d'État:  d'État!  hélas!  oui,  c'est  le  mot.  Vous 
en  faut-il  une  seconde  preuve  également  frappante? 
Cherchez-la  dans  cette  autre  académie,  sœur  puî- 
née, ou  plutôt  fille  de  l'Académie  françoise,  et  fille 
digne  de  sa  mère  par  le  même  esprit  d'abjection. 


l56  MAXIMES     ET    PENSEES 

On  sait  que,  d'après  une  idée  de  M"^^  de  Mon- 
tespan  (ce  mot  seul  dit  tout),  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  instituée  authentique- 
ment  pour  la  gloire  du  roi,  chargée  d'éterniser  par 
les  médailles  la  gloire  du  roi,  d'examiner  les  dessins 
des  peintures,  sculptures,  consacrées  à  la  gloire  du 
roi,  se  soutint  avec  éclat  près  de  trente  ans;  mais 
que,  vers  la  fin  du  règne,  la  gloire  du  roi  venant 
tout  à  coup  à  manquer,  il  fallut  songer  à  s'étayer 
de  quelque  autre  secours.  Ce  fut  alors  que,  sous  un 
nouveau  régime  qui  la  soumit  à  la  hiérarchie  des 
rangs,  tâche  dont  l'Académie  françoise  parut  du 
moins  exempte,  l'Académie  des  belles-lettres  cher- 
cha les  moyens  de  se  montrer  utile.  Elle  eut  recours 
aux  antiquités  judaïques,  grecques  et  romaines, 
dont  elle  fit  l'objet  de  ses  recherches  et  de  ses  tra- 
vaux Eh  !  que  ne  s'y  bornoit-elle  !  Nous  étions  si 
reconnoissans  d'avoir  appris  par  elle  ce  qu'étoient 
dans  la  Grèce  les  dieux  cabires,  quels  étoient  les 
noms  de  tous  les  ustensiles  composant  la  batterie 
de  cuisine  de  Marc-Antoine  !  Nous  applaudissions 
à  la  découverte  d'un  vieux  roi  de  Jérusalem,  perdu 
depuis  dix-huit  cents  ans  dans  un  recoin  de  la 
chronologie  :  on  sourit  malgré  soi  de  voir  des 
esprits  graves  et  sérieux  s'occuper  de  ces  bagatelles. 

Certes,  il  valoit  mieux  en  faire  son  éternelle  oc- 
cupation que  d'étudier  nos  antiquités  françoises 
pour  les  dénaturer,  que  d'empoisonner  les  sources 


LITTÉRAIRES  iSy 

de  notre  histoire,  que  de  mettre  aux  ordres  du 
despotisme  une  érudition  faussaire,  que  de  com- 
battre et  condamner  d'avance  l'Assemblée  natio- 
nale, en  déclarant  fausse  et  dangereuse  l'opinion 
qui  conteste  au  roi  le  pouvoir  législatif  pour  le 
donner  à  la  nation  :  c'est  l'avis  de  MM.  Secousse, 
Foncemagne,  et  de  plusieurs  autres  membres  de 
cette  compagnie.  Tel  est  l'esprit  de  ces  corps,  ils 
en  font  trophée  ;  telle  est  leur  profession  de  foi 
publique.  La  principale  occupation  de  l'Académie  des 
belles-lettres  y  dit  l'un  de  ses  membres  les  plus  cé- 
lèbres, Mabillon,  doit  être  la  gloire  du  roi... 

Qu'elles  soient  fermées  pouf  jamais,  ces  écoles 
de  flatterie  et  de  servilité  !  Vous  le  devez  à  vous- 
mêmes,  à  vos  invariables  principes.  Eh  !  quelle 
protestation  plus  noble  et  plus  solennelle  contre 
d'avilissans  souvenirs,  contre  de  méprisables  habi- 
tudes, dont  il  faut  effacer  jusqu'aux  vestiges,  enfin 
contre  l'infatigable  adulation  dont,  au  scandale  de 
l'Europe,  ces  deux  compagnies  ont  fatigué  vos 
deux  derniers  rois?  Eh!  Messieurs,  l'extinction  de 
ces  corps  n'est  que  la  conséquence  nécessaire  du 
décret  qui  a  détaché  les  esclaves  enchaînés  dans 
Paris  à  la  statue  de  Louis  XIV. 

Vous  avez  tout  affranchi  :  faites  pour  les  talens 
ce  que  vous  avez  fait  pour  tout  autre  genre  d'in- 
dustrie. Point  d'intermédiaire;  personne  entre  les 
talens    et    la    nation.    Kange-toi    de    mon    soleil ^ 


l58  MAXIMES     ET     PENSEES 

disoit  Diogène  à  Alexandre,  et  Alexandre  se  ran- 
gea; mais  les  compagnies  ne  se  rangent  point  :  il 
faut  les  anéantir.  Une  corporation  pour  les  arts  de 
génie  !  c'est  ce  que  les  Anglois  n'ont  jamais  conçu, 
et,  en  fait  de  raison,  vous  ne  savez  plus  rester  en 
arrière  des  Anglois.  Homère  ni  Virgile  ne  furent 
d'aucune  académie,  non  plus  que  Pope  et  Dryden, 
leurs  immortels  traducteurs.  Corneille,  critiqué  par 
l'Académie  françoise,  s'écrioit  :  J'imite  l'un  de  mes 
trois  HoraceSj  j'en  appelle  au  peuple.  Croyez- en 
Corneille  :  appelez  au  peuple  comme  lui. 

Eh!  qui  réclameroit  contre  votre  jugement? 
Parmi  les  gens  de  lettres  eux-mêmes,  les  académies 
n'avoient  guère  pour  défenseurs  que  les  ennemis 
de  la  Révolution.  Encore,  au  nombre  de  ces  défen- 
seurs, s'en  trouve-t-il  quelques-uns  d'une  espèce 
assez  étrange.  A  quoi  bon  détruire,  disent-ils,  des 
établissemens  prêts  à  tomber  d'eux-mêmes  à  la 
naissance  de  la  liberté?  En  vous  laissant.  Mes- 
sieurs, apprécier  ce  moyen  de  défense,  je  crois 
pouvoir  applaudir  à  la  conjecture;  et  n'a-t-on  pas 
vu,  dans  ces  dernières  années,  l'accroissement  de 
l'opinion  publique  servir  de  mesure  à  la  décrois- 
sance proportionnelle  de  ces  corps,  jusqu'au  mo- 
ment où,  toute  proportion  venant  à  cesser  tout  à 
coup,  il  n'est  resté  entre  ces  compagnies  et  la 
nation  que  l'intervalle  immense  qui  sépare  la  servi- 
tude et  la  liberté. 


LITTERAIRES  169 

Eh!  comment  l'Académie,  conservant  sa  mala- 
dive et  incurable  petitesse  au  milieu  des  objets 
qui  s'agrandissent  autour  d'elle;  comment  l'Acadé- 
mie seroit-elle  aperçue  ?  Qui  recherchera  désormais 
ses  honneurs,  obscurcis  devant  une  gloire  à  la  fois 
littéraire  et  patriotique  ?  Pense-t-on  que  ceux  de 
vos  orateurs  qui  auront  discuté  dans  la  tribune, 
avec  l'applaudissement  de  la  nation,  les  grands  in- 
térêts de  la  France,  ambitionneront  beaucoup  une 
frivole  distinction  à  laquelle  le  despotisme  bornoit, 
ou  plutôt  condamnoit  les  plus  rares  talens  ?  Qui  ne 
sent  que,  si  Corneille  et  Racine  ont  daigné  appor- 
ter dans  une  si  étroite  enceinte  les  lauriers  du 
théâtre ,  cette  bizarrerie  tenoit  à  plusieurs  vices 
d'un  système  social  qui  n'est  plus  :  au  prestige 
d'une  vanité  qui  ne  peut  plus  être  ;  à  la  tyrannie 
d'un  usage  établi,  comme  un  impôt,  sur  les  talens; 
enfin  à  de  petites  convenances  fugitives,  mainte- 
nant disparues  devant  la  liberté,  et  englouties  dans 
l'égalité  civile  et  politique  comme  un  ruisseau  dans 
l'Océan? 

Epargnez  donc.  Messieurs,  à  l'Académie  une 
mort  naturelle;  donnez  à  ses  partisans,  s'il  en 
reste,  la  consolation  de  croire  que  sans  vous  elle 
étoit  immortelle;  qu'elle  ait  du  moins  l'honneur 
de  succomber  dans  une  époque  mémorable  ,  et 
d'être  ensevelie  avec  de  plus  puissantes  corpora- 
tions. Pour  cette  fois,  vous  avez  peu  de  clameurs 


l6o  MAXIMES    ET    PENSEES    LITTERAIRES 

à  craindre  :  car  c'est  une  chose  remarquable  que 
l'Académie,  quoique  si  peu  onéreuse  au  public, 
n'ait  jamais  joui  de  la  faveur  populaire.  Quant  au 
chagrin  que  vous  causerez  à  ses  membres  par  leur 
séparation,  croyez  qu'il  se  contiendra  dans  les 
bornes  d'une  hypocrite  et  facile  décence.  Dé- 
ployez donc  à  la  fois  et  votre  fidélité  à  vos  prin- 
cipes sur  les  corporations,  et  votre  estime  pour  les 
lettres,  en  détruisant  ces  corps  et  en  traitant  les 
membres  avec  une  libérale  équité.  Celle  dont  vous 
userez  envers  des  hommes  d'un  mérite  reconnu, 
plus  ou  moins  distingué,  membres  de  sociétés  lit- 
téraires peu  nombreuses,  oii  l'on  n'est  admis  que 
dans  l'âge  de  la  maturité,  ne  peut  fatiguer  la  gé- 
nérosité de  la  nation.  Plût  au  Ciel  qu'en  des  occa- 
sions plus  importantes  vous  eussiez  pu  réparer,  par 
des  dédommagemens  aussi  faciles,  les  maux  indivi- 
duels opérés  pour  le  bonheur  général  !  plût  au  Ciel 
qu'il  vous  eût  été  permis  de  placer  aussi  aisément 
à  côté  de  vos  devoirs  publics  la  preuve  consolante 
de  votre  commisération  pour  les  infortunes  parti- 
culières ! 


MAXIMES  ET  PENSÉES 


POLITIQUES 


La   Cour,    les    Grands,    la   Noblesse, 
le  Gouvernement,  la  Police. 


La  plupart  des  nobles  rappellent  leurs  ancêtres 
^  peu  près  comme  un  cicérone  d'Italie  rappelle 
Cicéron. 

Rien  de  si  difficile  à  faire  tomber  qu'une  idée 
triviale  ou  un  proverbe  accrédité.  Louis  XV  a  fait 
banqueroute  en  détail  trois  ou  quatre  fois,  et  l'on 
n'en  jure  pas  moins  foi  de  gentilhomme.  Celle  de 
M.  de  Guéménée  n'y  réussira  pas  mieux. 

Un  curé  de  campagne  dit  au  prône  à  ses  parois- 
Chamfort.  I.  2  i 


102  MAXIMES     ET     PENSEES 

siens  :  «  Messieurs,  priez  Dieu  pour  le  possesseur 
de  ce  château,  mort  à  Paris  de  ses  blessures.  »  (Il 
avoit  été  roué.) 

Histoire  de  M.  de  Villars,  qui,  le  jour  de  Noël^ 
entend  trois  messes,  et  se  persuade  que  les  deux 
dernières  sont  pour  lui.  Il  envoie  trois  louis  au 
prêtre,  qui  répond  :  a  Je  dis  la  messe  pour  mon 
plaisir.  » 

On  disoit  de  M...  qu'il  tenoit  d'autant  plus  à 
un  grand  seigneur  qu'il  avoit  fait  plus  de  bassesses 
pour  lui.  C'est  comme  le  lierre  qui  s'attache  en 
rampant. 

Un  homme  fort  riche  disoit  en  parlant  des  pau- 
vres :  «  On  a  beau  ne  leur  rien  donner,  ces  drôles- 
là  demandent  toujours.  »  Plus  d'un  prince  pourroit 
dire  cela  de  ses  courtisans. 

Un  provincial,  à  la  messe  du  roi,  pressoit  de 
questions  son  voisin  :  «  Quelle  est  cette  dame?  — 
C'est  la  reine.  —  Celle-ci?  —  Madame.  —  Celle- 
là,  là  ?  —  La  comtesse  d'Artois.  —  Cette  autre  ?  » 
L'habitant  de  Versailles,  impatienté,  lui  répondit  : 
«  C'est  la  feue  reine.  » 

On  demandoit  à  une  duchesse  de  Rohan  à  quelle 


POLITIQUES  l63 

époque  elle  comptoit  accoucher.  «  Je  me  flatte, 
dit-elle,  d'avoir  cet  honneur  dans  deux  mois.  » 
L'honneur  étoit  d'accoucher  d'un  Rohan  ! 

M.  de  ***  promettoit  je  ne  sais  quoi  à  M.  de 
L...  et  juroit  foi  de  gentilhomme.  Celui-ci  lui  dit  : 
«  Si  cela  vous  est  égal,  ne  pourriez-vous  pas  dire 
foi  d'honnête  homme  ?  » 

Les  bourgeois,  par  une  vanité  ridicule,  font  de 
leurs  filles  un  fumier  pour  les  terres  des  gens  de 
qualité. 

Les  courtisans  sont  des  pauvres  enrichis  par  la 
mendicité. 

Parvenir  à  la  fortune,  à  la  considération,  malgré 
le  désavantage  d'être  sans  aïeux,  et  cela  à  travers 
tant  de  gens  qui  ont  tout  apporté  en  naissant, 
c'est  gagner  ou  remettre  une  partie  d'échecs, 
ayant  donné  la  tour  à  son  adversaire.  Souvent 
aussi  les  autres  ont  sur  vous  trop  d'avantages  con- 
ventionnels, et  alors  il  faut  renoncer  à  la  partie. 
On  peut  bien  céder  une  tour,  mais  non  la  dame. 

Les  gens  qui  élèvent  les  princes  et  qui  préten- 
dent leur  donner  une  bonne  éducation,  après  s'être 
soumis  à  leurs  formalités  et  à  leurs  avilissantes  éti- 
quettes, ressemblent  à  des  maîtres  d'arithmétique 


164  MAXIMES     ET    PENSÉES 

qui  voudroient  former  de  grands  calculateurs  après 
avoir  accordé  à  leurs  élèves  que  trois  et  trois  font 
huit. 

Quel  est  l'être  le  plus  étranger  à  ceux  qui  l'en- 
vironnent? Est-ce  un  François  à  Pékin  ou  à  Ma^ 
cao?  est-ce  un  Lapon  au  Sénégal?  ou  ne  seroit-ce 
pas,  par  hasard,  un  homme  démérite  sans  or  et  sans 
parchemins  au  milieu  de  ceux  qui  possèdent  l'un  de 
ces  deux  avantages  ou  tous  les  deux  réunis?  N'est- 
ce  pas  une  merveille  que  la  société  subsiste  avec  la 
convention  tacite  d'exclure  du  partage  de  ses  droits 
les  dix-neuf  vingtièmes  de  la  société? 

Un  courtisan  disoit  à  la  mort  de  Louis  XIV  : 
«  Après  la  mort  du  roi,  on  peut  tout  croire.  » 

Un  courtisan  disoit  :  a  Ne  se  brouille  pas  avec 
moi  qui  veut.  » 

Les  gens  qui  croient  aimer  un  prince  dans 
l'instant  où  ils  viennent  d'en  être  bien  traités  me 
rappellent  les  enfans  qui  veulent  être  prêtres  le 
lendemain  d'une  belle  procession,  ou  soldats  le 
lendemain  d'une  revue  à  laquelle  ils  ont  assisté. 

Les  favoris,  les  hommes  en  place,  mettent  quel- 
quefois de  l'intérêt  à  s'attacher  des   hommes  de 


POLITIQ^UES  l65 

mérite;  mais  ils  en  exigent  un  avilissement  préli- 
minaire qui  repousse  loin  d'eux  tous  ceux  qui  ont 
quelque  pudeur.  J'ai  vu  des  hommes  dont  un  fa- 
vori ou  un  ministre  auroient  eu  bon  marché  aussi 
indignés  de  cette  disposition  qu'auroient  pu  l'être 
des  hommes  d'une  vertu  parfaite.  L'un  d'eux  me 
disoit  :  «  Les  grands  veulent  qu'on  se  dégrade  non 
pour  un  bienfait,  mais  pour  une  espérance;  ils  pré- 
tendent vous  acheter  non  par  un  lot,  mais  par  un 
billet  de  loterie;  et  je  sais  des  fripons,  en  apparence 
bien  traités  par  eux,  qui  dans  le  fait  n'en  ont  pas 
tiré  meilleur  parti  que  ne  l'auroient  fait  les  plus 
honnêtes  gens  du  monde.  » 

Les  actions  utiles,  même  avec  éclat,  les  services 
réels  et  les  plus  grands  qu'on  puisse  rendre  à  la 
nation  et  même  à  la  cour,  ne  sont,  quand  on  n'a 
point  la  faveur  de  la  cour,  que  des  péchés  splen- 
didcs,  comme  disent  les  théologiens. 

Quelques  folies  qu'aient  écrites  certains  physio- 
nomistes de  nos  jours,  il  est  certain  que  l'habitude 
de  nos  pensées  peut  déterminer  quelques  traits  de 
notre  physionomie.  Nombre  de  courtisans  ont 
l'œil  faux,  par  la  même  raison  que  la  plupart  des 
courtisans  sont  cagneux. 

Il  y  a  une  profonde  insensibilité  aux  vertus  qui 


66 


MAXIMES     ET     PENSEES 


surprend  et  scandalise  beaucoup  plus  que  le  vice. 
Ceux  que  la  bassesse  publique  appelle  grands  sei- 
gneurs ou  grands,  les  hommes  en  place,  pa- 
roissent  pour  la  plupart  doués  de  cette  insensibi- 
lité odieuse.  Cela  ne  viendroit-il  pas  de  l'idée 
vague  et  peu  développée  dans  leur  tête  que  les 
hommes  doués  de  ces  vertus  ne  sont  pas  propres 
à  être  des  instrumens  d'intrigue?  Ils  les  négligent, 
ces  hommes,  comme  inutiles  à  eux-mêmes  et  aux 
autres  dans  un  pays  où,  sans  l'intrigue,  la  fausseté 
et  la  ruse,  on  n'arrive  à  rien  ! 

Quelle  vie  que  celle  de  la  plupart  des  gens  de 
la  cour!  Ils  se  laissent  ennuyer,  excéder,  avilir,  as- 
servir, tourmenter,  pour  des  intérêts  misérables;  ils 
attendent,  pour  vivre,  pour  être  heureux,  la  mort 
de  leurs  ennemis,  de  leurs  rivaux  d'ambition,  de 
ceux  mêmes  qu'ils  appellent  leurs  amis;  et,  pendant 
que  leurs  vœux  appellent  cette  mort,  ils  sèchent, 
ils  dépérissent,  meurent  eux-mêmes  en  deman- 
dant des  nouvelles  de  la  santé  de  monsieur  tel,  de 
madame  telle,  qui  s'obstinent  à  ne  pas  mourir. 

Plusieurs  courtisans  sont  haïs  sans  profit  et  pour 
le  plaisir  de  l'être  :  ce  sont  des  lézards  qui,  à 
ramper,  n'ont  gagné  que  de  perdre  leur  queue. 

•    En  voyant  les  princes  faire  de  leur  propre  mou- 


POLITIQ^UES  167 

vement  certaines  choses  honnêtes,  on  est  tenté  de 
reprocher  à  ceux  qui  les  entourent  la  plus  grande 
partie  de  leurs  torts  ou  de  leurs  foiblesses;  on  dit: 
«  Quel  malheur  que  ce  prince  ait  pour  amis 
Damis  ou  Aramont  !  »  On  ne  songe  pas  que,  si 
Damis  ou  Aramont  avoient  été  des  personnages  qui 
eussent  de  la  noblesse  ou  du  caractère,  ils  n'au- 
roient  pas  été  les  amis  de  ce  prince. 

L'expérience,  qui  éclaire  les  particuliers,  cor- 
rompt les  princes  et  les  gens  en  place. 

L'état  de  courtisan  est  un  métier  dont  on  a  voulu 
faire  une  science.  Chacun  cherche  à  se  hausser. 

A  la  cour,  tout  est  courtisan  :  le  prince  du  sang, 
ie  chapelain  de  semaine,  le  chirurgien  de  quartier, 
l'apothicaire. 

Je  conseillerois  à  quelqu'un  qui  veut  obtenir 
une  grâce  d'un  ministre  de  l'aborder  d'un  air 
triste  plutôt  que  d'un  air  riant.  On  n'aime  pas  à 
voir  plus  heureux  que  soi. 

Amitié  de  cour,  foi  de  renards  et  société  de 
loups. 

Quand  les  princes  sortent  de  leurs  misérables 
étiquettes,  ce  n'est  jamais  en  faveur  d'un  homme 


l68  MAXIMES    ET    PENSEES 

de  mérite,  mais  d'une  fille  ou  d'un  bouffon.  Quand 
les  femmes  s'affichent,  ce  n'est  presque  jamais 
pour  un  honnête  homme,  c'est  pour  une  espèce. 
En  tout,  lorsque  l'on  brise  le  joug  de  l'opinion, 
c'est  rarement  pour  s'élever  au-dessus,  mais  pres- 
que toujours  pour  descendre  au-dessous. 

Etes-vous  l'ami  d'un  homme  de  la  cour,  d'un 
homme  de  qualité,  comme  on  dit,  et  souhaitez- 
vous  lui  inspirer  le  plus  vif  attachement  dont  le 
cœur  humain  soit  susceptible,  ne  vous  bornez 
pas  à  lui  prodiguer  les  soins  de  la  plus  tendre 
amitié,  à  le  soulager  dans  ses  maux,  à  le  consoler 
dans  ses  peines,  à  lui  consacrer  tous  vos  momens, 
à  lui  sauver,  dans  l'occasion,  la  vie  ou  l'honneur; 
ne  perdez  point  votre  temps  à  ces  bagatelles: 
faites  plus,  faites  mieux,  faites  sa  généalogie. 

Vous  croyez  qu'un  ministre ,  un  homme  en 
place,  a  tel  ou  tel  principe,  et  vous  le  croyez 
parce  que  vous  le  lui  avez  entendu  dire.  En  con- 
séquence, vous  vous  abstenez  de  lui  demander 
telle  ou  telle  chose  qui  le  mettroit  en  contradic- 
tion avec  sa  maxime  favorite.  Vous  apprenez 
bientôt  que  vous  avez  été  dupe,  et  vous  lui  voyez 
faire  des  choses  qui  vous  prouvent  qu'un  ministre 
n'a  point  de  principes,  mais  seulement  l'habitude^ 
le  tic,  de  dire  telle  ou  telle  chose. 


POLITIQ^UES  169 

Les  corps  (parlemens,  académies,  assemblées) 
ont  beau  se  dégrader,  ils  se  soutiennent  par  leur 
masse,  et  on  ne  peut  rien  contre  eux.  Le  déshon- 
neur, le  ridicule,  glissent  sur  eux  comme  les  balles 
de  fusil  sur  un  sanglier,  sur  un  crocodile. 

On  s'est  beaucoup  moqué  de  ceux  qui  parloient 
avec  enthousiasme  de  l'état  sauvage  en  opposition 
à  l'état  social;  cependant  je  voudrois  savoir  ce 
qu'on  peut  répondre  à  ces  trois  objections  :  Il  est 
sans  exemple  que  chez  les  sauvages  on  ait  vu 
1°  un  fou,  2^  un  suicide,  3*^  un  sauvage  qui  ait 
voulu  embrasser  la  vie  sociale  ;  tandis  qu'un  grand 
nombre  d'Européens,  tant  au  Cap  que  dans  les 
deux  Amériques,  après  avoir  vécu  chez  les  sau- 
vages, se  trouvant  ramenés  chez  leurs  compatriotes, 
sont  retournés  dans  les  bois.  Qu'on  réplique  à 
cela  sans  verbiage,  sans  sophisme. 

Le  malheur  de  l'humanité,  considérée  dans  l'état 
social,  c'est  que,  quoiqu'en  morale  et  en  politique 
on  puisse  donner  comme  définition  que  le  mal  est 
ce  qui  nuit,  on  ne  peut  pas  dire  que  le  bien  est  ce 
qui  sert  :  car  ce  qui  sert  un  moment  peut  nuire 
longtemps  ou  toujours. 

Lorsque  l'on  considère  que  le  produit  du  travail 
et  des  lumières  de  trente  ou  quarante  siècles  a  été 


lyo  MAXIMES     ET    PENSEES 

de  livrer  trois  cents  millions  d'hommes  répandus 
sur  le  globe  à  une  trentaine  de  despotes,  la  plu- 
part ignorans  et  imbéciles,  dont  chacun  est  gou- 
verné par  trois  ou  quatre  scélérats  quelquefois 
stupides,  que  penser  de  l'humanité  et  qu'attendre 
d'elle  à  l'avenir? 

Presque  toute  l'histoire  n'est  qu'une  suite  d'hor- 
reurs. Si  les  tyrans  la  détestent  tandis  qu'ils  vivent, 
il  semble  que  leurs  successeurs  souffrent  qu'on 
transmette  à  la  postérité  les  crimes  de  leurs  de- 
vanciers pour  faire  diversion  à  l'horreur  qu'ils  in- 
spirent eux-mêmes.  En  effet,  il  ne  reste  guère,  pour 
consoler  les  peuples,  que  de  leur  apprendre  que 
leurs  ancêtres  ont  été  aussi  malheureux  ou  plus 
malheureux. 

Le  caractère  naturel  du  François  est  composé 
des  qualités  du  singe  et  du  chien  couchant.  Drôle 
et  gambadant  comme  le  singe,  et,  dans  le  fond, 
très-malfaisant  comme  lui,  il  est,  comme  le  chien 
de  chasse,  né  bas,  caressant,  léchant  son  maître 
qui  le  frappe,  se  laissant  mettre  à  la  chaîne,  puis 
bondissant  de  joie  quand  on  le  déHe  pour  aller  à 
la  chasse. 

Autrefois  le  trésor  royal  s'appeloit  l'épargne.  On 
a  roue;i  de  ce  nom,  qui  sembloit  une  contre-vérité 


POLITIQ^UES  171 

depuis  qu'on  a  prodigué   les  trésors  de  l'État,   et 
on  l'a  tout  simplement  appelé  le  trésor  royal. 

Le  titre  le  plus  respectable  de  la  noblesse  Fran- 
çoise, c'est  de  descendre  immédiatement  de  quel- 
ques-uns de  ces  trente  mille  hommes  casqués, 
cuirassés,  brassardés,  cuissardes,  qui,  sur  de  grands 
chevaux  bardés  de  fer,  fouloient  aux  pieds  huit  ou 
neuf  millions  d'hommes  nus,  qui  sont  les  ancêtres 
de  la  nation  actuelle.  Voilà  un  droit  bien  avéré  à 
î'amour  et  au  respect  de  leurs  descendans  !  Et,  pour 
achever  de  rendre  cette  noblesse  respectable,  elle 
se  recrute  et  se  régénère  par  l'adoption  de  ces 
iiommes  qui  ont  accru  leur  fortune  en  dépouillant 
la  cabane  du  pauvre  hors  d'état  de  payer  les  impo- 
sitions. Misérables  institutions  humaines,  qui, 
faites  pour  inspirer  le  mépris  et  l'horreur,  exigent 
qu'on  les  respecte  et  qu'on  les  révère  ! 

La  nécessité  d'être  gentilhomme  pour  être  capi- 
taine de  vaisseau  est  tout  aussi  raisonnable  que 
celle  d'être  secrétaire  du  roi  pour  être  matelot  ou 
mousse. 

Cette  impossibilité  d'arriver  aux  grandes  places 
à  moins  que  d'être  gentilhomme  est  une  des  ab- 
surdités  les   plus  funestes    dans  presque   tous    les 


172  MAXIMES     ET    PENSEES 

pays.  II  me  semble  voir  des  ânes  défendre  les  car- 
rousels et  les  tournois  aux  chevaux. 

La  nature,  pour  faire  un  homme  vertueux  ou  un 
homme  de  génie,  ne  va  pas  consulter  Chérin. 

Qu'importe  qu'il  y  ait  sur  le  trône  un  Tibère  ou 
un  Titus,  s'il  a  des  Séjans  pour  ministres? 

Si  un  historien  tel  que  Tacite  eût  écrit  l'his- 
toire de  nos  meilleurs  rois  en  faisant  un  relevé 
exact  de  tous  les  actes  tyranniques,  de  tous  les 
abus  d'autorité,  dont  la  plupart  sont  ensevelis  dans 
l'obscurité  la  plus  profonde,  il  y  a  peu  de  règnes 
qui  ne  nous  inspirassent  la  même  horreur  que  celui 
de  Tibère. 

On  peut  dire  qu'il  n'y  eut  plus  de  gouvernement 
civil  à  Rome  après  la  mort  de  Tibérius  Gracchus, 
et  Scipion  Nasica,  en  partant  du  sénat  pour  em- 
ployer la  violence  contre  le  tribun,  apprit  aux  Ro- 
mains que  la  force  seule  donneroit  des  lois  dans  le 
Forum.  Ce  fut  lui  qui  avoit  révélé  avant  Sylla  ce 
mystère  funeste. 

Ce  qui  fait  Tmtérêt  secret  qui  attache  si  fort  à  la 
lecture  de  Tacite,  c'est  le  contraste  continuel  et 
toujours  nouveau  de  l'ancienne  liberté  républicaine 


POLITIQ^UES  iy3 

avec  les  vils  esclaves  que  peint  l'auteur;  c'est  la 
comparaison  des  anciens,  Scaurus,  Scipion,  etc., 
avec  les  lâchetés  de  leurs  descendans;  en  un  mot, 
ce  qui  contribue  à  l'effet  de  Tacite,  c'est  Tite- 
Live. 

Les  rois  et  les  prêtres,  en  proscrivant  la  doctrine 
du  suicide,  ont  voulu  assurer  la  durée  de  notre  es- 
clavage. Ils  veulent  nous  tenir  enfermés  dans  un 
cachot  sans  issue,  semblables  à  ce  scélérat,  dans  le 
Dante,  qui  fait  murer  la  porte  de  la  prison  où 
étoit  enfermé  le  malheureux  Ugolin. 

On  a  fait  des  livres  sur  les  intérêts  des  princes; 
on  parle  d'étudier  les  intérêts  des  princes  :  quel- 
qu'un a-t-il  jamais  parlé  d'étudier  les  intérêts  des 
peuples  ? 

Il  n'y  a  d'histoire  digne  d'attention  que  celle  des 
peuples  libres  :  l'histoire  des  peuples  soumis  au 
despotisme  n'est  qu'un  recueil  d'anecdotes. 

La  vraie  Turquie  d'Europe,  c'étoit  la  France. 
On  trouve  dans  vingt  écrivains  anglois  :  Les  pays 
despotiques,  tels  que  la  France  et  la  Turquie. 

Les  ministres  ne  sont  que  des  gens  d'affaires,  et 


iy4  MAXIMES    ET     PENSEES 

ne  sont  si  importans  que   parce  que  la  terre  dn 
gentilhomme  leur  maître  est  très-considérable. 

Un  ministre,  en  faisant  faire  à  ses  maîtres  de^ 
fautes  et  des  sottises  nuisibles  au  public,  ne  fait 
souvent  que  s'affermir  dans  sa  place  :  on  diroit 
qu'il  se  lie  davantage  avec  eux  par  les  liens  de  cette 
espèce  de  complicité. 

Pourquoi  arrive-t-il  qu'en  France  un  ministre 
reste  placé  après  cent  mauvaises  opérations,  et 
pourquoi  est-il  chassé  pour  la  seule  bonne  qu'il  ait 
faite  ? 

Croiroit-on  que  le  despotisme  a  des  partisans 
sous  le  rapport  de  la  nécessité  d'encouragement 
pour  les  beaux-arts  ?  On  ne  sauroit  croire  combien 
l'état  du  siècle  de  Louis  XIV  a  multiplié  le  nombre 
de  ceux  qui  pensent  ainsi.  Selon  eux,  le  dernier 
terme  de  toute  société  humaine  est  d'avoir  de  belles 
tragédies j  de  belles  comédies,  etc.  Ce  sont  des 
gens  qui  pardonnent  à  tout  le  mal  qu'ont  fait  les 
prêtres  en  considérant  que,  sans  les  prêtres,  nous 
n'aurions  pas  la  comédie  de  Tartufe. 

En  France,  le  mérite  et  la  réputation  ne  donnent 
pas  plus  de  droit  aux  places  que  le  chapeau  de  ro- 


POLITIQ^UES  1^3 

sière  ne  donne  à  une  villageoise   le   droit   d'être 
présentée  à  la  cour. 

La  France,  pays  où  il  est  souvent  utile  de  mon- 
trer ses  vices,  et  toujours  dangereux  de  montrer  ses 
vertus. 

C'est  une  chose  remarquable  que  la  multitude 
des  étiquettes  dans  une  nation  aussi  vive  et  aussi 
gaie  que  la  nôtre;  on  peut  s'étonner  aussi  de  l'es- 
prit pédantesque  et  de  la  gravité  des  corps  et  des 
compagnies  :  il  semble  que  le  législateur  ait  cherché 
à  mettre  un  contre-poids  qui  arrêtât  la  légèreté  du 
François. 

C'est  une  chose  avérée  qu'au  moment  où  M.  de 
Guibert  fut  nommé  gouverneur  des  Invalides,  il  se 
trouva  aux  Invalides  six  cents  prétendus  soldats 
qui  n'étoient  point  blessés  et  qui,  presque  tous, 
n'avoient  jamais  assisté  à  aucun  siège,  à  aucune 
bataille,  mais  qui,  en  récompense,  avoient  été  co- 
chers ou  laquais  de  grands  seigneurs  ou  de  gens 
en  place.  Quel  texte  et  quelle  matière  à  réflexions! 

En  France,  on  laisse  en  repos  ceux  qui  mettent 
le  feu,  et  on  persécute  ceux  qui  sonnent  le  tocsin. 

Presque  toutes  les    femmes,   soit  de  Versailles, 


ï-jà  MAXIMES     ET     PENSEES 

soit  de  Paris,  quand  ces  dernières  sont  d'un  état 
un  peu  considérable,  ne  sont  autre  chose  que  des 
bourgeoises  de  qualité,  des  M™^  Naquart  présen- 
tées ou  non  présentées. 

En  France,  il  n'y  a  plus  de  public  ni  de  nation, 
par  la  raison  que  de  la  charpie  n'est  pas  du  linge. 

Le  public  est  gouverné  comme  il  raisonne.  Son 
droit  est  de  dire  des  sottises,  comme  celui  des  mi- 
nistres est  d'en  faire. 

Quand  il  se  fait  quelque  sottise  publique,  je 
songe  à  un  petit  nombre  d'étrangers  qui  peuvent 
se  trouver  à  Paris,  et  je  suis  prêt  à  m'affliger,  car 
j'aime  toujours  ma  patrie. 

Les  Anglois  sont  le  seul  peuple  qui  ait  trouvé  le 
moyen  de  limiter  la  puissance  d'un  homme  dont  la 
figure  est  sur  un  petit  écu. 

Comment  se  fait-il  que  sous  le  despotisme  le 
plus  affreux  on  puisse  se  résoudre  à  se  reproduire? 
C'est  que  la  nature  a  ses  lois  plus  douces,  mais 
plus  impérieuses  que  celles  des  tyrans;  c'est  que 
l'enfant  sourit  à  sa  mère  sous  Domitien  comme  sous 
Titus 


POLITIQ^UES  177 

Un  philosophe  disoit  :  «  Je  ne  sais  pas  comment 
un  François  qui  a  été  une  fois  dans  l'antichambre 
du  roi  ou  dans  l'Œil-de-Bœuf  peut  dire  de  qui 
que  ce  puisse  être  :  C'est  un  grand  seigneur.  » 

Les  flatteurs  des  princes  ont  dit  que  la  chasse 
étoit  une  image  de  la  guerre;  et,  en  effet,  les 
paysans  dont  elle  vient  de  ravager  les  champs 
doivent  trouver  qu'elle  la  représente  assez  bien. 

Il  est  malheureux  pour  les  hommes,  heureux 
peut-être  pour  les  tyrans,  que  les  pauvres,  les  mal- 
heureux, n'aient  pas  l'instinct  ou  la  fierté  de  l'élé- 
phant, qui  ne  se  reproduit  point  dans  la  servitude. 

Dans  la  lutte  éternelle  que  la  société  amène 
€ntre  le  pauvre  et  le  riche,  le  noble  et  le  plébéien, 
l'homme  accrédité  et  l'homme  inconnu,  il  y  a  deux 
observations  à  faire.  La  première  est  que  leurs  ac- 
tions, leurs  discours,  sont  évalués  à  des  mesures 
différentes,  à  des  poids  différens,  l'un  d'une  livre, 
l'autre  de  dix  ou  de  cent,  disproportion  convenue 
et  dont  on  part  comme  d'une  chose  arrêtée  ;  et  cela 
même  est  horrible.  Cette  acception  de  personnes, 
autorisée  par  la  loi  et  par  l'usage,  est  un  des  vices 
énormes  de  la  société,  qui  suffiroit  seul  pour  ex- 
pliquer tous  ses  vices.  L'autre  observation  est  qu'en 
partant  même  de  cette  inégalité  il  se  fait  ensuite  une 
Chamfort.  I.  2  3 


lyo  MAXIMES     ET     PENSEES 

autre  malversation  :  c'est  qu'on  diminue  la  livre  du 
pauvre,  du  plébéien,  qu'on  la  réduit  à  un  quart, 
tandis  qu'on  porte  à  cent  livres  les  dix  livres  du 
riche  ou  du  noble,  à  mille  ses  cent  livres,  etc. 
C'est  l'effet  naturel  et  nécessaire  de  leur  position 
respective,  le  pauvre  et  le  plébéien  ayant  pour 
envieux  tous  leurs  égaux,  et  le  riche,  le  noble^ 
ayant  pour  appuis  et  pour  complices  le  petit 
nombre  des  siens  qui  le  secondent  pour  partager 
les  avantages  et  en  obtenir  de  pareils. 

C'est  une  vérité  incontestable  qu'il  y  a  en 
France  sept  millions  d'hommes  qui  demandent  l'au- 
mône, et  douze  millions  hors  d'état  de  la  leur  faire, 

La  noblesse,  disent  les  nobles,  est  un  intermé- 
diaire entre  le  roi  et  le  peuple...  Oui,  comme  le 
chien  de  chasse  est  un  intermédiaire  entre  le  chas- 
seur et  les  lièvres. 

Qu'est-ce  que  c'est  qu*un  cardinal?  C'est  un 
prêtre  habillé  de  rouge,  qui  a  cent  mille  écus  du. 
roi  pour  se  moquer  de  lui  au  nom  du  pape. 

La  plupart  des  institutions  sociales  paroissent 
avoir  pour  objet  de  maintenir  l'homme  dans  une 
médiocrité  d'idées  et  de  sentimens  qui  le  rendent 
plus  propre  à  gouverner  ou  à  être  gouverné. 


POLITIQ^UES  179 

Un  citoyen  de  Virginie,  possesseur  de  cinquante 
acres  de  terre  fertile,  paye  quarante-deux  sous 
de  notre  monnoie  pour  jouir  en  paix,  sous  des 
lois  justes  et  douces,  de  la  protection  du  gou- 
vernement, de  la  sûreté  de  sa  personne  et  de  sa 
propriété,  de  la  liberté  civile  et  religieuse,  du  droit 
de  voter  aux  élections,  d'être  membre  du  congrès, 
et  par  conséquent  législateur,  etc.  Tel  paysan  fran- 
çois,  de  l'Auvergne  ou  du  Limousin,  est  écrasé  de 
tailles,  de  vingtièmes,  de  corvées  de  toute  espèce, 
pour  être  insulté  par  le  caprice  d'un  subdélégué, 
emprisonné  arbitrairement,  etc.,  et  transmeUre  à 
une  famille  dépouillée  cet  héritage  d'infortune  et 
d'avilissement. 

L'Amérique  septentrionale  est  l'endroit  de  l'u- 
nivers où  les  droits  de  l'homme  sont  le  mieux 
connus.  Les  Américains  sont  les  dignes  descendans 
de  ces  fameux  républicains  qui  se  sont  expatriés 
pour  fuir  la  tyrannie.  C'est  là  que  se  sont  formés 
des  hommes  dignes  de  combattre  et  de  vaincre  les 
Anglois  mêmes,  à  l'époque  où  ceux-ci  avoient  re- 
couvré leur  liberté  et  étoient  parvenus  à  se  former 
le  plus  beau  gouvernement  qui  fut  jamais.  La  ré- 
volution de  l'Amérique  sera  utile  à  l'Angleterre 
même  en  la  forçant  à  faire  un  examen  nouveau 
de  sa  constitution  et  à  en  bannir  les  abus.  Qu'ar- 
rivera-t-il  ?  Les  Anglois,  chassés  du  continent  de 


l8o  MAXIMES     ET     l'ENSÉES 

l'Amérique  septentrionale,  se  jetteront  sur  les  îles 
et  sur  les  possessions  françoises  et  espagnoles,  leur 
donneront  leur  gouvernement,  qui  est  fondé  sur 
l'amour  naturel  que  les  hommes  ont  pour  la  liberté, 
et  qui  augmente  cet  amour  même.  Il  se  formera 
dans  ces  îles  espagnoles  et  françoises,  et  surtout 
dans  le  continent  de  l'Amérique  espagnole,  alors 
devenue  angloise,  il  se  formera  de  nouvelles  con- 
stitutions dont  la  liberté  sera  le  principe  et  la  base. 
Ainsi,  les  Anglois  auront  la  gloire  unique  d'avoir 
formé  presque  les  seuls  peuples  libres  de  l'univers, 
les  seuls,  à  proprement  parler,  dignes  du  nom 
d'hommes,  puisqu'ils  seront  les  seuls  qui  aient  su 
connoître  et  conserver  les  droits  des  hommes. 
Mais  combien  d'années  ne  faut-il  pas  pour  opérer 
cette  révolution?  Il  faut  avoir  purgé  de  François 
et  d'Espagnols  ces  terres  immenses,  où  il  ne  pour- 
roit  se  former  que  des  esclaves,  y  avoir  transplanté 
des  Anglois  pour  y  porter  les  premiers  germes  de 
la  liberté.  Ces  germes  se  développeront,  et,  pro- 
duisant des  fruits  nouveaux,  opéreront  la  révolution 
qui  chassera  les  Anglois  eux-mêmes  des  deux  Améri- 
ques et  de  toutes  les  îles. 

L'Anglois  respecte  la  loi  et  repousse  ou  mé- 
prise l'autorité;  le  François,  au  contraire,  res- 
pecte l'autorité  et  méprise  la  loi.  Il  faut  lui  en- 
seigner à  faire  le  contraire,  et  peut-être  la  chose 


POLITK^UES  l8l 

est-elle  impossible,  vu  l'ignorance  dans  laquelle 
on  tient  la  nation,  ignorance  qu'il  ne  faut  pas  con- 
tester en  jugeant  d'après  les  lumières  répandues 
dans  les  capitales. 

«  Moi,  tout;  le  reste,  rien.  »  Voilfi  le  despotisme, 
l'aristocratie  et  leurs  partisans.  «  Moi,  c'est  un  aiitie; 
un  autre,  c'est  moi.  »  Voilà  le  régime  populaire  et 
ses  partisans.  Après  cela,  décidez. 

Tout  ce  qui  sort  de  la  classe  du  peuple  s'arme 
contre  lui  pour  l'opprimer,  depuis  le  milicien ,  le 
négociant  devenu  secrétaire  du  roi,  le  prédicateur 
sorti  d'un  village  pour  prêcher  la  soumission  au 
pouvoir  arbitraire,  l'historiographe  fils  d'un  bour- 
geois, etc.  Ce  sont  les  soldats  de  Cadmus  :  les 
premiers  armés  se  tournent  contre  leurs  frères  et 
se  précipitent  sur  eux. 

Les  pauvres  sont  les  nègres  de  l'Europe. 

Semblable  aux  animaux  qui  ne  peuvent  respi- 
rer l'air  à  une  certaine  hauteur  sans  périr,  l'es- 
clave meurt  dans  l'atmosphère  de  la  liberté. 

On  gouverne  les  hommes  avec  la  tête;  on  ne 
joue  pas  aux  échecs  avec  un  bon  cœur. 

Il  faut  recommencer  la  société  humaine,  comme 


182  MAXIMES     ET     PENSEES 

Bacon  disoit   qu'il    faut   recommencer    l'entende- 
ment humain. 


Diminuez  les  maux  du  peuple,  vous  diminuez 
sa  férocité,  comme  vous  guérissez  ses  maladies  avec 
du  bouillon. 

J'observe  que  les  hommes  les  plus  extraordi- 
naires et  qui  ont  fait  des  révolutions,  lesquelles 
semblent  être  le  produit  de  leur  seul  génie,  ont  été 
secondés  par  les  circonstances  les  plus  favorables  et 
par  l'esprit  de  leur  temps.  On  sait  toutes  les  ten- 
tatives faites  avant  le  grand  voyage  de  Vasco  de 
Gama  aux  Indes  occidentales  ;  on  n'ignore  pas 
que  plusieurs  navigateurs  étoient  persuadés  qu'il  y 
avoit  de  grandes  îles  et  sans  doute  un  continent 
à  l'ouest  avant  que  Colomb  l'eût  découvert,  et  il 
avoit  lui-même  entre  les  mains  les  papiers  d'un 
célèbre  pilote  avec  qui  il  avoit  été  en  liaison.  Phi- 
lippe avoit  tout  préparé  pour  la  guerre  de  Perse 
avant  sa  mort.  Plusieurs  sectes  d'hérétiques,  dé- 
chaînées contre  les  abus  de  la  communion  romaine, 
précédèrent  Luther  et  Calvin,  et  même  Wiclef. 

On  croit  communément  que  Pierre  le  Grand 
se  réveilla  un  jour  avec  l'idée  de  tout  créer  en 
Russie.  M.  de  Voltaire  avoue  lui-même  que  son 
père  Alexis  forma  le   dessein  d'y  transporter  les 


POLITIQ^UES  l83 

arts.  II  y  a  dans  tout  une  maturité  qu'il  faut  atten- 
dre :  heureux  l'homme  qui  arrive  dans  le  moment 
de  cette  maturité  ! 

L'Assemblée  nationale  de  1789  a  donné  au 
peuple  François  une  constitution  plus  forte  que  lui. 
Il  faut  qu'elle  se  hâte  d'élever  la  nation  à  cette 
hauteur  par  une  bonne  éducation  publique.  Les 
législateurs  doivent  faire  comme  ces  médecins 
habiles  qui,  traitant  un  malade  épuisé,  font  passer 
Jcs  restaurans  à  l'aide  des  stomachiques. 

En  voyant  le  grand  nombre  des  députés  à 
l'Assemblée  nationale  de  1789,  et  tous  les  préjugés 
dont  la  plupart  étoient  remplis,  on  eût  dit  qu'ils 
ne  les  avoient  détruits  que  pour  les  prendre, 
comme  ces  gens  qui  abattent  un  édifice  pour  s'ap- 
proprier les  décombres. 

Une  des  raisons  pour  lesquelles  les  corps  et  les 
assemblées  ne  peuvent  guère  faire  autre  chose 
que  des  sottises,  c'est  que,  dans  une  délibération 
publique,  la  meilleure  chose  qu'il  y  ait  à  dire  pour 
ou  contre  l'affaire  ou  la  personne  dont  il  s'agit  ne 
peut  presque  jamais  se  dire  tout  haut  sans  de  grands 
dangers  ou  d'extrêmes  inconvéniens. 

Dans  l'instant  où  Dieu  créa  le  monde,   le  mou- 


I54  MAXIMES     ET     PENSEES 

vement  du  chaos  dut  faire  trouver  le  chaos  pkis 
désordonné  que  lorsqu'il  reposoit  dans  un  dé- 
sordre paisible.  C'est  ainsi  que  chez  nous  l'em- 
barras d'une  société  qui  se  réorganise  doit  paroître 
l'excès  du  désordre. 

Les  courtisans  et  ceux  qui  vivoient  des  abus 
monstrueux  qui  écrasoient  la  France  sont  sans 
cesse  à  dire  qu'on  pouvoit  réformer  les  abus  sans 
détruire  comme  on  a  détruit.  Ils  auroient  bien 
voulu  qu'on  nettoyât  l'étable  d'Augias  avec  un 
plumeau. 

Dans  l'ancien  régime,  un  philosophe  écrivoit 
des  vérités  hardies.  Un  de  ces  hommes  que  la  nais- 
sance ou  des  circonstances  favorables  appeloient 
aux  places  lisoit  ces  vérités,  les  affoiblissoit,  les 
modifîoit,  en  prenoit  un  vingtième,  passoit  pour 
un  homme  inquiétant,  mais  pour  homme  d^esprit. 
11  tempéroit  son  zèle  et  parvenoit  à  tout.  Le  phi- 
losophe étoit  mis  à  la  Bastille.  Dans  le  régime 
nouveau,  c'est  le  philosophe  qui  parvient  à  tout; 
ses  idées  lui  servent  non  plus  à  se  faire  enfermer, 
non  plus  à  déboucher  l'esprit  d'un  sot,  à  le  placer, 
mais  à  parvenir  lui-même  aux  places.  Jugez  comme 
la  foule  de  ceux  qu'il  écarte  peut  s'accoutumer  à 
ce  nouvel  ordre  de  choses  ! 

N'est-il   pas  trop  plaisant  de    voir    le   marquis 


POLITIQ^UES  l85 

de  Bièvre,  petit-fils  du  chirurgien  Maréchal,  se 
croire  obligé  de  fuir  en  Angleterre,  ainsi  que 
M.  de  Luxembourg  et  les  grands  aristocrates 
fugitifs  après  la  catastrophe  du  14  juillet  1789  ? 

Les  théologiens,  toujours  fidèles  au  projet 
d'aveugler  les  hommes,  les  suppôts  des  gouver- 
nemens,  toujours  fidèles  à  celui  de  les  opprimer, 
supposent  gratuitement  que  la  grande  majorité  des 
hommes  est  condamnée  à  la  stupidité  qu'entraînent 
les  travaux  purement  mécaniques  ou  manuels;  ils 
supposent  que  les  artisans  ne  peuvent  s'élever  aux 
connoissances  nécessaires  pour  faire  valoir  les  droits 
d'hommes  et  de  citoyens.  Ne  diroit-on  pas  que  ces 
connoissances  sont  bien  compliquées?  Supposons 
qu'on  eût  employé,  pour  éclairer  les  dernières 
classes,  le  quart  du  temps  et  des  soins  qu'on  a  mis 
à  les  abrutir;  supposons  qu'au  lieu  de  mettre  dans 
leurs  mains  un  catéchisme  de  métaphysique  absurde 
et  inintelligible,  on  en  eût  fait  un  qui  eût  contenu 
les  premiers  principes  des  droits  des  hommes  et 
de  leurs  devoirs  fondés  sur  leurs  droits,  on  seroit 
étonné  du  terme  où  ils  seroient  parvenus  en  sui- 
vant cette  route,  tracée  dans  un  bon  ouvrage  élé- 
mentaire. Supposez  qu'au  lieu  de  leur  prêcher  cette 
doctrine  de  patience,  de  souffrance,  d'abnégation 
de  soi-même  et  d^avilissement ,  si  commode  aux 
usurpateurs,  on  leur  eût  prêché  celle  de  connoîtrc 


l86  MAXIMES     ET    PENSÉES 

leurs  droits  et  le  devoir  de  les  défendre,  on  eût 
vu  que  la  nature,  qui  a  formé  les  hommes  pour  la 
société,  leur  a  donné  tout  le  bon  sens  nécessaire 
pour  former  une  société  raisonnable. 

Les  magistrats  chargés  de  veiller  sur  l'ordre  pu- 
blic, tels  que  le  lieutenant  criminel,  le  lieutenant 
civil,  le  lieutenant  de  police  et  tant  d'autres,  fi- 
nissent presque  toujours  par  avoir  une  opinion 
horrible  de  la  société.  Ils  croient  connoître  les 
hommes  et  n'en  connoissent  que  le  rebut.  On  ne 
juge  pas  d'une  ville  par  ses  égouts,  et  d'une  mai- 
son par  ses  latrines.  La  plupart  de  ces  magistrats 
me  rappellent  toujours  le  collège  oi^i  les  correcteurs 
ont  une  cabane  auprès  des  commodités,  et  n'en 
sortent  que  pour  donner  le  fouet. 

M...  disoit  plaisamment  qu'à  Paris  chaque  hon- 
nête homme  contribue  à  faire  vivre  les  espions  de 
police,  comme  Pope  dit  que  les  poètes  nourrissent 
les  crit'ques  e.  les  journalistes. 

Il  y  a  des  choses  indevinables  pour  un  jeune 
homme  bien  né. ..  Comment  se  défieroit-on,  à  vingt 
ans,  d'un  espion  de  police  qui  a  le  cordon  rouge? 

L'abbé  De  La  Ville  vouloit  engager  à  entrer 
dans  la  carrière  politique  M.  de  ***,  homme  mo- 


POLITIQ^UES  187 

deste  et  honnête,  qui  doutoit  de  sa  capacité  et  qui 
5e  refusoit  à  ses  invitations.  «  Eh!  Monsieur,  lui 
dit  l'abbé,  ouvrez  VAlmanach  royal!  )) 

A  l'époque  de  l'Assemblée  des  notables  (1787), 
lorsqu'il  fut  question  du  pouvoir  qu'il  falloit  ac- 
corder aux  intendans  dans  les  assemblées  provin- 
ciales, un  certain  personnage  important  leur  étoit 
très-favorable.  On  en  parla  à  un  homme  d'esprit 
lié  avec  lui.  Celui-ci  promit  de  le  faire  changer 
d'opinion,  et  il  y  réussit.  On  lui  demanda  comment 
il  s'y  étoit  pris;  il  répondit  :  «  Je  n'ai  point  insisté 
sur  les  abus  tyranniques  de  l'influence  des  inten- 
dans; mais  vous  savez  qu'il  est  très-entêté  de  no- 
blesse, et  je  lui  ai  dit  que  de  fort  bons  gentils- 
hommes étoient  obligés  de  les  appeler  Monseigneur 
Il  a  senti  que  cela  étoit  énorme,  et  c'est  ce  qui  l'a 
amené  à  notre  avis.  » 

Définition  d'un  gouvernement  despotique  :  un 
ordre  de  choses  où  le  supérieur  est  vil  et  l'infé- 
rieur avili. 

Les  ministres  ont  amené  la  destruction  de  l'au- 
torité royale,  comme  le  prêtre  celle  de  la  religion. 
Dieu  et  le  roi  ont  porté  la  peine  des  sottises  de 
leurs  valets^ 


l88       MAXIMES    ET    PENSÉES    POLITIQUES 

Un  homme  disoit  naïvement  à  un  de  ses  amis  : 
«  Nous  avons,  ce  matin,  condamné  trois  hommes 
k  mort.  Il  y  en  avoit  deux  qui  le  méritoient  bien.  )> 

«On  dit  la  puissance  spirituelle,  disoit  M...,  par 
opposition  à  la  puissance  bête.  Spirituelle,  parce 
qu'elle  a  eu  l'esprit  de  s'emparer  de  l'autorité.  » 


PETITS    DIALOGUES 


PHILOSOPHIQUES 


DIALOGUE   I^^ 

A.  Comment   avez-vous    fait  pour   n'être   plus 
sensible? 

B.  Cela  s'est  fait  par  degrés. 

A,  Comment? 

B.  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  n'être  plus  aimable. 
Je  m'en  suis  aperçu,  et  le  reste  a  été  tout  seul. 

DIALOGUE    II. 

A.  Vous  ne  voyez  plus  M...  ? 

B.  Non,  il  n'est  plus  possible. 

A.  Comment? 

B.  Je  l'ai  vu  tant  qu'il  n'éioit  que  de  mauvaises 


190  PETITS     DIALOGUES 

mœurs;  maïs,  depuis  qu'il  est  de  mauvaise  compa- 
gnie, il  n'y  a  pas  moyen. 

DIALOGUE   III. 

A.  Je  suis  brouillé  avec  elle, 

B.  Pourquoi? 

A.  J'en  ai  dit  du  mal. 

B.  Je  me  charge  de  vous  raccommoder...  Quel 
mal  en  avez-vous  dit? 

A.  Qu'elle  est  coquette. 

B.  Je  vous  réconcilie. 

A.  Qu'elle  n'est  pas  belle. 
B   Je  ne  m'en  mêle  plus. 

DIALOGUE    IV. 

A.  Croiriez-vous  que  j'ai  vu  MP^  de  ***  pleu- 
rer son  ami  en  présence  de  quinze  personnes? 

B.  Quand  je  vous  disois  que  c'étoit  une  femme 
qui  réussiroit  à  tout  ce  qu'elle  voudroit  entre- 
prendre ! 

DIALOGUE   V. 

A.  Vous  marierez-vous? 

B.  Non. 

A.  Pourquoi? 

jB.  Parce  que  je  serois  chagrin. 

A.  Pourquoi? 


PHILOSOPHIQ^UES  I^I 

B.  Parce  que  je  serois  jaloux. 

A.  Et  pourquoi  seriez-vous  jaloux? 

B.  Parce  que  je  serois  cocu. 

A.  Qui  vous  a  dit  que  vous  seriez  cocu? 
JB.  Je  serois  cocu  parce  que  je  le  mériterois. 

A.  Et  pourquoi  le  mériteriez-vous? 

B.  Parce  que  je  me  serois  marié. 

DIALOGUE   VI. 

Le  Cuisinier,  Je  n'ai  pu  acheter  ce  saumon. 
Le  Docteur  de  Sorbonne.  Pourquoi? 
Le  Cuisinier.  Un  conseiller  le  marchandoit. 
Le  Docteur  de  Sorbonne.   Prends  ces  cent   écus, 
et  va  m'acheter  le  saumon  et  le  conseiller. 

DIALOGUE   VII. 

A.  Vous  êtes  bien  au  fait  des  intrigues  de  nos 
ministres. 

B.  C'est  que  j'ai  vécu  avec  eux. 

A.  Vous  vous  en  êtes  bien  trouvé,  j'espère? 

B.  Point  du  tout..»  Ce  sont  des  joueurs  qui  m'ont 
montré  leurs  cartes,  qui  ont  même,  en  ma  pré- 
sence, regardé  dans  le  talon,  mais  qui  n'ont  point 
partagé  avec  moi  les  profits  du  gain  de  la  partie. 

DIALOGUE   VIII. 

Le  Vieillard.  Vous  êtes  misanthrope  de  biern 
bonne  heure!  Quel  âge  avez-vous? 


192  PETITS     DIALOGUES 

Le  Jeune  Homme.  Vingt-cinq  ans. 

Le  Vieillard.  Comptez-vous  vivre  plus  de  cent 
ans  ? 

Le  Jeune  Homme.  Pas  tout  à  fait. 

Le  Vieillard.  Croyez-vous  que  les  hommes  se- 
ront corrigés  dans  soixante-quinze  ans? 

Le  Jeune  Homme.  Cela  seroit  absurde  à  croire. 

Le  Vieillard.  Il  faut  que  vous  le  pensiez  pour- 
tant, puisque  vous  vous  emportez  contre  leurs 
vices...  Encore  cela  ne  seroit-il  pas  raisonnable 
quand  ils  seroient  corrigés  d'ici  à  soixante-quinze 
ans,  car  il  ne  vous  resteroit  plus  de  temps  pour 
jouir  de  la  réforme  que  vous  auriez  opérée. 

Le  Jeune  Homme.  Votre  remarque  mérite  quel- 
que considération...  J'y  penserai. 

DIALOGUE    IX. 

A.  Il  a  cherché  à  vous  humilier. 

B.  Celui  qui  ne  peut  être  honoré  que  par  lui- 
même  n'est  guère  humilié  par  personne. 

DIALOGUE   X. 

A.  La  femme  qu'on  me  propose  n'est  pas  riche. 

B.  Vous  l'êtes. 

A,  Je  veux  une  femme  qui  le  soit.  Il  faut  bien 
s'assortir. 


PHILOSOPHIQ^UES  IçS 

DIALOGUE   XI. 

A.  Je  l'ai   aimée   à  la  folie;  j'ai  cru  que  j'en 
mourrois  de  chagrin, 

B.  Mourir  de  chagrin!  Mais  vous  l'avez  eue? 

A.  Oui. 

B.  Elle  vous  aimoit? 

A.  A  la  fureur,  et  elle  a  pensé  en  mourir  aussi. 

B.  Eh  bien  !  comment  donc  pouviez-vous  mou- 
rir de  chagrin? 

A.  Elle  vouloit  que  je  l'épousasse., 

B.  Eh  bien!   Une  jeune  femme,  belle  et  riche, 
■qui  vous  aimoit,  dont  vous  étiez  fou? 

A.   Cela  est  vrai;  mais  épouser,  épouser!  Dieu 
merci,  j'en  suis  quitte  à  bon  marché. 

DIALOGUE   XIL 

A.  La  place  est  honnête. 

B.  Vous  voulez  dire  lucrative. 

A.  Honnête  ou  lucratif,  c'est  tout  un. 

DIALOGUE   XIII. 

A.  Ces  deux  femmes  sont  fort  amies,  je  crois. 

B.  Amies!  là...  vraiment? 

A.  Je  le  crois,  vous  dis-je  :  elles  passent  leur  vie 
ensemble.  Au  surplus,  je  ne  vis  pas  assez  dans  leur 
Chamfort.   I.  2  5 


194  PETITS     DIALOGUES 

société  pour  savoir  si  elles  s'aiment  ou  se  haïssent. 

DIALOGUE   XIV. 

A.  M.  de  R parle  mal  de  vous. 

B.  Dieu  a  mis  le  contre-poison  de  ce  qu'il  peut 
dire  dans  l'opinion  qu'on  a  de  ce  qu'il  peut  faire. 

DIALOGUE   XV. 

A.  Vous  connoissez  M.  le  comte  de  ***:  est-il 
aimable? 

B.  Non.  C'est  un  homme  plein  de  noblesse, 
d'élévation,  d'esprit,  de  connoissances  :  voilà  tout. 

DIALOGUE   XVI. 

A.  Je  lui  ferois  du  mal  volontiers. 

B.  Mais  il  ne  vous  en  a  jamais  fait. 

A.  11  faut  bien  que  quelqu'un  commence. 

DIALOGUE   XVII. 

Damon.  Clitandre  est  plus  jeune  que  son  âge. 
Il  est  trop  exalté.  Les  maux  publics,  les  torts  de  la 
société,  tout  l'irrite  et  le  révolte. 

Célimène.  Oh!  il  est  jeune  encore,  mais  il  a  un 
bon  esprit;  il  finira  par  se  faire  vingt  mille  livres- 
de  rente,  et  prendre  son  parti  sur  tout  le  reste. 


PHILOSOPHIQUES  195 

DIALOGUE   XVIII. 

A.  Il  paroît  que  tout  le  mal  dit  par  vous  sur 
madame  de  ^**  n'est  que  pour  vous  conformer  au 
bruit  public  :  car  il  me  semble  que  vous  ne  la  con- 
naissez point. 

B.  Moi?  Point  du  tout. 

DIALOGUE   XIX. 

A.  Pouvez-vous  me  faire  le  plaisir  de  me  mon- 
trer le  portrait  en  vers  que  vous  avez  fait  de  ma- 
dame de***? 

B.  Par  le  plus  grand  hasard  du  monde,  je  l'ai 
sur  moi. 

A.  C'est  pour  cela  que  je  vous  le  demande. 

DIALOGUE   XX. 

Damon.  Vous  me  paroissez  bien  revenu  des 
femmes,  bien  désintéressé  à  leur  égard. 

Clitandre,  Si  bien  que  pour  peu  de  chose  je  vous 
dirois  ce  que  je  pense  d'elles. 

Damon.  Dites-le-moi. 

Clitandre.  Un  moment.  Je  veux  attendre  encore 
quelques  années.  C'est  le  parti  le  plus  prudent. 


196  PETITS     DIALOGUES 

DIALOGUE   XXI. 

A.  J*ai  fait  comme  les  gens  sages  quand  ils  font 
une  sottise. 

B.  Que  font-ils? 

A.  Ils  remettent  la  sagesse  à  une  autre  fois. 

DIALOGUE   XXIL 

A.  Voilà  quinze  jours  que'nous  perdons.  Il  faut 
pourtant  nous  remettre... 

B.  Oui,  dès  la  semaine  prochaine. 
A.  Quoi!  sitôt? 

DIALOGUE   XXIII. 

A.  On  a  dénoncé  à  M.   le   garde  des  sceaux 
une  phrase  de  M.  de  L ? 

B.  Comment  retient-on  une  phrase  de  L ? 

A.  Un  espion. 

DIALOGUE   XXIV. 

A.  Il  faut  vivre  avec  les  vivans. 

B.  Cela  n'est  pas  vrai   :   il   faut  vivre  avec  les 

morts. 


PHILOSOPHIQ^UES  I97 


DIALOGUE   XXV. 

A.  Non,  Monsieur,  votre  droit  n'est  point  d'être 
enterré  dans  cette  chapelle. 

B.  C^est  mon  droit  :  cette  chapelle  a  été  balte 
par  mes  ancêtres. 

A.  Oui;  mais  il  y  a  eu  depuis  une  transaction 
qui  ordonne  qu'après  monsieur  votre  père,  qui  est 
mort,  ce  soit  mon  tour. 

B.  Non,  je  n'y  consentirai  pas.  J'ai  le  droit  d'y 
être  enterré,  d'y  être  enterré  tout  à  l'heure- 


DIALOGUE    XXVI. 

A.  Monsieur,  je  suis  un  pauvre  comédien  de 
province  qui  veut  rejoindre  sa  troupe  :  je  n'ai  pas 
de  quoi... 

B.  Vieille  ruse!  Monsieur,  il  n'y  a  point  là  d'in- 
vention, point  de  talent. 

A.  Monsieur,  je  venois  sur  votre  réputation... 

B.  Je  n'ai  point  de  réputation,  et  neveux  point 
en  avoir. 

A.  Ah  !  Monsieur! 

B,  Au  surplus,  vous  voyez  à  quoi  elle  sert,  et  ce 
qu'elle  rapporte. 


190  PETITS     DIALOGUES 

DIALOGUE   XXVII. 

A.  Vous  aimez  M^'^  ***.  q\\q  sera  une  riche 
héritière. 

B.  Je  i'ignorois;  je  croyois  seulement  qu'elle 
seroit  un  riche  héritage. 

DIALOGUE   XXVIII. 

Le  Notaire.  Fort  bien,  Monsieur,  dix  mille  écus 
de  legs.  Ensuite? 

Le  Mourant.  Deux  mille  écus  au  notaire. 

Le  Notaire.  Monsieur,  mais  où  prendra-t-on 
l'argent  de  tous  ces  legs? 

Le  Mourant.  Eh!  mais,  vraiment,  voilà  ce  qui 
m'embarrasse. 

DIALOGUE   XXIX. 

A.  M"ie  ***^  jeune  encore,  avoit  épousé  un 
homme  de  soixante-dix-huit  ans,  qui  lui  fit  cinq 
enfans. 

B.  Ils  n'étoient  peut-être  pas  de  lui. 

A.  Je  crois  qu'ils  en  étoient,  et  je  l'ai  jugé  à  la 
haine  que  la  mère  avoit  pour  eux. 


PHfLOSOPHIQ^UES  199 


DIALOGUE   XXX. 

La  Bonne  à  l'Enfant.  Cela  vous  a-t-il  amusée 
ou  ennuyée? 

Le  Père.  Quelle  étrange  question  !  Plus  de  sim- 
plicité. Ma  petite! 

La  petite  Fille.  Papa! 

Le  Père.  Quand  tu  es  revenue  de  cette  maison- 
là,  quelle  étoit  ta  sensation? 

DIALOGUE   XXXI. 

A.  Connoissez-vous  M™^  de  B...? 

B.  Non. 

A.  Mais  vous  l'avez  vue  souvent? 

B.  Beaucoup. 

A.  Eh  bien? 

B.  Je  ne  l'ai  pas  étudiée. 
A.  J'entends. 

DIALOGUE   XXXIL 

Clitandre.  Mariez-vous. 

Damis.  Moi!  point  du  tout.  Je  suis  bien  avec 
moi,  je  me  conviens,  et  je  me  suffis.  Je  n'aime 
point,  je  ne  suis  point  aimé.  Vous  voyez  que  c'est 
comme  si  j'étois  en  ménage,  ayant  maison  et  vingt- 
cinq  personnes  à  souper  tous  les  jours. 


200  PETITS     DIALOGUES 

DIALOGUE   XXXIÎI. 

A.  M.  de  ***  vous  trouve  une  conversation 
charmante. 

B.  Je  ne  dois  pas  mon  succès  à  mon  partner 
lorsque  je  cause  avec  lui. 

DIALOGUE   XXXIV. 

A.  Concevez-vous  M.  ***?  Comme  il  a  été  peu 
étonné  d'une  infamie  qui  nous  a  confondus! 

B.  Il  n'est  pas  plus  étonné  des  vices  d'autrui 
que  des  siens. 

DIALOGUE   XXXV. 

A.  Jamais  la  cour  n'a  été  si  ennemie  des  gens 
d'esprit. 

jB.  Je  le  crois  :  jamais  elle  n'a  été  plus  sotte; 
et  quand  les  deux  extrêmes  s'éloignent,  le  rappro- 
chement est  plus  difficile. 

DIALOGUE  XXXVI. 

Damon.  Vous  marierez-vous  ? 

Clitandre.  Quand  je  songe  que,  pour  me  marier, 
il  faudroit  que  j'aimasse,  il  me  paroît  non  pas  im- 
possible, mais  difficile  que  je  me  marie  ;  mais  quand 
je  songe  qu'il  faudroit  que  j'aimasse  et  que  je  fusse 


PHILOSOPHIQUES  20I 

aimé,  alors  je  crois  qu'il  est  impossible  que  je  me 
marie. 

DIALOGUE  XXXVII. 

Damon-  Pourquoi  n'avez-vous  rien  dit  quand 
on  a  parlé  de  M.  ***? 

Clitandre.  Parce  que  j'aime  mieux  que  l'on 
calomnie  mon  silence  que  mes  paroles. 

DIALOGUE  XXXVIII. 

Madame  de  ***.  Qui  est-ce  qui  vient  vers  nous? 
Madame  de  C...  C'est  M^e  de  Ber    . 
Madame  de  ***.  Est-ce  que  vous  laconnoissez? 
Madame  de  C...  Comment!  vous  ne  vous  sou- 
venez donc  pas  du  mal  que  nous  en  avons  dit  hier  ? 

DIALOGUE   XXXIX. 

A.  Ne  pensez-vous  pas  que  le  changement 
arrivé  dans  la  constitution  sera  nuisible  aux  beaux- 
arts  ? 

B  Au  contraire.  Il  donnera  aux  âmes,  aux  génies, 
un  caractère  plus  ferme,  plus  noble,  plus  imposant. 
Il  nous  restera  le  goût,  fruit  des  beaux  ouvrages 
du  siècle  de  Louis  XIV,  qui,  se  mêlant  à  l'énergie 
nouvelle  qu'aura  prise  l'esprit  national,  nous  fera 

26 


202  PETITS     DIALOGUES 

sortir  du  cercle  des  petites  conventions  qui  avoient 

DIALOGUE  XL. 

A.  Détournez  la  tête,  voilà  M.  de  L... 

B.  N'ayez  pas  peur:  il  a  la  vue  basse. 

A.  Ah!  que  vous  me  faites  de  plaisir!  Moi,  j'ai 
la  vue  longue,  et  je  vous  jure  que  nous  ne  nous 
rencontrerons  jamais. 

DIALOGUE  XLI. 

SUR    UN     HOMME    SANS     CARACTERE. 

Dorante.  Il  aime  beaucoup  M.  de  B... 
Philinte.  D'où  le  sait-il?  qui  lui  a  dit  cela? 

DIALOGUE  XLII. 

DE     DEUX     COURTISANS. 

A.  Il  y  a  long-temps  que  vous  n'avez  vu  M.  Tur- 
got? 

B.  Oui. 

A.  Depuis  sa  disgrâce,  par  exemple? 

B.  Je  le  crois  :  j'ai  peur  que  ma  présence  ne  lui 
rappelle  l'heureux  temps  où  nous  nous  rencontrions 
tous  les  jours  chez  le  roi. 


PHILOSOPHIQUES  2o3 

DIALOGUE  XLIII. 

DU     ROI     DE    PRUSSE     ET    DE     d'aRGET 

Le  Koi.  Allons,  d'Arget,  divertis-moi  :  conte- 
moi  l'étiquette  du  roi  de  France.  Commence  par 
son  lever. 

(Alors  d^Arget  entre  dans  tout  le  détail  de  ce 
qui  se  fait;  dénombre  les  officiers,  valets  de  cham- 
bre, leurs  fonctions,  etc.) 

Le  Koi  (en  éclatant  de  rire).  Ah  !  grand  Dieu  !  si 
j'étois  roi  de  France,  je  ferois  un  autre  roi  pour 
faire  toutes  ces  choses-là  à  ma  place. 

DIALOGUE  XLIV. 

DE    l'empereur    et    DU     ROI     DE     NAPLES. 

Le  Koi.  Jamais  éducation  ne  fut  plus  négligée 
que  la  mienne. 

L'Empereur.  Comment?  [A  part.)  Cet  homme 
vaut  quelque  chose. 

Le  Koi.  Figurez-vous  qu'à  vingt  ans  je  ne  savois 
pas  faire  une  fricassée  de  poulet;  et  le  peu  de  cui- 
sine que  je  sais,  c'est  moi  qui  me  le  suis  donné. 

DIALOGUE  XLV. 

entre    madame   de    B...    et    MONSIEUR    DE    L... 

Monsieur   de   L...   C'est  une  plaisante  idée   de 


204  PETITS     DIALOGUES 

nous  faire  dîner  tous  ensemble.  Nous  étions  sept, 
sans  compter  votre  mari. 

Madame  de  B...  J'ai  voulu  rassembler  tout  ce 
que  j'ai  aimé,  tout  ce  que  j'aime  encore  d'une 
manière  différente,  et  qui  me  le  rend.  Cela  prouve 
qu'il  y  a  encore  des  mœurs  en  France;  car  je  n'ai 
eu  à  me  plaindre  de  personne,  et  j'ai  été  fidèle  à 
chacun  pendant  son  règne. 

Monsieur  de  L...  Cela  est  vrai;  il  n'y  a  que 
votre  mari  qui,  à  toute  force,  pourroit  se  plaindre. 

Madame  de  B...  J'ai  bien  plus  à  me  plaindre  de 
lui,  qui  m'a  épousée  sans  que  je  l'aimasse. 

Monsieur  de  L...  Cela  est  juste.  A  propos,  mais 
un  tel,  vous  ne  me  l'avez  point  avoué  :  est-ce 
avant  ou  après  moi  ? 

Madame  de  B...  C'est  avant.  Je  n'ai  jamais  osé 
vous  le  dire  :  j'étois  si  jeune  quand  vous  m'avez 
eue  ! 

Monsieur  de  L...  Une  chose  m'a  surpris. 

Madame  de  B...  Qu'est-ce? 

Monsieur  de  L...  Pourquoi  n'aviez-vous  pas  prié 
le  chevalier  de  S...  ?  Il  nous  manquoit. 

Madame  de  B...  J'en  ai  été  bien  fâchée.  Il  est 
parti  il  y  a  un  mois  pour  l'Isle  de  France. 

Monsieur  de  L...  Ce  sera  pour  son  retour. 


PHILOSOPHIQ^UES  2o5 

DIALOGUE    XLVI. 

ENTRE    LES     MEMES. 

Monsieur  de  L...  Ah!  ma  chère  amie,  nous 
sommes  perdus  :  votre  mari  sait  tout. 

Madame  de  B...  Comment?  Quelque  lettre  sur- 
prise ? 

Monsieur  de  L...  Point  du  tout. 

Madame  de  B...  Une  indiscrétion?  une  mé- 
chanceté de  quelques-uns  de  nos  amis? 

Monsieur  de  L...  Non, 

Madame  de  B...  Eh  bien!  quoi?  qu'est-ce? 

Monsieur  de  L...  Votre  mari  est  venu  ce  matin 
m'emprunter  cinquante  louis. 

Madame  de  B...  Les  lui  avez-vous  prêtés? 

Monsieur  de  L...  Sur-le-champ. 

Madame  de  B...  Oh  bien  !  il  n'y  a  pas  de  mal  : 
il  ne  sait  plus  rien. 

DIALOGUE  XLVII. 

ENTRE  QUELQUES  PERSONNES,  APRES  LA  PREMIERE  RE- 
PRESENTATION DE  l'opéra  DES  DANAIDES,  PAR  LE 
BARON    DE    TSCHOUDY. 

/4.  Il  y  a  dans  cet  opéra  quatre-vingt-aix-huit 
morts. 


2o6  PETITS     DIALOGUES 

jB.  Comment? 

C.  Oui.  Toutes  les  filles  de  Danaùs,  hors  Hy- 
permnestre,  et  tous  les  fils  d'Égyptus,  hors  Lyncée. 

D.  Cela  fait  bien  quatre-vingt-dix-huit  morts. 
E.,    médecin   de  profession.    Cela  fait  bien   des 

morts;  mais  il  y  a  en  effet  bien  des  épidémies. 

F.,  prêtre  de  son  métier.  Dites-moi  un  peu ,  dans 
quelle  paroisse  cette  épidémie  s'est-elle  déclarée  ? 
Cela  a  dû  rapporter  beaucoup  au  curé. 

DIALOGUE  XLVIII. 

ENTRE    d'aLEMBERT    ET    UN    SUISSE    DE    PORTE. 

Le  Suisse.  Monsieur,  où  allez-vous? 

D'Alembert.  Chez  M.  de  ***. 

Le  Suisse.  Pourquoi  ne  me  parlez-vous  pas? 

D'Alemhert.  Mon  ami,  on  s'adresse  à  vous  pour 
savoir  si  votre  maître  est  chez  lui. 

Le  Suisse.  Eh  bien  donc  ? 

D*Alembert.  Je  sais  qu'il  y  est,  puisqu'il  m*a 
donné  rendez-vous. 

Le  Suisse.  Cela  est  égal;  on  parle  toujours.  Si 
on  ne  me  parle  pas,  je  ne  suis  rien. 

DIALOGUE  XLIX. 

ENTRE    LE    NONCE    PAMPHILl    ET    SON    SECRETAIRE. 

Le  Nonce.  Qu'est-ce  qu'on  dit  de  moi  dans  le 
monde? 


PHILOSOPHIQUES  20'j 

Le  Secrétaire.  On  vous  accuse  d'avoir  empoisonné 
un  tel,  votre  parent,  pour  avoir  sa  succession. 

Le  Nonce.  Je  l'ai  fait  empoisonner,  mais  pour 
une  autre  raison.  Après? 

Le  Secrétaire.  D'avoir  assassiné  la  Signora...  pour 
vous  avoir  trompé. 

Le  Nonce.  Point  du  tout  :  c*est  parce  que  je 
craignois  pour  un  secret  que  je  lui  avois  confié. 
Ensuite  ? 

Le  Secrétaire.  D'avoir  donné  la à  un  de  nos 

pages. 

Le  Nonce.  Tout  le  contraire  :  c'est  lui  qui  me  l'a 
donnée.  Est-ce  là  tout? 

Le  Secrétaire.  On  vous  accuse  de  faire  le  bel  esprit, 
de  n'être  point  l'auteur  de  votre  dernier  sonnet. 

Le  Nonce.  Cazzo!  Coquin  !  sors  de  ma  présence. 

DIALOGUE    L. 

*  A  Je  n'en  sais  rien;  mais  on  le  dit,  et  je  le 
crois. 

B.  Vous  commencez  par  croire,  et  c'est  peut- 
être  ce  que  n'ont  pas  fait  ceux  qui  ont  mis  ce  bruit- 
là  dans  le  monde. 

DIALOGUE    Lï. 

*  Vous  m'aviez  dit  que  c'étoit  un  honnête 
homme. 


20Ô  PETITS     DIALOGUES 

Non  ;  je  vous  ai  dit  que  c'étoit  un  assez  honnête 
homme. 

DIALOGUE    LU. 

*  A.  Vous  m'avez  accusé  de  malhonnêteté? 

B.  Cela  n'est  pas  vrai.  Au  surplus,  quel  mal  cela 
vous  fait-il?  On  sait  bien  que  Ton  n'est  pas  pendu 
pour  être  malhonnête. 

DIALOGUE   LUI. 

^  A.  W  n'a  pu  vous  voir;  il  a  eu  des  affaires. 
jB.  Je  le  crois  :  comme  il  n'en  finit  aucune,  il 
ne  sauroit  manquer  d'en  avoir  toujours  beaucoup. 

DIALOGUE   LIV 

*  Dovincoiirt.  Je  le  lui  ferai  entendre  à  lui-r 
même;  je  lui  dirai  :  Monsieur.. o 

Aramont.  Si  vous  lui  disiez  Mons/eur,  toute  con- 
versation finiroit,  car  il  n'aime  à  être  appelé  que 
Monseigneur. 

DIALOGUE    LV. 

ENTRE    UN    MAITRE    ET    SON    VALET. 

*  Le  Maître.  Coquin,  depuis  que  ta  femme  est 


PHILOSOPHIQ^UES  209 

TTiorte,  je  m'aperçois  que  tu  t'enivres  tous  les  jours. 
Tu  ne  t'enivrois  autrefois  que  deux  ou  trois  fois 
par  semaine.  Je  veux  que  tu  te  remaries  dès  de- 
main. 

Le  Valet.  Ah  !  Monsieur,  laissez  quelques  jours 
à  ma  douleur! 

DIALOGUE   LVI. 

*  —  Je  suppose,  Monsieur,  que  vous  me  devez 
dix  mille  écus.. 

—  Monsieur,   prenez,  je  vous  prie,  une   autre 
hypothèse. 

DIALOGUE    LVII. 

d'un  homme  brouillé  avec  un  ancien  ami. 

*  A.  Je  vous  parle  de  M.  de  L... 
B.  Je  ne  le  connois  pas. 

vl.Queme  dites-vous  là?  Je  vous  ai  vus  très-bien. 

B.  Je  croyois  le  connoître. 

DIALOGUE    LVIII. 

*  B.  Ne  trouvez-vous  pas  M...  très-aimable? 

C.  Pas  autrement. 

B.  Cela  est  extraordinaire. 

C.  Il  l'est  davantage  que  vous  le  trouviez  tel. 
Chainfort.   I.  27 


2IO  PETITS     DIALOGUES 

B.  Je  n'en  reviens  pas.  Vous  ne  l'avez  peut-être 
jamais  vu  que  chez  lui;  il  faut  le  voir  dans  les  mai- 
sons où  il  est  à  son  aise.  (C'étoit  un  homme  que  sa 
femme  maîtrisoit  au  point  de  V empêcher  déparier.) 

DIALOGUE    LIX. 

*  A.  Cet  homme  a-t-il  de  l'esprit?  (Il  parioit.) 
B.   Vous  ressemblez  aux  gens  qui   demandent 

l'heure  qu'il  est  tandis  que  la  pendule  sonne. 

DIALOGUE   LX. 

*  A.  Vous  avez  trop  mauvaise  opinion  des 
hommes  :  il  se  fait  beaucoup  de  bien. 

B,  Le  diable  ne  peut  pas  être  partout. 

DIALOGUE   LXI. 

*  A.  N'auriez-vous  pas  besoin  d'argent? 
B.  Toujours. 

DIALOGUE    LXII. 

*  Madenwiselle  ***.  Je  lui  ai  confié  notre  amour  ; 
je  lui  ai  tout  dit. 

JB.  Comment  avez-vous  tourné  cela? 
Mademoiselle***.  Je  lui  ai  prononcé  votre  nom. 


PHILOSOPHIQ^UES 


DIALOGUE   LXIII. 

*  A.  On  dit  que  vous  voulez  épouser  M^'e  ***. 
jB.  Non.  Quel  étrange  propos! 

A.  Pourquoi  pas? 

B.  Le  nœud  est  trop  fort  pour  l'intrigue. 

DIALOGUE   LXIV. 

*  Cleon.  Je  ne  vous  vois  pas.  C'est  que  votre 
mari  n'est  pas  fait  comme  un  autre  homme. 

Céphise.   Il  croit  par  là  éviter  de  ressembler  à 
tous  les  maris. 

DIALOGUE    LXV. 

*  A.  Mme  de  ***  vous  trouve  très-aimable. 

B.  J'ai  cela  de  bon   que  je  fais  peu  de  cas  de 
mes  succès. 


DIALOGUE    LXVI. 

*  Cidalise.  Vous  aimez  ma  sœur  :  elle  n'a  pour^ 
tant  pas  d'esprit. 

Dorise.  Cela  est  vrai,  et  je  ne  m'en  pique  point. 

Damon.  Vous  avez  plus  d'esprit  que  moi  :  car 
sans  m'aimer  vous  avez  l'esprit  de  me  plaire,  et 
moi  je  n'ai  pas  celui  de  vous  claire  en  vous  aimant. 


212  PETITS     DIALOGUES 

DIALOGUE   LXVII. 

*  A,  Si  vous  faites  cela,  je  ne  vous  le  pardonne- 
rai jamais. 

B.  Parbleu!  c'est  bien  ce  que  j'espère. 

DIALOGUE   LXVIII. 

*  A.  Je  dois  me  défier  de  tout  le  monde,  à  ce 
qu'il  prétend. 

B.  Eh  bien? 

A.  Je  fais  ce  qu'il  ordonne,  à  commencer  par 
lui. 

DIALOGUE   LXIX. 

*  A.  Vous  avez  beaucoup  à  vous  plaindre  de  son 
ingratitude. 

B.  Pensez-vous  que   lorsque   je  fais  le  bien  je 
n'aye  pas  l'esprit  de  le  faire  pour  moi? 

DIALOGUE    LXX. 

*  Céline.  Il  ne  m'aime  pas. 

Damon.  Comment  vous  aimeroit-il?  vous  réu- 
nissez presque  toutes  les  perfections. 
Céline.  Eh  bien? 


PHILOSOPHIQUES  2l3 

Damon.  L'amour  aime  qu'elles  soient  son  ou- 
vrage. Il  n'a  rien  à  parer  chez  vous.  Son  imagina- 
tion ne  peut  ni  créer  ni  embellir.  Elle  reste  en 
repos. 

DIALOGUE   LXXI. 

*  Chloé.  Madame,  n'avez-vous  jamais  été  jeune? 
Artémise.  Jamais  tant  que  vous,  Madame. 

DIALOGUE    LXXII. 

*  A.  Il  faut  le  quitter. 

B.  Le  quitter!  Plutôt  la  mort!...  Que  me  con- 
seillez-vous ? 

DIALOGUE   LXXIII. 

^  Damon  (au  bal,  à  Églé  sous  le  masque).  Êtes- 
vous  jolie? 

Eglé.  Je  l'espère. 


QUESTION 


Pourquoi  ne  donnez-vous  plus  rien  au  public? 


RÉPONSES. 

C'est  que  le  public  me  paroît  avoir  le  comble 
du  mauvais  goût  et  la  rage  du  dénigrement. 

C'est  qu'un  homme  raisonnable  ne  peut  agir 
sans  motif,  et  qu'un  succès  ne  me  feroit  aucun 
plaisir,  tandis  qu'une  disgrâce  me  feroit  peut-être 
beaucoup  de  peine. 

C'est  que  je  ne  dois  pas  troubler  mon  repos, 
parce  que  la  compagnie  prétend  qu'il  faut  divertir 
la  compagnie. 

C'est  que  je  travaille  pour  les  Variétés  Amu- 
santes, qui  sont  le  théâtre  de  la  nation,  et  que  je 
mène  de  front  avec  cela  un  ouvrage  philosophique, 
qui  doit  être  imprimé  à  l'Imprimerie  royale. 

C'est  que  le  public   en   use   avec   les  _gens  de 


2l6  Q^UESTION 

lettres  comme  les  racoleurs  du  pont  Saint-Micheî 
avec  ceux  qu'ils  enrôlent  :  enivrés  le  premier  jour, 
dix  écus;  et  des  coups  de  bâton  le  reste  de  la  vie. 

C'est  qu'on  me  presse  de  travailler  par  la  même 
raison  que,  quand  on  se  met  à  sa  fenêtre,  on  sou- 
haite de  voir  passer  dans  la  rue  des  singes  ou 
des  meneurs  d'ours. 

Exemple  de  M.  Thomas  insulté  pendant  toute 
sa  vie  et  loué  après  sa  mort. 

Gentilshommes  de  la  chambre,  comédiens,  cen- 
seurs, la  police,  Beaumarchais. 

C'est  que  j'ai  peur  de  mourir  sans  avoir  vécu. 

C'est  que  tout  ce  qu'on  me  dit  pour  m'engager 
à  me  produire  est  bon  à  dire  à  Saint-Ange  et  à 
Murville. 

C'est  que  j'ai  à  travailler,  et  que  les  succès  per- 
dent du  temps. 

C'est  que  je  ne  voudrois  pas  faire  comme  les 
gens  de  lettres,  qui  ressemblent  à  des  ânes  ruant 
et  se  battant  devant  un  râtelier  vide. 

C'est  que,  si  j'avois  donné  à  mesure  les  baga- 
telles dont  je  pouvois  disposer,  il  n'y  auroit  plus 
pour  moi  de  repos  sur  la  terre. 

C'est  que  j'aime  mieux  l'estime  des  honnêtes 
gens  et  mon  bonheur  particulier  que  quelques 
éloges,  quelques  écus,  avec  beaucoup  d'injures  et 
de  calomnies. 

C'est  que,  s'il  y  a  un  homme  sur  la  terre  qui  ait 


Q^UESTION  217 

le  droit  de  vivre  pour  lui,  c'est  moi,  après  les  mé- 
chancetés qu'on  m'a  faites  à  chaque  succès  que 
j'ai  obtenu. 

C'est  que  jamais,  comme  dit  Bacon,  on  n'a  vu 
marcher  ensemble  la  gloire  et  le  repos. 

Parce  que  le  public  ne  s'intéresse  qu'aux  succès 
qu'il  n'estime  pas. 

Parce  que  je  resterois  à  moitié  chemin  de  la 
gloire  de  Jeannot. 

Parce  que  j'en  suis  à  ne  plus  vouloir  plaire  qu'à 
qui  me  ressemble. 

C'est  que  plus  mon  affiche  littéraire  s'efface, 
plus  je  suis  heureux. 

C'est  que  j'ai  connu  presque  tous  les  hommes 
célèbres  de  notre  temps,  et  que  je  les  ai  vus  mal- 
heureux par  cette  belle  passion  de  célébrité,  et 
mourir  après  avoir  dégradé  par  elle  leur  caractère 
moral. 


QUESTION 

Si,  dans  la  société ,  un  homme  doit  ou  peut  laisser 
prendre  sur  lui  ces  droits  qui  souvent  humilient 
V  amour-propre. 


Cette  question  est  plus  difficile  à  résoudre  qu'elle 
ne  le  paroît  d'abord.  Ceux  qui  sont  pour  l'affir- 
mative prétendent  que  l'amitié  véritable  est  un 
contrat  par  lequel  chacune  des  parties  consacre  à 
l'autre  toute  son  existence.  Ils  disent  que,  si  l'ami- 
tié ne  laisse  pas  le  droit  de  donner  des  secours  à 
son  ami,  ou  d'en  recevoir,  elle  est  une  chimère 
ridicule;  que  son  principal  bonheur  consiste  à  lever 
ou  déchirer  ce  voile  de  décence  que  les  hommes 
ont  jeté  sur  leurs  besoins  pour  se  dispenser  de  se 
secourir,  en  continuant  de  se  prodiguer  les  marques 
de  l'affection  la  plus  vive;  que  c'est  celui  qui  donne 
qui  est  honoré  et  obligé,  etc. 

Ceux  qui  sont  pour  la  négative  me  paroissent 
appuyer  leur  opinion  par  des  raisons  plus  solides. 
Ils  disent  que  l'amitié  étant  une  union  pure  des 


(QUESTION  219 

âmes,  elle  ne  doit  pas  se  laisser  soupçonner  d'un 
autre  motif.  On  peut  appliquer  cette  réflexion  à 
l'amour  même.  En  tout  état  de  cause,  on  fait  tou- 
jours très-bien  de  ne  donner  que  le  moins  qu'on 
peut  atteinte  à  cette  règle.  Celui  qui  reçoit  n'ac- 
cepte sûrement  que  parce  qu'il  respecte  l'âme  de 
celui  qui  donne;  mais  d'où  sait-il  que  cette  âme 
ne  se  dégradera  point?  et  alors  quel  désespoir  de 
lui  avoir  obligation!  D'où  sait-il  que  cette  âme, 
en  supposant  qu'elle  reste  noble,  ne  cessera  point 
de  l'aimer,  voudra  bien  ne  jamais  se  prévaloir  de 
ses  avantages?  Quelle  âme  il  faut  avoir  pour  laisser 
à  celle  d'un  autre  la  liberté  de  tous  ses  mouve- 
mens,  tandis  que  je  pourrois  les  contraindre  et  les 
diriger  vers  mon  bonheur  apparent  !  Ce  sacrifice 
continuel  de  mon  intérêt  est  peut-être  plus  difficile 
que  le  sacrifice  momentané  de  ma  personne;  et  le 
bienfaiteur  qui  en  est  capable  a  nécessairement 
l'avantage  sur  celui  qu'il  a  obligé,  en  leur  suppo- 
sant d'ailleurs  une  égale  élévation  dans  le  caractère. 
Or  j'ai  peine  à  croire  que  l'homme  puisse  sup- 
porter l'idée  de  la  supériorité  d'une  âme  sur  la 
sienne.  J'en  juge  par  la  peine  avec  laquelle  les 
âmes  les  plus  fortes  voient  une  supériorité  fondée 
sur  des  choses  moins  essentielles.  Il  suit  au  moins 
de  tout  ceci  que  dès  que  je  reçois  un  bienfait,  je 
m'engage,  pour  mon  bienfaiteur,  qu'il  sera  tou- 
jours vertueux,  qu'il  n'aura  jamais  tort  avec  moi; 


2  20  (QUESTION 

qu'il  ne  cessera  point  de  m'aimer,  ni  moi  de  lui 
être  attaché.  Si  les  deux  premières  de  ces  condi- 
tions n'ont  pas  lieu,  c'est  au  bienfaiteur  à  rougir; 
mais  celui  qui  a  reçu  le  bienfait  doit  pleurer. 


ELOGE 
DE    LA    FONTAINE 

Discours  qui  a  remporté  le  prix  de  l'Académie 
de  Marseille  en  1774. 


iEsopo  ingentem  statuam  posuere  Attici. 
Phed.,  1.  II,  EpUog. 


fpj)X^^jj^  plus  modeste  des  écrivains,  La  Fon- 
I^^r^taine,  a  lui-même,  sans  le  savoir,  fait 


Si  l'apologue  est  un  présent  des  hommes, 
Celui  qui  nous  l'a  fait  mérite  des  autels. 

C'est  lui  qui  a  fait  ce  présent  à  l'Europe;  et 
c'est  vous,  Messieurs,  qui,  dans  ce  concours  so- 
lennel, allez,  pour  ainsi  dire,  élever  en  son  honneur 


222  ELOGE 

Tautel  que  lui  doit  notre  reconnoissance.  Il  semble 
qu'il  vous  soit  réservé  d'acquitter  la  nation  envers 
deux  de  ses  plus  grands  poètes,  ses  deux  poètes 
les  plus  aimables.  Celui  que  vous  associez  aujour- 
d'hui à  Racine,  non  moins  admirable  par  ses  écrits, 
enco-re  plus  intéressant  par  sa  personne,  plus  simple, 
plus  près  de  nous,  compagnon  de  notre  enfance, 
est  devenu  pour  nous  un  ami  de  tous  les  momens. 
Mais,  s'il  est  doux  de  louer  La  Fontaine,  d'avoir 
à  peindre  le  charme  de  cette  morale  indulgente 
qui  pénètre  dans  le  cœur  sans  le  blesser,  amuse 
l'enfant  pour  en  faire  un  homme,  l'homme  pour 
en  faire  un  sage ,  et  nous  mèneroit  à  la  vertu  en 
nous  rendant  à  la  nature,  comment  découvrir  le 
secret  de  ce  style  enchanteur,  de  ce  style  inimitable 
et  sans  modèle,  qui  réunit  tous  les  tons  sans  blesser 
l'unité?  Comment  parler  de  cet  heureux  instinct 
qui  sembla  le  diriger  dans  sa  conduite  comme  dans 
ses  ouvrages;  qui  se  fait  également  sentir  dans  la 
douce  facilité  de  ses  mœurs  et  de  ses  écrits,  et 
forma  d'une  âme  si  naïve  et  d'un  esprit  si  fin  un 
ensemble  si  piquant  et  si  original?  Faudra-t-il 
raisonner  sur  le  sentiment,  disserter  sur  les  grâces, 
et  ennuyer  nos  lecteurs  pour  montrer  comment 
La  Fontaine  a  charmé  les  siens?  Pour  moi.  Mes- 
sieurs, évitant  de  discuter  ce  qui  doit  être  senti, 
et  de  vous  offrir  l'analyse  de  la  naïveté,  je  tâcherai 
seulement  de  fixer  vos  regards  sur  le  charme  de  sa 


DE     LA     FONTAINE  223 

morale,  sur  la  finesse  exquise  de  son  goût,  sur 
l'accord  singulier  que  l'un  et  l'autre  eurent  tou- 
jours avec  la  simplicité  de  ses  mœurs;  et,  dans 
ces  différens  points  de  vue,  je  saisirai  rapidement 
les  principaux  traits  qui  le  caractérisent. 

PREMIÈRE   PARTIE. 

L'apologue  remonte  à  la  plus  haute  antiquité, 
car  il  commença  dès  qu'il  y  eut  des  tyrans  et  des 
esclaves  :  on  offre  de  face  la  vérité  à  son  égal  ; 
on  la  laisse  entrevoir  de  profil  à  son  maître.  Mais, 
quelle  que  soit  l'époque  de  ce  bel  art,  la  philosophie 
s'empara  bientôt  de  cette  invention  de  la  servitude, 
et  en  fit  un  instrument  de  la  morale.  Lokman  et 
Pilpay  dans  l'Orient,  Ésope  et  Gabrias  dans  la 
Grèce,  revêtirent  la  vérité  du  voile  transparent  de 
Tapologue;  mais  le  récit  d'une  petite  action  réelle 
ou  allégorique,  aussi  diffus  dans  les  deux  premiers 
que  serré  et  concis  dans  les  deux  autres,  dénué  des 
charmes  du  sentiment  et  de  la  poésie,  découvroit 
trop  froidement,  quoique  avec  esprit,  la  moralité 
qu'il  présentoit.  Phèdre,  né  dans  l'esclavage  comme 
ses  trois  premiers  prédécesseurs,  n'affectant  ni  le 
laconisme  excessif  de  Gabrias,  ni  même  la  brièveté 
d'Esope,  plus  élégant,  plus  orné,  parlant  à  la  cour 
d'Auguste   le   langage   de  Térence  ;   Faërne,   car 


224  ÉLOGE 

j'omets  Avienus,  trop  inférieur  à  son  devancier; 
Faërne,  qui  dans  sa  latinité  du  seizième  siècle 
sembleroit  avoir  imité  Phèdre,  s'il  avoit  pu  con- 
noître  des  ouvrages  ignorés  de  son  temps,  ont 
droit  de  plaire  à  tous  les  esprits  cultivés,  et  leurs 
bonnes  fables  donneroient  même  l'idée  de  la  per- 
fection dans  ce  genre  si  la  France  n'eût  produit 
un  homme  unique  dans  l'histoire  des  lettres,  qui 
devoit  porter  la  peinture  des  mœurs  dans  l'apo- 
logue et  l'apologue  dans  le  champ  de  la  poésie. 
C'est  alors  que  la  fable  devient  un  ouvrage  de  gé- 
nie, et  qu'on  peut  s'écrier,  comme  notre  fabuliste, 
dans  l'enthousiasme  que  lui  inspire  ce  bel  art  : 
C'est  proprement  un  charme.  Oui,  c'en  est  un  sans 
doute;  mais  on  ne  l'éprouve  qu'en  lisant  La  Fon- 
taine, et  c'est  à  lui  que  le  charme  a  commencé. 

L'art  de  rendre  la  morale  aimable  existoit  à  peine 
parmi  nous.  De  tous  les  écrivains  profanes,  Mon- 
taigne seul  (car  pourquoi  citerois-je  ceux  qu'on  ne 
lit  plus?)  avoit  approfondi  avec  agrément  cette 
science  si  compliquée,  qui,  pour  l'honneur  du 
genre  humain,  ne  devroit  pas  même  être  une 
science.  Mais,  outre  l'inconvénient  d'un  langage 
déjà  vieux,  sa  philosophie  audacieuse,  souvent 
libre  jusqu'au  cynisme,  ne  pouvoit  convenir  ni  à 
tous  les  âges  ni  à  tous  les  esprits;  et  son  ouvrage, 
précieux  à  tant  d'égards,  semble  plutôt  une  pein- 
ture fidèle  des  inconséquences  de  l'esprit  humain 


DE     LA     FONTAINE  225 

qu'un  traité  de  philosophie  pratique.  Il  nous  falloit 
un  livre  d'une  morale  douce,  aimable,  facile,  appli- 
cable à  toutes  les  circonstances,  faite  pour  tous  les 
états,  pour  tous  les  âges,  et  qui  pût  remplacer 
enfin,  dans  l'éducation  de  la  jeunesse, 


Les  quatrains  de  Pibrac  et  les  doctes  sentences 
Du  conseiller  Mathieu  : 

(  Molière.  ) 


car  c'étoient  là  les  livres  de  l'éducation  ordinaire. 
La  Fontaine  cherche  ou  rencontre  le  genre  de  la 
fable,  que  Quintilien  regardoit  comme  consacré  à 
l'instruction  de  l'ignorance.  Notre  fabuliste,  si 
profond  aux  yeux  éclairés,  semble  avoir  adopté 
l'idée  de  Quintilien  :  écartant  tout  appareil  d'in- 
struction, toute  notion  trop  compliquée,  i!  prend 
sa  philosophie  dans  les  sentimens  universels,  dans 
les  idées  généralement  reçues,  et  pour  ainsi  dire 
dans  la  morale  des  proverbes,  qui,  après  tout,  sont 
le  produit  de  l'expérience  de  tous  les  siècles.  C'étoit 
le  seul  moyen  d'être  à  jamais  l'homme  de  toutes 
les  nations,  car  la  morale,  si  simple  en  elle-même, 
devient  contentieuse  au  point  de  former  des  sectes 
lorsqu'elle  veut  remonter  aux  principes  d'où  dé- 
rivent ses  maximes,  principes  presque  toujours  con- 
testés. Mais  La  Fontaine,  en  partant  des  notions 
£ommunes  et  des  sentimens  nés  avec  nous,  ne  voit 
Chamfort.  —  I  29 


22b  ELOGE 

point  dans  l'apologue  un  simple  récit  qui  mène  à 
une  froide  moralité;  il  fait  de  son  livre 

Une  ample  comédie  à  cent  acteurs  divers. 

C'est  en  effet  comme  de  vrais  personnages  dra- 
matiques qu'il  faut  les  considérer,  et,  s'il  n'a  point 
la  gloire  d'avoir  eu  le  premier  cette  idée  si  heureuse 
d'emprunter  aux  différentes  espèces  d'animaux 
l'image  des  difîérens  vices  que  réunit  la  nôtre  ; 
s'ils  ont  pu  se  dire  comme  lui  ; 

Le  roi  de  ces  gens-là  n'a  pas  moins  de  défauts 
Que  ses  sujets... 

lui  seul  a  peint  les  défauts  que  les  autres  n'ont 
fait  qu'indiquer.  Ce  sont  des  sages  qui  nous  con- 
seillent de  nous  étudier;  La  Fontaine  nous  dispense 
de  cette  étude  en  nous  montrant  à  nous-mêmes, 
différence  qui  laisse  le  moraliste  à  une  si  grande 
distance  du  poète.  La  bonhomie  réelle  ou  apparente 
qui  lui  fait  donner  des  noms,  des  surnoms,  des  mé- 
tiers, aux  individus  de  chaque  espèce;  qui  lui  fait 
envisager  les  espèces  mêmes  comme  des  républi- 
ques, des  royaumes,  des  empires,  est  une  sorte  de 
prestige  qui  rend  leur  femte  existence  réelle  aux 
yeux  de  ses  lecteurs.  Ratopolis  devient  une  grande 
capitale,  et  l'illusion  où  il  nous  amène  est  le  fruit 
de  l'illusion  parfaite  où  il  a  su  se  placer  lui-même. 
Ce  genre  de  talent  si  nouveau,  dont  ses  devanciers 


DE     LA    FONTAINE  227 

n'avoient  pas  eu  besoin  pour  peindre  les  premiers 
traits  de  nos  passions  ',  devient  nécessaire  à  La  Fon- 
taine, qui  doit  en  exposer  à  nos  yeux  les  nuances 
les  plus  délicates  :  autre  caractère  essentiel,  né  de 
ce  génie  d'observation  dont  Molière  étoit  si  frappé 
dans  notre  fabuliste. 

Je  pourrois,  Messieurs,  saisir  une  multitude  de 
rapports  entre  plusieurs  personnages  de  Molière 
et  d'autres  de  La  Fontaine,  montrer  entre  eux  des 
ressemblances  frappantes  dans  la  marche  et  dans  le 
langage  des  passions;  mais,  négligeant  les  détails 
de  ce  genre,  j'ose  considérer  l'auteur  des  fables 
d'un  point  de  vue  plus  élevé.  Je  ne  cède  point  au 


I.  Qui  peint  le  mieux,  par  exemple,  les  effets  de  la  pré- 
vention, ou  M.  de  Sotenville  repoussant  un  homme  à  jeun, 
et  lui  disant  :  Retirez-vous,  vous  puez  le  vin;  ou  l'ours  qui, 
s'écartant  d'un  corps  qu'il  prend  pour  un  cadavre,  se  dit  à 
lui-même  :  Otons-nous,  car  il  sent?  Et  le  chien,  dont  le 
raisonnement  seroit  fort  bon  dans  la  bouche  d'un  maître, 
mais  qui,  n'étant  que  d'un  simple  chien,  fut  trouvé  fort 
mauvais,  ne  rappelle-t-il  pas  Sosie? 

Tous  mes  discours  sont  des  sottises. 
Partant  d'un  homme  sans  éclat  • 
Ce  seroient  paroles  exquises 
Si  c'étoit  un  grand  qui  parlât. 

On  pourroit  rapprocher  plusieurs  traits  de  cette  espèce; 
mais  il  suffit  d'en  citer  quelques  exemples.  La  Fontaine  est, 
après  la  nature  et  Molière,  la  meilleure  étude  d'un  poète 
comique. 


220  ELOGE 

vain  désir  d'exagérer  mon  sujet,  maladie  trop 
commune  de  nos  jours;  mais,  sans  méconnoître 
l'intervalle  immense  qui  sépare  l'art  si  simple  de 
l'apologue  et  l'art  si  compliqué  de  la  comédie, 
j'observerai,  pour  être  juste  envers  La  Fontaine,  que 
la  gloire  d'avoir  été  avec  Molière  le  peintre  le 
plus  fidèle  de  la  nature  et  de  la  société  doit  rap- 
procher ici  ces  deux  grands  hommes.  Molière, 
dans  chacune  de  ses  pièces,  ramenant  la  peinture 
des  mœurs  à  un  objet  philosophique,  donne  à  la 
comédie  la  moralité  de  l'apologue;  La  Fontaine, 
transportant  dans  ses  fables  la  peinture  des  mœurs, 
donne  à  l'apologue  une  des  grandes  beautés  de  la 
comédie  :  les  caractères.  Doués  tous  les  deux  au 
plus  haut  degré  du  génie  d'observation ,  génie 
dirigé  dans  l'un  par  une  raison  supérieure ,  guidé 
dans  l'autre  par  un  instinct  non  moins  précieux, 
ils  descendent  dans  le  plus  profond  secret  de  nos 
travers  et  de  nos  foiblesses;  mais  chacun,  selon  la 
double  différence  de  son  genre  et  de  son  caractère, 
les  exprime  différemment.  Le  pinceau  de  Molière 
doit  être  plus  énergique  et  plus  ferme,  celui  de 
La  Fontaine  plus  délicat  et  plus  fin.  L'un  rend  les 
grands  traits  avec  une  force  qui  le  montre  comme 
supérieur  aux  nuances;  l'autre  saisit  les  nuances 
avec  une  sagacité  qui  suppose  la  science  des 
grands  traits.  Le  poëte  comique  semble  s'être 
plus  attaché  aux  ridicules,  et  a  peint  quelquefois 


DE     LA     FONTAINE  229 

les  formes  passagères  de  la  société;  le  fabuliste 
semble  s'adresser  davantage  aux  vices,  et  a  peint 
une  nature  encore  plus  générale.  Le  premier  me 
fait  plus  rire  de  mon  voisin;  le  second  me  ramène 
plus  à  moi-même.  Celui-ci  me  venge  davantage 
des  sottises  d'autrui;  celui-là  me  fait  mieux  songer 
aux  miennes.  L'un  semble  avoir  vu  les  ridicules 
comme  un  défaut  de  bjenséance,  choquant  pour 
la  société;  l'autre,  avoir  vu  les  vices  comme  un 
défaut  de  raison,  fâcheux  pour  nous-mêmes.  Après 
la  lecture  du  premier,  je  crains  l'opinion  publique; 
après  la  lecture  du  second,  je  crains  ma  conscience. 
Enfin  l'homme  corrigé  par  Molière,  cessant  d'être 
ridicule,  pourroit  demeurer  vicieux;  corrigé  par  La 
Fontaine,  il  ne  seroit  plus  ni  vicieux  ni  ridicule  :  il 
seroit  raisonnable  et  bon,  et  nous  nous  trouverions 
vertueux,  comme  La  Fontaine  étoit  philosophe, 
sans  nous  en  douter. 

Tels  sont  les  principaux  traits  qui  caractérisent 
chacun  de  ces  grands  hommes,  et,  si  l'intérêt 
qu'inspirent  de  tels  noms  me  permet  de  joindre  à 
ce  parallèle  quelques  circonstances  étrangères  à 
leur  mérite,  j'observerai  que,  nés  l'un  et  l'autre 
précisément  à  la  même  époque,  tous  deux  sans 
modèle  parmi  nous,  sans  rivaux,  sans  successeurs, 
liés  pendant  leur  vie  d'une  amitié  constante,  la 
même  tombe  les  réunit  après  leur  mort,  et  que  la 
même  poussière  couvre  les  deux  écrivains  les  plus 


23o  ÉLOGE 

originaux  que  la  France  ait  jamais  produits  '. 
Mais  ce  qui  distingue  La  Fontaine  de  tous  les 
moralistes,  c'est  la  facilité  insinuante  de  sa  morale; 
c'est  cette  sagesse,  naturelle  comme  lui-même,  qui 
paroît  n'être  qu'un  heureux  développement  de  son 
instinct.  Chez  lui,  la  vertu  ne  se  présente  point 
environnée  du  cortège  effrayant  qui  l'accompagne 
d'ordinaire  :  rien  d'affligeant,  rien  de  pénible. 
Offre-t-il  quelque  exemple  de  générosité,  quelque 
sacrifice,  il  le  fait  naître  de  l'amour,  de  l'amitié, 
d'un  sentiment  si  simple,  si  doux,  que  ce  sacrifice 
même  a  dû  paroître  un  bonheur.  Mais,  s'il  écarte 
en  général  les  idées  tristes  d'efforts,  de  privations, 
de  dévouement,  il  semble  qu'ils  cesseroient  d'être 
nécessaires  et  que  la  société  n'en  auroit  plus 
besoin.  Il  ne  vous  parle  que  de  vous-même  ou 
pour  vous-même,  et  de  ses  leçons,  ou  plutôt  de 
ses  conseils,  naîtroit  le  bonheur  général.  Combien 
cette  morale  est  supérieure  à  celle  de  tant  de  phi- 
losophes qui  paroissent  n'avoir  point  écrit  pour 
des  hommes,  et  qui  taillent,  comme  dit  Montaigne, 
nos  obligations  à  la  raison  d^un  autre  être!  Telles 
sont,  en  effet,  la  misère  et  la  vanité  de  l'homme, 
qu'après  s'être  mis  au-dessous  de  lui-même  par  ses 
vices,  il  veut  ensuite  s'élever  au-dessus  de  sa  na- 


I .  Ils  ont  été  enterrés  dans  l'église  Saint-Joseph,  rue  Mont-r- 
martre. 


DE     LA     FONTAINE  23l 

ture  par  le  simulacre  imposant  des  vertus  auxquelles 
il  se  condamne,  et  qu'il  deviendroit,  en  réalisant 
les  chimères  de  son  orgueil,  ausài  méconnoissable 
à  lui-même  par  sa  sagesse  qu'il  l'est  en  effet  par 
sa  folie.  Mais,  après  tous  ces  vains  efforts,  rendu 
à  sa  médiocrité  naturelle,  son  cœur  lui  répète  ce 
mot  d'un  vrai  sage  :  que  c'est  une  cruauté  de  vou- 
loir élever  l'homme  à  tant  de  perfection.  Aussi 
tout  ce  faste  philosophique  tombe-t-il  devant  la 
raison  simple,  mais  lumineuse,  de  La  Fontaine. 
Un  ancien  osoit  dire  qu'il  faut  combattre  souvent 
les  lois  par  la  nature  :  c'est  par  la  nature  que  La 
Fontaine  combat  les  maximes  outrées  de  la  phi- 
losophie. Son  livre  est  la  loi  naturelle  en  action  • 
c'est  la  morale  de  Montaigne  épurée  dans  une 
âme  plus  douce,  rectifiée  par  un  sens  encore  plus 
droit ,  embellie  des  couleurs  d'une  imagination 
plus  aimable,  moins  forte  peut-être,  mais  non  pas 
moins  brillante. 

N'attendez  point  de  lui  ce  fastueux  mépris  de 
la  mort  qui,  parmi  quelques  leçons  d'un  courage 
trop  souvent  nécessaire  à  l'homme,  a  fait  débiter 
aux  philosophes  tant  d'orgueilleuses  absurdités. 
Tout  sentiment  exagéré  n'avoit  point  de  prise  sur 
son  âme,  s'en  écartoit  naturellement,  et  la  facilité 
même  de  son  caractère  sembloit  l'en  avoir  pré- 
servé. La  Fontaine  n'est  point  le  poëte  de  l'hé- 
roïsme '  il  est  celui  de  la  vie  commune,  de  la  raison 


232  i:loge 

vulgaire.  Le  travail,  la  vigilance,  l'économie,  la 
prudence  sans  inquiétude,  l'avantage  de  vivre  avec 
ses  égaux,  le  besoin  qu'on  peut  avoir  de  ses  infé- 
rieurs, la  modération,  la  retraite  :  voilà  ce  qu'il 
aime  et  ce  qu'il  fait  aimer.  L'amour,  cet  objet  de 
tant  de  déclamations, 

Ce  mal  qui  peut-être  est  un  bien, 

dit  La  Fontaine,  il  le  montre  comme  une  foiblesse 
naturelle  et  intéressante.  Il  n'affecte  point  ce  mé- 
pris pour  l'espèce  humaine  qui  aiguise  la  satire 
mordante  de  Lucien,  qui  s'annonce  hardiment 
dans  les  écrits  de  Montaigne,  se  découvre  dans  la 
folie  de  Rabelais,  et  perce  quelquefois  même  dans 
l'enjouement  d'Horace.  Ce  n'est  point  cette  aus- 
térité qui  appelle,  comme  dans  Boileau ,  la  plai- 
santerie au  secours  d'une  raison  sévère,  ni  cette 
dureté  misanthropique  de  La  Bruyère  et  de  Pascal^ 
qui,  portant  le  flambeau  dans  l'abîme  du  cœur 
humain,  jette  une  lueur  effrayante  sur  ses  tristes 
profondeurs.  Le  mal  qu'il  peint,  il  le  rencontre  : 
les  autres  l'ont  cherché.  Pour  eux,  nos  ridicules 
sont  des  ennemis  dont  ils  se  vengent;  pour  La 
Fontaine,  ce  sont  des  passans  incommodes  dont  il 
songe  à  se  garantir.  Il  rit  et  ne  hait  point'.  Cen- 
seur assez  indulgent  de  nos  foiblesses,  l'avarice  est 

I .   Ridet  et  odit.  Juvénal. 


DE     LA     FONTAINE  233 

de  tous  nos  travers  celui  qui  paroît  le  plus  révolter 
son  bon  sens  naturel.  Mais,  s'il  n'éprouve  et  n'in- 
spire point 

Ces  haines  vigoureuses 
Que  doit  donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses, 

au  moins  préserve-t-il  ses  lecteurs  du  poison  de  la 
misanthropie,  effet  ordinaire  de  ces  haines.  L'âme, 
après  la  lecture  de  ses  ouvrages,  calme,  reposée, 
et  pour  ainsi  dire  rafraîchie  comme  au  retour 
d'une  promenade  solitaire  et  champêtre,  trouve  en 
soi-même  une  compassion  douce  pour  l'humanité, 
une  résignation  tranquille  à  la  Providence,  à  la  né- 
cessité, aux  lois  de  Tordre  établi;  enfin  l'heureuse 
disposition  de  supporter  patiemment  les  défauts 
d'autrui,  et  même  les  siens,  leçon  qui  n'est  peut- 
être  pas  une  des  moindres  que  puisse  donner  la 
philosophie. 

Ici,  Messieurs,  je  réclame  pour  La  Fontaine 
l'indulgence  dont  il  a  fait  l'âme  de  sa  morale;  et 
déjà  l'auteur  des  fables  a  sans  doute  obtenu  la 
grâce  de  l'auteur  des  contes,  grâce  que  ses  der- 
niers momens  ont  encore  mieux  sollicitée.  Je  le 
vois,  dans  son  repentir,  imitant  en  quelque  sorte 
ce  héros  dont  il  fut  estimé  '_,  qu'un  peintre  ingé- 
nieux nous  représente  déchirant  de  son  histoire  le 

I .   Le  grand  Condé. 

3o 


2^4  ÉLOGE 

récit  des  exploits  que  sa  vertu  condamnoit;  et, 
si  le  zèle  d'une  pieuse  sévérité  reprochoit  encore 
à  La  Fontaine  une  erreur  qu'il  apleurée  lui-même, 
j'observerois  qu'elle  prit  sa  source  dans  l'extrême 
simplicité  de  son  caractère  :  car  c'est  lui  qui,  plus 
que  Boileau, 

Fit,  sans  être  malin,  ses  plus  grandes  malices; 
(Boileau.) 

je  remarquerois  que  les  écrits  de  ce  genre  ne  pas- 
sèrent longtemps  que  pour  des  jeux  d'esprit,  des 
joyeusetés  folâtres,  comme  le  dit  Rabelais  dans  un 
livre  plus  licencieux,  devenu  la  lecture  favorite  et 
publiquement  avouée  des  hommes  les  plus  graves 
de  la  nation;  j'ajouterois  que  la  reine  de  Navarre, 
princesse  d'une  conduite  irréprochable  et  même  de 
mœurs  austères,  publia  des  contes  beaucoup  plus 
libres,  sinon  par  le  fond,  du  moins  par  la  forme, 
sans  que  la  médisance  se  permît,  même  à  la  cour, 
de  soupçonner  sa  vertu.  Mais,  en  abandonnant 
une  justification  trop  difficile  de  nos  jours,  s'il  est 
vrai  que  la  décence  dans  les  écrits  augmente 
avec  la  licence  des  mœurs,  bornons-nous  à  rappe- 
ler que  La  Fontaine  donna  dans  ses  contes  le  mo- 
dèle de  la  narration  badine;  et,  puisque  je  me 
permets  d'anticiper  ici  sur  ce  que  je  dois  dire  de 
son  st)'le  et  de  son  goût,  observons  qu'il  eut  sur 
Pétrone,  Machiavel  et  Boccace,  malgré  leur  élé- 


DE    LA     FONTAINE  233 

gance  et  la  pureté  de  leur  langage,  cette  même 
supériorité  que  Boileau ,  dans  sa  dissertation  sur 
Joconde,  lui  donne  sur  l'Arioste  lui-même.  Et, 
parmi  ses  successeurs,  qui  pourroit-on  lui  com- 
parer? Seroit-ce  ou  Vergier  ou  Grecourt,  qui,  dans 
la  foiblesse  de  leur  style,  négligeant  de  racheter  la 
liberté  du  genre  par  la  décence  de  l'expression, 
oublient  que  les  Grâces,  pour  être  sans  voile,  ne 
sont  pourtant  pas  sans  pudeur?  ou  Sénecé,  esti-  * 
mable  pour  ne  s'être  pas  traîné  sur  les  traces  de 
La  Fontaine  en  lui  demeurant  inférieur?  ou  l'au- 
teur de  la  Métromanie,  dont  l'originalité,  souvent 
heureuse,  paroît  quelquefois  trop  bizarre?  Non 
sans  doute,  et  il  faut  remonter  jusqu'au  plus  grand 
poëte  de  notre  âge,  exception  glorieuse  à  La  Fon- 
taine lui-même,  et  pour  laquelle  il  désavoueroit 
le  sentiment  qui  lui  dicta  l'un  de  ses  plus  jolis  vers  : 

L'or  se  peut  partager,  mais  non  pas  la  louange. 

Où  existoit  avant  lui,  du  moins  au  même  degré, 
cet  art  de  préparer,  de  fonder,  comme  sans  des- 
sein, les  incidens;  de  généraliser  des  peintures  lo- 
cales; de  ménager  au  lecteur  ces  surprises  qui  font 
l'âme  de  la  comédie;  d'animer  ses  récits  par  cette 
gaieté  de  style  qui  est  une  nuance  du  style  co- 
mique, relevée  par  les  grâces  d'une  poésie  légère 
qui  se  montre  et  disparoît  tour  à  tour?  Que  di- 
rai-je  de  cet  art  charmant  de  s'entretenir  avec  son 


f. 


236  ÉLOGE 

lecteur,  de  se  jouer  de  son  sujet,  de  changer  ses 
défauts  en  beautés,  de  plaisanter  sur  les  objections, 
sur  les  invraisemblances,  talent  d'un  esprit  supé- 
rieur à  ses  ouvrages,  et  sans  lequel  on  demeure 
trop  souvent  au-dessous?  Telle  est  la  portion  de 
sa  gloire  que  La  Fontaine  vouloit  sacrifier,  et  j'au- 
rois  essayé  moi-même  d'en  dérober  le  souvenir  à 
mes  juges,  s'ils  n'admiroient  en  hommes  de  goût 
ce  qu'ils  réprouvent  par  des  motifs  respectables,  et 
si  je  n'étois  forcé  d'associer  ses  contes  à  ses  apo- 
logues en  m'arrêtant  sur  le  style  de  cet  immortel 
écrivain. 

SECONDE    PARTIE 

Si  jamais  on  a  senti  à  quelle  hauteur  le  mérite 
du  style  et  l'art  de  la  composition  pouvoient  élever 
un  écrivain,  c'est  par  l'exemple  de  La  Fontaine.  Il 
règne  dans  la  littérature  une  sorte  de  convention 
qui  assigne  les  rangs  d'après  la  distance  reconnue 
entre  les  différens  genres,  à  peu  près  comme 
l'ordre  civil  marque  les  places  dans  la  société  d'a- 
près la  différence  des  conditions;  et,  quoique  la 
considération  d'un  mérite  supérieur  puisse  faire 
déroger  à  cette  loi,  quoiqu'un  écrivain  parfait  dans 
un  genre  subalterne  soit  souvent  préféré  à  d'autres 
écrivains  d'un  genre  plus  élevé,  et  qu'on  néglige 
Stace  pourTibulle,  ce  même  Tibulle  n'est  point 


DE     LA     FONTAINE  287 

mis  à  côté  de  Virgile.  La  Fontaine  seul,  envi- 
ronné d'écrivains  dont  les  ouvrages  présentent  tout 
ce  qui  peut  réveiller  l'idée  de  génie,  l'invention, 
la  combinaison  des  plans,  la  force  et  la  noblesse 
du  style,  La  Fontaine  paroît  avec  des  ouvrages  de 
peu  d'étendue,  dont  le  fond  est  rarement  à  lui,  et 
dont  le  style  est  ordinairement  familier;  le  bon- 
homme se  place  parmi  tous  ces  grands  écrivains, 
comme  l'avoit  prévu  Molière,  et  conserve  au  mi- 
lieu d'eux  le  surnom  d'inimitable.  C'est  une  révo- 
lution qu'il  a  opérée  dans  les  idées  reçues,  et  qui 
n'aura  peut-être  d'effet  que  pour  lui;  mais  elle 
prouve  au  moins  que,  quelles  que  soient  les  con- 
ventions littéraires  qui  distribuent  les  rangs,  le  gé- 
nie garde  une  place  distinguée  à  quiconque  vien- 
dra, dans  quelque  genre  que  ce  puisse  être,  instruire 
et  enchanter  les  hommes.  Qu'importe,  en  effet,  de 
quel  ordre  soient  les  ouvrages,  quand  ils  offrent 
des  beautés  du  premier  ordre?  D'autres  auront 
atteint  la  perfection  de  leur  genre  :  le  fabuliste  aura 
élevé  le  sien  jusqu'à  lui. 

Le  style  de  La  Fontaine  est  peut-être  ce  que 
l'histoire  littéraire  de  tous  les  siècles  offre  de  plus 
étonnant  :  c'est  à  lui  seul  qu'il  étoit  réservé  de 
faire  admirer,  dans  la  brièveté  d'un  apologue, 
l'accord  des  nuances  les  plus  tranchantes  et  l'har- 
monie des  couleurs  les  plus  opposées.  Souvent  une 
seule  fable  réunit  la  naïveté  de  Marot,  le  badinage 


;3i 


ELOGE 


et  l'esprit  de  Voiture ,  des  traits  de  la  plus  haute 
poésie  et  plusieurs  de  ces  vers  que  la  force  du 
sens  grave  à  jamais  dans  la  mémoire.  Nul  auteur 
n'a  mieux  possédé  cette  souplesse  de  l'âme  et  de 
l'imagination  qui  suit  tous  les  mouvemens  de  son 
sujet.  Le  plus  familier  des  écrivains  devient  tout  à 
coup  et  naturellement  le  traducteur  de  Virgile  ou 
ée  Lucrèce,  et  les  objets  de  la  vie  commune  sont 
relevés  chez  lui  par  ces  tours  nobles  et  cet  heureux 
choix  d'expressions  qui  les  rendent  dignes  du  poëme 
épique.  Tel  est  l'artifice  de  son  style  que  toutes 
ces  beautés  semblent  se  placer  d'elles-mêmes  dans 
sa  narration,  sans  interrompre  ni  retarder  sa  mar- 
che. Souvent  même  la  description  la  plus  riche,  la 
plus  brillante,  y  devient  nécessaire,  et  ne  paroît, 
comme  dans  la  fable  du  Chêne  et  du  Koseaii,  dans 
celle  du  Soleil  et  Borée,  que  l'exposé  même  du 
fait  qu'il  raconte.  Ici,  Messieurs,  le  poëte  des 
Grâces  m'arrête  et  m'interdit,  en  leur  nom,  les 
détails  et  la  sécheresse  de  l'analyse.  Si  l'on  a  dit 
de  Montaigne  qu'il  faut  le  montrer  et  non  le 
peindre,  le  transcrire  et  non  le  décrire,  ce  juge- 
ment n'est-il  pas  plus  applicable  à  La  Fontaine  ? 
Et  combien  de  fois,  en  effet,  n'a-t-il  pas  été  tran- 
scrit ?  Mes  juges  me  pardonneroient-ils  d'offrir  à 
leur  admiration  cette  foule  de  traits  présens  au 
souvenir  de  tous  ses  lecteurs,  et  répétés  dans  tous 
ces  livres  consacrés  à  notre  éducation,  comme  le 


DE    LA    FONTAINE  289 

livre  qui  les  a  fait  naître?  Je  suppose,  en  effet,  que 
mes  rivaux  relèvent,  l'un  l'heureuse  alliance  de  ses 
expressions,  la  hardiesse  et  la  nouveauté  de  ses 
figures,  d*autant  plus  étonnantes  qu'elles  parois- 
sent  plus  simples;  que  l'autre  fasse  valoir  ce  charme 
continu  du  style  qui  réveille  une  foule  de  sentimens, 
embellit  de  couleurs  si  riches  et  si  variées  tous  les 
contrastes  que  lui  présente  son  sujet,  m'intéresse-à 
des  bourgeons  gâtés  par  un  écolier,  m'attendrit 
sur  le  sort  de  l'aigle  qui  vient  de  perdre 

Ses  œufs,  ses  tendres  œufs,  sa  plus  douce  espérance; 

qu'un  troisième  vous  vante  l'agrément  et  le  sel  de 
sa  plaisanterie,  qui  rapproche  si  naturellement  les 
grands  et  les  petits  objets,  voit  tour  à  tour  dans 
un  renard  Patrocle,  Ajax,  Annibal  ;  Alexandre 
dans  un  chat;  rappelle,  dans  le  combat  de  deux 
coqs  pour  une  poule,  la  guerre  de  Troie  pour 
Hélène;  met  de  niveau  Pyrrhus  et  la  laitière;  se 
représente  dans  la  querelle  de  deux  chèvres  qui  se 
disputent  le  pas,  fières  de  leur  généalogie  si  poé- 
tique et  si  plaisante,  Philippe  IV  et  Louis  XIV 
s'avançant  dans  l'île  de  la  Conférence  :  que  prou- 
veront-ils, ceux  qui  vous  offriront  tous  ces  traits, 
sinon  que  des  remarques  devenues  communes  peu- 
vent être  plus  ou  moins  heureusement  rajeunies  par 
le  mérite  de  l'expression  ?  Et  d'ailleurs,  comment 
peindre  un  poëte  qui  souvent  semble  s'abandonner 


240  ELOGE 

comme  dans  une  conversation  facile;  qui,  citant 
Ulysse  à  propos  des  voyages  d'une  tortue,  s'é- 
tonne lui-même  de  le  trouver  là;  dont  les  beautés 
paroissent  quelquefois  une  heureuse  rencontre,  et 
possèdent  ainsi,  pour  me  servir  d'un  mot  qu'il 
aimoil ,  la  grâce  de  la  soudaineté  ;  qui  s'est  fait  une 
langue  et  une  poétique  particulières;  dont  le  tour 
est  naïf  quand  sa  pensée  est  ingénieuse,  l'expression 
simple  quand  son  idée  est  forte;  relevant  ses  grâces 
naturelles  par  cet  attrait  piquant  qui  leur  prête  ce 
que  la  physionomie  ajoute  à  la  beauté;  qui  se  joue 
sans  cesse  de  son  art;  qui,  à  propos  de  la  tardive 
maternité  d'une  alouette,  me  peint  les  délices  du 
printemps,  les  plaisirs,  les  amours  de  tous  les  êtres, 
et  met  l'enchantement  de  la  nature  en  contraste 
avec  le  veuvage  d'un  oiseau  ? 

Pour  moi,  sans  insister  sur  ces  beautés  diffé- 
rentes, je  me  contenterai  d'indiquer  les  sources 
principales  d'oîi  le  poëte  les  a  vues  naître;  je 
remarquerai  que  son  caractère  distinctif  est  cette 
étonnante  aptitude  à  se  rendre  présent  à  l'action 
qu'il  nous  montre,  de  donner  à  chacun  de  ses  per- 
sonnages un  caractère  particulier  dont  l'unité  se 
conserve  dans  la  variété  de  ses  fables  et  le  fait 
reconnoître  partout.  Mais  une  autre  source  de 
beautés  bien  supérieures,  c'est  cet  art  de  savoir, 
en  paroissant  vous  occuper  de  bagatelles,  vous 
placer  d'un  mot  dans  un  grand  ordre  de  choses. 


DE    LA    FONTAINE  241 

Quand  le  loup,  par  exemple,  accusant,  auprès  du 
lion  malade,  l'indifférence  du  renard  sur  une  santé 
si  précieuse, 

Daube,  au  coucher  du  roi,  son  camarade  absent, 

suis-je  dans  l'antre  du  lion?  suis-je  à  la  cour? 
Combien  de  fois  l'auteur  ne  fait-il  pas  naître  du 
fond  de  ses  sujets,  si  frivoles  en  apparence,  des 
détails  qui  se  lient  comme  d'eux-mêmes  aux  objets 
les  plus  imporlans  de  la  morale  et  aux  plus  grands 
intérêts  de  la  société?  Ce  n'est  pas  une  plaisanterie 
d'affirmer  que  la  dispute  du  lapin  et  de  la  belette 
qui  s'est  emparée  d'un  terrier  dans  l'absence  du 
maître ,  l'une  faisant  valoir  la  raison  du  premier 
occupant  et  se  moquant  des  prétendus  droits  de 
Jean  Lapin,  l'autre  réclamant  les  droits  de  succes- 
sion transmis  au  susdit  Jean  par  Pierre  et  Simon 
ses  aïeux,  nous  offre  précisément  le  résultat  de 
tant  de  gros  ouvrages  sur  la  propriété.  Et  La 
Fontaine,  faisant  dire  à  la  belette  : 

Et  quand  ce  seroit  un  royaume? 

disant  lui-même  ailleurs  : 

Mon  sujet  est  petit,  cet  accessoire  est  grand, 

ne  me  force-t-il  point  d'admirer  avec  quelle  adresse 
il  me  montre  les  applications  générales  de  son  sujet 
dans  le  badinage  même  de  son  style?  Voilà  sans 
doute  un  de  ses  secrets;  voilà  ce  qui  rend  sa  lec- 
Chamfort.  —  I.  3  i 


242  ÉLOGE 

ture  si  attachante,  même  pour  les  esprits  les  plus 
élevés  ;  c'est  qu'à  propos  du  dernier  insecte  il  se 
trouve  plus  naturellement  qu'on  ne  croit  près 
d'une  grande  idée,  et  qu'en  effet  il  touche  au 
sublime  en  parlant  de  la  fourmi.  Et  craindrois-je 
d'être  égaré  par  mon  admiration  pour  La  Fontaine 
si  j'osois  dire  que  le  système  abstrait  Tout  est  bien 
paroît  peut-être  plus  vraisemblable,  et  surtout  plus 
clair,  après  le  discours  de  Garo,  dans  la  fable  de  la 
Citrouille  et  le  Gland,  qu'après  la  lecture  de  Leib- 
nitz  et  de  Pope  lui-même? 

S'il  sait  quelquefois  simplifier  ainsi  les  questions 
les  plus  compliquées,  avec  quelle  facilité  la  morale 
ordinaire  doit-elle  se  placer  dans  ses  écrits?  Elle  y 
naît  sans  effort,  comme  elle  s'y  montre  sans  faste  : 
car  La  Fontaine  ne  se  donne  point  pour  un  philo- 
sophe; il  semble  même  avoir  craint  de  le  paroître. 
C'est  en  effet  ce  qu'un  poëte  doit  le  plus  dissi- 
muler; c'est  pour  ainsi  dire  son  secret,  et  il  ne 
doit  le  laisser  surprendre  qu'à  ses  lecteurs  les  plus 
assidus  et  admis  à  sa  confiance  intime.  Aussi  La 
Fontaine  ne  veut-il  être  qu'un  homme,  et  même 
un  homme  ordinaire.  Peint-il  les  charmes  de  la 
beauté. 

Un  philosophe,  un  marbre,  une  statue, 
Auroient  senti  comme  nous  ces  plaisirs. 

C'est  surtout  quand  il  vient  de  reprendre  quelques- 
uns  de  nos  travers  qu'il  se  plaît  à  faire  cause  com- 


DE    LA    FONTAINE  248 

mune  avec  nous  et  à  devenir  le  disciple  des  ani- 
maux qu'il  a  fait  parler.  Veut-il  faire  la  satire  d'un 
vice,  il  raconte  simplement  ce  que  ce  vice  fait 
faire  au  personnage  qui  en  est  atteint;  et  voilà  la 
satire  faite  :  c'est  du  dialogue,  c'est  des  actions, 
c'est  des  passions  des  animaux  que  sortent  les  le- 
çons qu'il  nous  donne.  Nous  en  adresse-t-il  direc- 
tement, c'est  la  raison  qui  parle  avec  une  dignité 
modeste  et  tranquille.  Cette  bonté  naïve,  qui  jette 
tant  d'intérêt  sur  la  plupart  de  ses  ouvrages,  le  ra- 
mène sans  cesse  au  genre  d'une  poésie  simple  qui 
adoucit  l'éclat  d'une  grande  idée,  la  fait  descendre 
jusqu'au  vulgaire  par  la  familiarité  de  l'expression, 
et  rend  la  sagesse  plus  persuasive  en  la  rendant 
plus  accessible.  Pénétré  lui-même  de  tout  ce  qu'il 
dit,  sa  bonne  foi  devient  son  éloquence  et  pro- 
duit cette  vérité  de  style  qui  communique  tous  les 
mouvemens  de  l'écrivain.  Son  sujet  le  conduit  à 
répandre  la  plénitude  de  ses  pensées,  comme  il 
épanche  l'abondance  de  ses  sentimens,  dans  cette 
fable  charmante  où  la  peinture  du  bonheur  de  deux 
pigeons  attendrit  par  degrés  son  âme,  lui  rappelle 
les  souvenirs  les  plus  chers  et  lui  inspire  le  regret 
des  illusions  qu'il  a  perdues. 

Je  n'ignore  pas  qu'un  préjugé  vulgaire  croit 
ajouter  à  la  gloire  du  fabuliste  en  le  représentant 
comme  un  poëte  qui ,  dominé  par  un  instinct 
aveugle  et  involontaire,  fut  dispensé  par  la  nature 


244  ELOGE 

du  soin  d'ajouter  à  ses  dons,  et  de  qui  l'heureuse 
indolence  cueilloit  nonchalamment  des  fleurs  qu'il 
n'avoit  point  fait  naître.  Sans  doute,  La  Fontaine 
dut  beaucoup  à  la  nature,  qui  lui  prodigua  la  sen- 
sibilité la  plus  aimable  et  tous  les  trésors  de  l'ima- 
gination ;  sans  doute,  le  fablier  étoit  né  pour  porter 
des  fables;  mais  par  combien  de  soins  cet  arbre  si 
précieux  n'avoit-il  pas  été  cultivé?  Qu'on  se  rap- 
pelle cette  foule  de  préceptes,  du  goût  le  plus  fin 
et  le  plus  exquis,  répandus  dans  ses  préfaces  et 
dans  ses  ouvrages;  qu'on  se  rappelle  ce  vers  si 
heureux  qu'il  met  dans  la  bouche  d'Apollon  lui- 
même  : 

Il  me  faut  du  nouveau,  n'en  fùt-il  plus  au  monde, 

doutera-t-on  que  La  Fontaine  ne  l'ait  cherché,  et 
que  la  gloire,  ainsi  que  la  fortune,  ne  vende  ce 
qu*on  croit  qu'elle  donne?  Si  ses  lecteurs,  séduits 
par  la  facilité  de  ses  vers,  refusent  d'y  reconnoître 
les  soins  d'un  art  attentif,  c'est  précisément  ce  qu'il 
a  désiré.  Nier  son  travail,  c'est  lui  en  assurer  la 
plus  belle  récompense.  O  La  Fontaine!  ta  gloire 
en  est  plus  grande  :  le  triomphe  de  l'art  est  d'être 
ainsi  méconnu. 

Et  comment  ne  pas  apercevoir  ses  progrès  et  ses 
études  dans  la  marche  même  de  son  esprit?  Je  vois 
cet  homme  extraordinaire,  doué  d'un  talent  qu'à 
la  vérité  il  ignore  lui-même  jusqu'à  vingt-deux  ans. 


DE     LA     FONTAINE  245 

s'enflammer  tout  à  coup  à  la  lecture  d'une  ode  de 
Malherbe,  comme  Malebranche  à  celle  d'un  livre 
de  Descartes,  et  sentir  cet  enthousiasme  d'une  âme 
qui,  voyant  de  plus  près  la  gloire,  s'étonne  d'être 
née  pour  elle.  Mais  pourquoi  Malherbe  opéra-t-il 
le  prodige  refusé  à  la  lecture  d'Horace  et  de  Vir- 
gile? C'est  que  La  Fontaine  les  voyoit  à  une  tiop 
grande  distance;  c'est  qu'ils  ne  lui  montroient  pas, 
comme  le  poëte  François,  quel  usage  on  pouvoit 
faire  de  cette  langue  qu'il  devoit  lui-même  illustrer 
un  jour.  Dans  son  admiration  pour  Malherbe,  au- 
quel il  devoit,  si  je  puis  parler  ainsi,  sa  naissance 
poétique,  il  le  prit  d'abord  pour  son  modèle  ;  mais, 
bientôt  revenu  au  ton  qui  lui  appartenoit,  il  s'aper- 
çut qu'une  naïveté  fine  et  piquante  étoit  le  vrai 
caractère  de  son  esprit,  caractère  qu'il  cultiva  par 
la  lecture  de  Rabelais,  de  Marot  et  de  quelques- 
uns  de  leurs  contemporains.  Il  parut  ainsi  faire  ré- 
trograder la  langue,  quand  les  Bossuet,  les  Racine, 
les  Boileau,  en  avançoient  le  progrès  par  l'élévation 
et  la  noblesse  de  leur  style;  mais  elle  ne  s'enri- 
chissoit  pas  moins  dans  les  mains  de  La  Fontaine, 
qui  lui  rendoit  les  biens  qu'elle  avoit  laissé  perdre, 
et  qui,  comme  certains  curieux  rassemblant  avec 
soin  des  monnoies  antiques,  se  composoit  un  véri- 
table trésor.  C'est  dans  notre  langue  ancienne 
qu'il  puisa  ces  expressions  imitatives  ou  pitto- 
resques  qui  présentent  sa  pensée  avec  toutes  les 


246  ÉLOGE 

nuances  accessoires,  car  nul  auteur  n'a  mieux  senti 
le  besoin  de  rendre  son  âme  visible  :  c'est  le  terme 
dont  il  se  sert  pour  exprimer  un  des  attributs  de  la 
poésie.  Voilà  toute  sa  poétique,  à  laquelle  il  pa- 
roît  avoir  sacrifié  tous  les  préceptes  de  la  poétique 
ordinaire  et  de  notre  versification,  dont  ses  écrits 
sont  un  modèle,  souvent  même  parce  qu'il  en  brave 
les  règles.  Eh  1  le  goût  ne  peut-il  pas  les  en- 
freindre, comme  l'équité  s'élève  au-dessus  des  lois? 
Cependant  La  Fontaine  étoit  né  poëte,  et  cette 
partie  de  ses  talens  ne  pouvoit  se  développer  dans 
les  ouvrages  dont  il  s'étoit  occupé  jusqu'alors.  Il 
la  cultivoit  par  la  lecture  des  modèles  de  l'Italie 
ancienne  et  moderne,  par  l'étude  de  la  nature  et 
de  ceux  qui  l'ont  su  peindre.  Je  ne  dois  point  dis- 
simuler le  reproche  fait  à  ce  rare  écrivain  par  le 
plus  grand  poëte  de  nos  jours,  qui  refuse  ce  titre 
de  peintre  à  La  Fontaine.  Je  sens  comme  il  con- 
vient le  poids  d'une  telle  autorité;  mais  celui  qui 
loue  La  Fontaine  seroit  indigne  d'admirer  son  cri- 
tique s'il  ne  se  permettoit  d'observer  que  l'auteur 
des  fables,  sans  multiplier  ces  tableaux  où  le  poëte 
s'annonce  à  dessein  comme  peintre,  n'a  pas  laissé 
d'en  mériter  le  nom.  Il  peint  rapidement  et  d'un 
trait;  il  peint  par  le  mouvement  de  ses  vers,  par  la 
variété  de  ses  mesures  et  de  ses  repos,  et  surtout 
par  l'harmonie  imitative.  Des  figures  vraies  et  frap- 
pantes, mais  peu  de  bordure  et  point  de  cadre. 


DE     LA    FONTAINE  247 

voilà  La  Fontaine.  Sa  muse  aimable  et  nonchalante 
rappelle  ce  riant  tableau  de  l'Aurore,  dans  un  de 
ses  poèmes,  où  il  représente  cette  jeune  déesse, 
qui,  se  balançant  dans  les  airs, 

La  tète  sur  son  bras,  et  son  bras  sur  la  nue, 
Laisse  tomber  des  fleurs  et  ne  les  répand  pas. 

Cette  description  charmante  est  à  la  fois  une  ré- 
ponse à  ses  censeurs  et  l'image  de  sa  poésie. 

Ainsi  se  formèrent  par  degrés  les  divers  talens 
de  La  Fontaine,  qui  tous  se  réunirent  enfin  dans 
ses  fables;  mais  elles  ne  purent  être  que  le  fruit 
de  sa  maturité  :  c'est  qu'il  faut  du  temps  à  de  cer- 
tains esprits  pour  connoître  les  qualités  différentes 
dont  l'assemblage  forme  leur  vrai  caractère,  les 
combiner,  les  assortir,  fortifier  ces  traits  primitifs 
par  l'imitation  des  écrivains  qui  ont  avec  eux  quel- 
que ressemblance,  et  pour  se  montrer  enfin  tout 
entiers  dans  un  genre  propre  à  déployer  la  variété 
de  leurs  talens.  Jusqu'alors  l'auteur,  ne  faisant  pas 
usage  de  tous  ses  moyens,  ne  se  présente  point 
avec  tous  ses  avantages  :  c'est  un  athlète  doué 
d'une  force  réelle ,  mais  qui  n'a  point  encore 
appris  à  se  placer  dans  une  attitude  qui  puisse 
la  développer  tout  entière.  D'ailleurs,  les  ouvrages 
qui,  tels  que  les  fables  de  La  Fontaine,  dem.andent 
une  grande  connoissance  du  cœur  humain  et  du 
système  de  la  société,  exigent  un  esprit  mûri  par 


248  ÉLOGE 

l'étude  et  par  l'expérience;  mais  aussi,  devenu» 
une  source  féconde  de  réflexions,  ils  rappellent 
sans  cesse  le  lecteur,  auquel  ils  offrent  de  nouvelles 
beautés  et  une  plus  grande  richesse  de  sens,  à 
mesure  qu'il  a  lui-même,  par  sa  propre  expérience, 
étendu  la  sphère  de  ses  idées;  et  c'est  ce  qui  nous 
ramène  si  souvent  à  Montaigne,  à  Molière  et  à 
La  Fontaine. 

Tels  sont  les  principaux  mérites  de  ces  écrits. 

Toujours  plus  beaux,  plus  ils  sont  regardés, 

(  BOILEAU.  ) 

et  qui,  mettant  l'auteur  des  fables  au-dessus  de  son 
genre  même,  me  dispensent  de  rappeler  ici  la  foule 
de  ses  imitateurs  étrangers  ou  françois.  Tous  se 
déclarent  trop  honorés  de  le  suivre  de  loin,  et, 
s'il  eut  la  bêtise,  suivant  l'expression  de  M.  de 
Fontenelle,  de  se  mettre  au-dessous  de  Phèdre, 
ils  ont  l'esprit  de  se  mettre  au-dessous  de  La 
Fontaine  et  d'être  aussi  modestes  que  ce  grand 
homme.  Un  seul,  plus  confiant,  s'est  permis  l'es- 
pérance de  lutter  avec  lui,  et  cette  hardiesse,  non 
moins  que  son  mérite  réel,  demande  peut-être  une 
exception.  Lamotte,  qui  conduisit  son  esprit  par- 
tout ,  parce  que  son  génie  ne  l'emporta  nulle 
part,  Lamotte  fit  des  fables...  O  La  Fontaine! 
la  révolution  d'un  siècle  n'avoit  point  encore 
appris   à  la  France   combien   tu  étois  un  homme 


DE     LA     FONTAINE  249 

rare;  mais,  après  un  moment  d'illusion,  il  fallut 
bien  voir  qu'un  philosophe  froidement  ingénieux, 
ne  joignant  à  la  finesse  ni  le  naturel 

Ni  la  grâce,  plus  belle  encor  que  la  beauté; 

ne  possédant  point  ce  qui  plaît  plus  d'un  jour;  dis- 
sertant sur  son  art  et  sur  la  morale;  laissant  percer 
l'orgueil  de  descendre  jusqu''à  nous,  tandis  que  son 
devancier  paroît  se  trouver  naturellement  à  notre 
niveau;  tâchant  d'être  naïf,  et  prouvant  qu'il  a  dû 
plaire;  foible  avec  recherche,  quand  La  Fontaine 
ne  l'est  jamais  que  par  négligence ,  ne  pouvoit 
être  le  rival  d'un  poëte  simple ,  souvent  sublime, 
toujours  vrai,  qui  laisse  dans  le  cœur  le  souvenir 
de  tout  ce  qu'il  dit  à  la  raison,  joint  à  \' art  de 
plaire  celui  de  n'y  penser  pas,  et  dont  les  fautes, 
quelquefois  heureuses,  font  appliquer  à  son  talent 
ce  qu'il  a  dit  d'une  femme  aimable  : 

La  négligence,  à  mon  gré  si  requise, 
Pour  cette  fois  fut  sa  dame  d'atours. 

Aussi  tous  les  reproches  qu'on  a  pu  lui  faire  sur 
quelques  longueurs,  sur  quelques  incorrections, 
n'ont  point  affoibli  le  charme  qui  ramène  sans 
cesse  à  lui,  qui  le  rend  aimable  pour  toutes  les 
nations  et  pour  tous  les  âges,  sans  en  excepter 
l'enfance.  Quel  prestige  peut  fixer  ainsi  tous  les 
esprits    et    tous   les  goûts  ?   qui  peut   frapper   les 


25o  ÉLOGE 

enfans,  d'ailleurs  si  incapables  de  sentir  tant  de 
beautés?  C'est  la  simplicité  de  ces  formules  où  ils 
retrouvent  la  langue  de  la  conversation;  c'est  le 
jeu  presque  théâtral  de  ces  scènes  si  courtes  et  si 
animées;  c'est  l'intérêt  qu'il  leur  fait  prendre  à  ses 
personnages  en  les  mettant  sous  leurs  yeux,  illusion 
qu'on  ne  retrouve  plus  chez  ses  imitateurs,  qui  ont 
beau  appeler  un  singe  Bertrand  et  un  chat  Raton, 
ne  montrent  jamais  ni  un  chat  ni  un  singe.  Qui 
peut  frapper  tous  les  peuples?  C'est  ce  fond  de 
raison  universelle  répandu  dans  ses  fables;  c'est  ce 
tissu  de  leçons  convenables  à  tous  les  états  de  la 
vie;  c'est  cette  intime  liaison  de  petits  objets  à  de 
grandes  vérités  :  car  nous  n'osons  penser  que  tous 
les  esprits  puissent  sentir  les  grâces  de  ce  style  qui 
s'évanouissent  dans  une  traduction;  et,  si  on  lit 
La  Fontaine  dans  la  langue  originale,  n'est-il  pas 
vraisemblable  qu'en  supposant  aux  étrangers  la  plus 
grande  connoissance  de  cette  langue,  les  grâces  de 
son  style  doivent  toujours  être  mieux  senties  chez 
un  peuple  où  l'esprit  de  société,  vrai  caractère  de 
la  nation,  rapproche  les  rangs  sans  les  confondre; 
où,  le  supérieur  voulant  se  rendre  agréable  sans 
trop  descendre ,  l'inférieur  plaire  sans  s'avilir, 
l'habitude  de  traiter  avec  tant  d'espèces  différentes 
d'amour-propre,  de  ne  point  les  heurter  dans  la 
crainte  d'en  être  blessés  nous-mêmes,  donne  à 
l'esprit  ce  tact  rapide,  cette  sagacité  prompte  qui 


DE     LA     FONTAINE  25l 

saisit  les  nuances  les  plus  fines  des  idées  d'autrui, 
présente  les  siennes  dans  le  jour  le  plus  con- 
venable, et  lui  fait  apprécier  dans  les  ouvrages 
d'agrément  les  finesses  de  la  langue,  les  bien- 
séances du  style,  et  ces  convenances  générales 
dont  le  sentiment  se  perfectionne  par  le  grand 
usage  de  la  société?  S'il  est  ainsi,  comment  les 
étrangers,  supérieurs  à  nous  sur  tant  d'objets  et 
si  respectables  d'ailleurs,  pourroient-ils...  Mais 
quoi!  puis-je  hasarder  cette  opinion,  lorsqu'elle 
est  réfutée  d'avance  par  l'exemple  d'un  étranger 
qui  signale  aux  yeux  de  l'Europe  son  admiration 
pour  La  Fontaine?  Sans  doute,  cet  étranger  illustre, 
si  bien  naturalisé  parmi  nous,  sent  toutes  les  grâces 
de  ce  style  enchanteur.  La  préférence  qu'il  accorde 
à  notre  fabuliste  sur  tant  de  grands  hommes,  dans 
le  zèle  qu'il  montre  pour  sa  mémoire,  en  est  elle- 
même  une  preuve,  à  moins  qu'on  ne  l'attribue  en 
partie  à  l'intérêt  qu'inspirent  sa  personne  et  son 
•caractère  '. 

TROISIÈME    PARTIE 

Un  homme  ordinaire,  qui  auroit  dans  le  cœur 
les  sentimens  aimables  dont  l'expression  est  si  inté- 

I.  On  sait  qu'un  étranger  demanda  à  rAcadémie  de 
Marseille  la  permission  de  joindre  la  somme  de  deux  mille 
livres  à  la  médaille  académique. 


252  ÉLOGE 

ressante  dans  les  écrits  de  La  Fontaine,  seroit  cher 
à  tous  ceux  qui  le  connoîtioient;  mais  le  fabuliste 
avoit  pour  eux  (et  ce  charme  n'est  point  tout  à  fait 
perdu  pour  nous)  un  attrait  encore  plus  piquant  : 
c'est  d'être  l'homme  tel  qu'il  paroît  être  sorti  des 
mains  de  la  nature.  Il  semble  qu'elle  l'ait  fait  naître 
pour  l'opposer  à  l'homme  tel  qu'il  se  compose 
dans  la  société,  et  qu'elle  lui  ait  donné  son  esprit 
et  son  talent  pour  augmenter  le  phénomène  et  le 
rendre  plus  remarquable  par  la  singularité  du  con- 
traste. Il  conserva  jusqu'au  dernier  moment  tous 
les  goûts  simples  qui  supposent  l'innocence  des 
mœurs  et  la  douceur  de  l'âme.  Il  a  lui-même  es- 
sayé de  se  peindre  en  partie  dans  son  roman  de 
Psyché j  où  il  représente  la  variété  de  ses  goûts 
sous  le  nom  de  Poljphile,  qui  aime  les  jardins ^  les 
fieurSy  les  ombrages,  la  musique^  les  vers,  et  réunit 
toutes  ces  passions  douces  qui  remplissent  le  cœur 
d'une  certaine  tendresse.  On  ne  peut  assez  admirer 
ce  fond  de  bienveillance  générale  qui  l'intéresse  h 
tous  les  êtres  vivans, 

Hôtes  de  l'univers  sous  le  nom  d'animaux  : 

c'est  sous  ce  point  de  vue  qu'il  les  considère.  Cette 
habitude  de  voir  dans  les  animaux  des  membres  de 
la  société  universelle,  enfans  d'un  même  père,  dis- 
position si  étrange  dans  nos  mœurs,  mais  commune 
dans  les  siècles  reculés,  comme  on  peut  le  voir  par 


DE     LA     FONTAINE  253 

Homère,  se  retrouve  encore  chez  plusieurs  Orien- 
taux. La  Fontaine  est-il  bien  éloigné  de  cette  dis- 
position lorsque^  attendri  par  le  malheur  des  animaux 
qui  périssent  dans  une  inondation  ,  châtiment  des 
crimes  des  hommes,  il  s'écrie  par  la  bouche  d'un 
vieillard  : 

Les  animaux  périr  !  car  encor  les  humains, 

Tous  dévoient  succomber  sous  les  célestes  armes. 

Il  étend  même  cette  sensibilité  jusqu'aux  plantes, 
qu'il  anime  non-seulement  par  ces  traits  hardis  qui 
montrent  toute  la  nature  vivante  sous  les  yeux 
d'un  poëte,  et  qui  ne  sont  que  des  figures  d'ex- 
pression, mais  par  le  ton  affectueux  d'un  vif  inté- 
rêt qu'il  déclare  lui-même  lorsque,  voyant  le  cerf 
brouter  la  vigne  qui  l'a  sauvé,  il  s'indigne 

Que  de  si  doux  ombrages 
Soient  exposés  à  ces  outrages. 

Seroit-il  impossible  qu'il  eût  senti  lui-même  le  prix 
de  cette  partie  de  son  caractère,  et  qu'averti  par 
ses  premiers  succès  il  l'eût  soigneusement  cultivée? 
Non,  sans  doute  :  car  cet  homme  qu'on  a  cru' 
inconnu  à  lui-même  déclare  formellement  qu'il 
étudioit  sans  cesse  le  goût  du  public,  c'est-à-dire 
tous  les  moyens  de  plaire.  Il  est  vrai  que,  quoi- 

I .   A  La  Fontaine,  à  lui  seul  inconnu. 

Marmontel,  Épître  aux  poètes. 


2^4  ÉLOGE 

qu'il  se  soit  formé  sur  son  art  une  théorie  très-fine 
et  très-profonde,  quoiqu'il  eût  reçu  de  la  nature  ce 
coup  d'œil  qui  fit  donner  à  Molière  le  nom  de 
contemplateur,  sa  philosophie,  si  admirable  dans  les 
développemens  du  cœur  humain,  ne  s'éleva  point 
jusqu^aux  généralités  qui  forment  les  systèmes  :  de 
là  quelques  incertitudes  dans  ses  principes,  quelques 
fables  dont  le  résultat  n'est  point  irrépréhensible, 
et  où  la  morale  paroît  trop  sacrifiée  à  la  prudence; 
de  là  quelques  contradictions  sur  différens  objets 
de  politique  et  de  philosophie.  C'est  qu'il  laisse 
indécises  les  questions  épineuses,  et  prononce  rare- 
ment sur  ces  problèmes  dont  la  solution  n'est  point 
dans  le  cœur  et  dans  un  fond  de  raison  univer- 
selle. Sur  tous  les  objets  de  ce  genre  qui  sont  ab- 
solument hors  de  lui,  il  s'en  rapporte  volontiers  à 
Plutarque  et  à  Platon,  et  n'entre  point  dans  les 
disputes  des  philosophes;  mais,  toutes  les  fois  qu'il 
a  véritablement  une  manière  de  sentir  personnelle, 
il  ne  consulte  que  son  cœur  et  ne  s'en  laisse  im- 
poser ni  par  de  grands  mots  ni  par  de  grands 
noms.  Sénèque ,  en  nous  conservant  le  mot  de 
Mécénas,  qui  veut  vivre  absolument,  dût-il  vivre 
goutteux,  impotent,  perclus,  a  beau  invectiver 
contre  cet  opprobre,  La  Fontaine  ne  prend  point 
le  change  :  il  admire  ce  trait  avec  une  bonne  foi 
plaisante,  il  le  juge  digne  de  la  postérité.  Selon 
lui,  Mécénas  fut  un  galant  homme ^  et  je  reconnois 


DE     LA     FONTAINE  255 

celui  qui  déclare  plus  d'une  fois  vouloir  vivre  un 
siècle  tout  au  moins. 

Cette  même  incertitude  de  principes,  il  faut  en 
convenir,   passa   même    quelquefois  dans  sa    con- 
duite. Toujours  droit,  toujours  bon  sans  effort,  il 
n'a  point  à  lutter  contre  lui-même;  mais  a-t-il  un 
mouvement  blâmable,   il   succombe   et   cède  sans 
combat.  C'est  ce  qu'on  put  remarquer  dans  sa  que- 
relle avec    Furetière    et  avec   Lulli,  par  lequel  il 
s'étoit  vu  trompé,  et,  comme  il  dit,  enquinaudé : 
car  on  ne  peut  dissimuler  que  l'auteur  des  fables 
n'ait  fait  des  opéras  peu  connus.  Le  ressentiment 
qu'il  conçut  contre  la  mauvaise  foi  de  cet  Italien 
lui  fit  trouver  dans  le  peu  qu'il  avoit  de  bile  de  quoi 
faire  une  satire  violente,   et  sa  gloire  est    qu'on 
puisse  en  être  si  étonné;  mais,  après  ce  premier 
mouvement,   redevenu  La  Fontaine,  il  reprit  son 
caractère  véritable,  qui  étoit  celui  d'un  enfant,  dont 
en  effet  il  venoit  de  montrer  la  colère.  Ce  n'est 
pas  un  spectacle  sans  intérêt  que  d'observer  les  mou- 
vemens  d'une  âme   qui,  conservant  même  dans  le 
monde  les  premiers  traits  de  son  caractère,  sembla 
toujours  n'obéir  qu'à    l'instinct    de  la   nature.    Il 
connut  et  sentit  les  passions,  et,  tandis  que  la  plu- 
part des  moralistes  les  considéroient    comme  des 
ennemis  de  l'homme,  il  les  regarda  comme  les  res- 
sorts de  notre  âme,  et  en  devint  même  l'apolo- 
giste. Cette  idée,  que  les  philosophes  ennemis  des 


256  ÉLOGE 

Stoïciens  avoient  rendue  familière  à  l'antiquité,  pa- 
roissoit  de  son  temps  une  idée  nouvelle;  et,  si  l'au- 
teur des  fables  la  développa  quelquefois  avec 
plaisir,  c'est  qu'elle  étoit  pour  lui  une  vérité  de 
sentiment;  c'est  que  des  passions  modérées  étoient 
les  instrumens  de  son  bonheur.  Sans  doute,  le  phi- 
losophe, dont  la  rigide  sévérité  voulut  les  anéantir 
en  soi-même,  s'indignoit  d'être  entraîné  par  elles, 
et  les  redoutoit  comme  l'intempérant  craint  quel- 
quefois les  festins.  La  Fontaine,  défendu  par  la 
nature  contre  le  danger  d'abuser  de  ses  dons,  se 
laissa  guider  sans  crainte  à  des  penchans  qui  l'éga- 
rèrent  quelquefois,  mais  sans  le  conduire  au  préci- 
pice. L'amour,  cette  passion  qui  parmi  nous  se 
compose  de  tant  d'autres,  reprit  dans  son  âme  sa 
simplicité  naturelle.  Fidèle  à  l'objet  de  son  goût, 
mais  inconstant  dans  ses  goûts,  il  paroît  que  ce 
qu'il  aima  le  plus  dans  les  femmes  fut  celui  de 
leurs  avantages  dont  elles  sont  elles-mêmes  le  plus 
éprises,  leur  beauté;  mais  le  sentiment  qu'elle  lui 
inspira,  doux  comme  l'âme  qui  l'éprouvoit,  s'em- 
bellit des  grâces  de  son  esprit,  et  la  plus  aimable 
sensibilité  prit  le  ton  de  la  galanterie  la  plus  tendre. 
Qui  a  jamais  rien  dit  de  plus  flatteur  pour  le  sexe 
que  le  sentiment  exprimé  dans  ces  vers  : 

Ce  n'est  point  près  des  rois  que  l'on  fait  sa  fortune  : 
Quelque  ingrate  beauté  qui  nous  donne  des  lois, 
Encor  en  tire-t-on  un  souris  quelquefois...? 


DE     LA    FONTAINE  257 

C'est  ce  goût  pour  les  femmes,  dont  il  parle  sans 
cesse,  comme  l'Aiioste,  en  bien  et  en  mal,  qui  lui 
dicta  ses  contes,  se  reproduit  sans  danger  et  avec 
tant  de  grâces  dans  ses  fables  mêmes,  et  conduisit 
sa  plume  dans  son  roman  de  Psyché.  Cette  déesse 
nouvelle,  que  le  conte  ingénieux  d'Apulée  n'avoit 
pu  associer  aux  anciennes  divinités  de  la  poésie, 
reçut  de  la  brillante  imagination  de  La  Fontaine 
une  existence  égale  à  celle  des  dieux  d'Hésiode  et 
d'Homère ,  et  il  eut  l'honneur  de  créer  comme 
eux  une  divinité.  Il  se  plut  à  réunir  en  elle  seule 
toutes  les  foiblesses  des  femmes,  et,  comme  il  le 
dit,  leurs  trois  plus  grands  défauts  :  la  vanité,  la 
curiosité  et  le  trop  d'esprit;  mais  il  l'embellit  en 
mêm.e  temps  de  toutes  les  grâces  de  ce  sexe  en- 
chanteur. Il  la  place  ainsi  au  milieu  des  prodiges 
de  la  nature  et  de  l'art,  qui  s'éclipsent  tous  auprès 
d'elle.  Ce  triomphe  de  la  beauté,  qu'il  a  pris  tant 
de  plaisir  à  peindre ,  demande  et  obtient  grâce 
pour  les  satires  qu'il  se  permet  contre  les  femmes, 
satires  toujours  générales;  et,  dans  cette  Psyché 
même,  il  place  au  Tartare 

Ceux  dont  les  vers  ont  noirci  quelque  belle. 

Aussi  ses  vers  et  sa  personne  furent-ils  également 
accueillis  de  ce  sexe  aimable,  d'ailleurs  si  bien 
vengé  de  la  médisance  par  le  sentiment  qui  en  fait 
médire.  On  a  remarqué  que  trois  femmes  furent 
Chamfort.   —  I.  3  3 


258  ÉLOGE 

ses  bienfaitrices,  parmi  lesquelles  il  faut  compter 
cette  fameuse  duchesse  de  Bouillon  qui,  séduite 
par  cet  esprit  de  parti  fléau  de  la  littérature,  se 
déclara  si  hautement  contre  Racine  :  car  ce  grand 
tragique,  qu'on  a  depuis  appelé  le  poëte  des 
femmes,  ne  put  obtenir  le  suffrage  des  femmes  les 
plus  célèbres  de  son  siècle ,  qui  toutes  s'intéres- 
soient  à  la  gloire  de  La  Fontaine.  La  gloire  fut 
une  de  ses  passions  les  plus  constantes;  il  nous- 
l'apprend  lui-même  : 

Un  vain  bruit  et  l'amour  ont  occupé  mes  ans; 

et,  dans  les  illusions  de  l'amour  même,  cet  autre 
sentiment  conservoit  des  droits  sur  son  cœur. 

Adieu,  plaisirs,  honneurs,  louange  bien-aimée  1 

s'écrioit-il  dans  le  regret  que  lui  laissoient  les 
momens  perdus  pour  sa  réputation.  Ce  ne  fut  pas 
sans  doute  une  passion  malheureuse  :  il  jouit  de 
cette  gloire  si  chère,  et  ses  succès  le  mirent  au 
nombre  de  ces  hommes  rares  à  qui  le  suffrage 
public  donne  le  droit  de  se  louer  eux-mêmes  sans 
affliger  l'amour-propre  d'autrui.  Il  faut  convenir 
qu'il  usa  quelquefois  de  cet  avantage,  car,  tout 
étonnant  que  paroît  La  Fontaine,  il  ne  fut  pour- 
tant pas  un  poëte  sans  vanité;  mais,  ne  se  louant 
que  pour  promettre  à  ses  amis 

Un  temple  dans  ses  vers, 


DE     LA     FONTAINE  259 

pour  rendre  son  encens  plus  digne  d'eux,  sa  vanité 
même  devint  intéressante,  et  ne  parut  que  l'aimable 
épanchement  d'une  àme  naïve  qui  veut  associer 
ses  amis  à  sa  renommée.  Ne  croiroit-on  pas  encore 
qu'il  a  voulu  réclamer  contre  les  portraits  qu'on 
s'est  permis  de  faire  de  sa  personne,  lorsqu'il  ose 
dire  : 

Qiii  n'admettroit  Anacréon  chez  soi? 
Qui  banniroit  Waller  et  La  Fontaine? 

Est-il  vraisemblable,  en  effet,  qu'un  homme  admis 
chez  les  Conti ,  les  Vendôme,  et  parmi  tant  de 
sociétés  illustres,  fût  tel  que  nous  le  représente 
une  exagération  ridicule,  sur  la  foi  de  quelques 
réponses  naïves  échappées  à  ses  distractions?  La 
grandeur  encourage,  l'orgueil  protège,  la  vanité 
cite  un  auteur  illustre;  mais  la  société  n'appelle  ou 
n'admet  que  celui  qui  sait  plaire,  et  les  Chaulieu, 
les  La  Fare,  avec  lesquels  il  vivoit  familièrement, 
n'ignoroient  pas  l'ancienne  méthode  de  négliger 
la  personne  en  estimant  les  écrits.  Leur  société, 
leur  amitié,  les  bienfaits  des  princes  de  Conti  et 
de  Vendôme,  et  dans  la  suite  ceux  de  l'auguste 
élève  de  Fénelon,  récompensèrent  le  mérite  de  La 
Fontaine  et  le  consolèrent  de  l'oubli  de  la  cour, 
s'il  y  pensa. 

C'est  une  singularité  bien  frappante  de  voir  un 
écrivain  tel  que  lui,  né  sous  un  roi  dont  les  bien- 


260  ÉLOGE 

faits  allèrent  étonner  les  savans  du  Nord  ,  vivre 
négligé,  mourir  pauvre,  et  près  d'aller,  dans  sa 
caducité,  chercher  loin  de  sa  patrie  les  secours 
nécessaires  à  la  simple  existence  :  c'est  qu'il  porta 
toute  sa  vie  la  peine  de  son  attachement  à  Fouquet, 
ennemi  du  grand  Colbert.  Peut-être  n'eût-il  pas  été 
indigne  de  ce  ministre  célèbre  de  ne  pas  punir  une 
reconnoissance  et  un  courage  qu'il  devoit  estimer; 
peut-être,  parmi  les  écrivains  dont  il  présentoit  les 
noms  à  la  bienfaisance  du  roi,  le  nom  de  La  Fon- 
taine n'eût-il  pas  été  déplacé,  et  la  postérité  ne 
reprocheroit  point  à  sa  mémoire  d'avoir  abandonné 
au  zèle  bienfaisant  de  l'amitié  un  homme  qui  fut 
un  des  ornemens  de  son  siècle,  qui  devint  le  suc- 
cesseur immédiat  de  Colbert  lui-même  à  l'Académie 
et  le  loua  d'avoir  protégé  les  lettres.  Une  fois  né- 
gligé, ce  fut  une  raison  de  l'être  toujours,  suivant 
l'usage ,  et  le  mérite  de  La  Fontaine  n'étoit  pas 
d'un  genre  à  toucher  vivement  Louis  XIV.  Peut- 
être  les  rois  et  les  héros  sont-ils  trop  loin  de  la 
nature  pour  apprécier  un  tel  écrivain  :  il  leur  faut 
des  tableaux  d'histoire  plutôt  que  des  paysages,  et 
Louis  XIV,  mêlant  à  la  grandeur  naturelle  de  son 
âme  quelques  nuances  de  la  fierté  espagnole  qu'il 
sembloit  tenir  de  sa  mère;  Louis  XIV,  si  sensible 
au  mérite  des  Corneille,  des  Racine,  des  Boileau, 
ne  se  retrouvoit  point  dans  des  fables.  C'étoit  un 
grand  défaut,  dans  un  siècle  où  Despréaux  fit  un 


DE     LA     FONTAINE  201 

précepte  de  l'Art  poétique  de  former  tous  les  héros 
de  la  tragédie  sur  le  monarque  françois  ' ,  et  la  des- 
cription du  passage  du  Rhin  importoit  plus  au  roi 
que  les  débats  du  lapin  et  de  la  belette. 

Malgré  cet  abandon  du  maître,  qui  retarda  même 
la  réception  de  l'auteur  des  fables  à  l'Académie  fran- 
çoise,  malgré  la  médiocrité  de  sa  fortune,  La  Fon- 
taine (et  l'on  aime  à  s'en  convaincre),  La  Fontaine 
fut  heureux  ;  il  le  fut  même  plus  qu'aucun  des  gran'Js 
poètes  ses  contemporains.  S'il  n'eut  point  cet  éclat 
imposant  attaché  aux  noms  des  Racine,  des  Cor- 
neille, des  Molière,  il  ne  fut  point  exposé  au  dé- 
chaînement de  l'envie,  toujours  plus  irritée  par  les 
succès  de  théâtre.  Son  caractère  pacifique  le  pré- 
serva de  ces. querelles  littéraires  qui  tourmentèrent 
la  vie  de  Despréaux.  Cher  au  public,  cher  aux  plus 
grands  génies  de  son  siècle ,  il  vécut  en  paix  avec 
les  écrivains  médiocres,  ce  qui  paroît  un  peu  plus 
difficile.  Pauvre,  mais  sans  humeur,  et  comme  à  son 
insu;  libre  de  chagrins  domestiques,  d'inquiétude 
sur  son  sort;  possédant  le  repos,  de  douces  rêveries 
et  le  vrai  dormir,  dont  il  fait  de  grands  éloges,  ses 
jours  parurent  couler  négligemment  comme  ses 
vers.   Aussi,   malgré  son  amour  pour  la  solitude. 


I .  Qiie  Racine,  enfantant  des  miracles  nouveaux. 
De  SCS  héros  sur  lui  forme  tous  les  tableaux. 

BoiLEAU,  Art  poétique. 


202  ELOGE 

malgré  son  goût  pour  la  campagne,  ce  goût  si 
ami  des  arts  auxquels  il  offre  de  plus  près  leur 
modèle,  il  se  trouvoit  bien  partout.  Il  s'écrie,  dans 
l'ivresse  des  plus  doux  sentimens,  qu'il  aime  à  la 
fois  la  ville,  la  campagne  ;  que  tout  est  pour  lui  le 
souverain  bien  : 

Jusqu'au  sombre  plaisir  d'un  cœur  mélancolique. 
Les  chimères,  le  rien,  tout  est  bon. 

Il  retrouve  en  tout  lieu  le  bonheur  qu'il  porte  en 
lui-même,  et  dont  les  sources  intarissables  sont 
l'innocente  simplicité  de  son  âme  et  le  sentiment 
d'une  imagination  souple  et  légère.  Les  yeux  s'ar- 
rêtent, se  reposent  avec  délices  sur  le  spectacle 
d'un  homme  qui,  dans  un  monde  trompeur,  soup- 
çonneux, agité  de  passions  et  d'intérêts  divers, 
marche  avec  l'abandon  d'une  paisible  sécurité, 
trouve  sa  sûreté  dans  sa  confiance  même,  et 
s'ouvre  un  accès  dans  tous  les  cœurs  sans  autre 
artifice  que  d'ouvrir  le  sien,  d'en  laisser  échapper 
tous  les  mouvemens,  d'y  laisser  lire  même  ses  foi- 
blesses,  garans  d'une  aimable  indulgence  pour  les 
foiblesses  d'autrui.  Aussi  La  Fontaine  inspira-t-il 
toujours  cet  intérêt  qu'on  accorde  involontairement 
à  l'enfance.  L'un  se  charge  de  l'éducation  et  de  la 
fortune  de  son  fils  (  car  il  avoit  cédé  aux  désirs  de 
sa  famille,  et  un  soir  il  se  trouva  marié),  l'autre  lui 
donne  un  asile  dans  sa  maison.  Il  se  croit  parmi 


DE     LA     FONTAINE  263 

des  frères  :  ils  vont  le  devenir  en  effet,  et  fa  société 
reprend  les  vertus  de  l'âge  d'or  pour  celui  qui  en 
a  la  candeur  et  la  bonne  foi.  Il  reçoit  des  bienfaits  : 
il  en  a  le  droit,  car  il  rendroit  tout  sans  croire  s'être 
acquitté.  Peut-être  il  est  des  âmes  qu'une  simplicité 
noble  élève  naturellement  au-dessus  de  la  fierté,  et, 
sans  blâmer  le  philosophe  qui  écarte  un  bienfaiteur 
dans  la  crainte  de  se  donner  un  tyran ,  sait  se  pri- 
ver, souffrir  et  se  taire,  n'est-il  pas  plus  beau  peut- 
être,  n'est-il  pas  du  moins  plus  doux  de  voir  La 
Fontaine  montrer  à  son  ami  ses  besoins  comme  ses 
pensées,  abandonner  généreusement  à  l'amitié  le 
droit  précieux  qu'elle  réclame  et  lui  rendre  hom- 
mage par  le  bien  qu'il  reçoit  d'elle?  Il  aimoit  : 
c'étoit  sa  reconnoissance,  et  ce  fut  celle  qu'il  fit 
éclater  envers  le  malheureux  Fouquet.  J'admirerai 
sans  doute  (il  le  faut  bien)  un  chef-d'œuvre  de 
poésie  et  de  sentiment  dans  sa  touchante  élégie 
sur  cette  fameuse  disgrâce;  mais,  si  je  le  vois,  deux 
ans  après  la  chute  de  son  bienfaiteur,  pleurer  à 
l'aspect  du  château  où  M.  Fouquet  avoit  été  dé- 
tenu; s'il  s'arrête  involontairement  autour  de  cette 
fatale  prison,  dont  il  ne  s'arrache  qu'avec  peine;  si 
je  trouve  l'expression  de  cette  sensibilité  non  dans 
un  écrit  public,  monument  d'une  reconnoissance 
souvent  fastueuse,  mais  dans  l'épanchement  d'un 
commerce  secret,  je  partagerai  sa  douleur,  j'ai- 
merai   l'écrivain    que    j'admire.    O    La    Fontaine  ! 


264  ÉLOGE 

essuie  tes  larmes,  écris  cette  fable  charmante  des 
Deux  Amis,  et  je  sais  où  tu  trouves  l'éloquence 
du  cœur  et  le  sublime  de  sentiment.  Je  reconnois 
le  maître  de  cette  vertu  qu'il  nomme,  par  une 
expression  nouvelle ,  le  don  d'être  ami.  Qui  l'avoit 
mieux  reçu  de  la  nature ,  ce  don  si  rare  ?  qui  a 
mieux  éprouvé  les  illusions  du  sentiment?  Avec 
quel  intérêt,  avec  quelle  bonne  foi  naïve,  associant 
dans  un  même  recueil  plusieurs  de  ses  immortels 
écrits  à  la  traduction  de  quelques  harangues  an- 
ciennes, ouvrage  de  son  ami  Maucroix,  ne  se 
livre-t-il  pas  à  l'espérance  d'une  commune  immor- 
talité? Que  mettre  au-dessus  de  son  dévouement 
à  ses  amis,  si  ce  n'est  la  noble  confiance  qu'il  avoit 
lui-même  en  eux?  O  vous.  Messieurs,  vous  qui 
savez  si  bien,  puisque  vous  chérissez  sa  mémoire, 
sentir  et  apprécier  ce  charme  inexprimable  de  la 
facilité  dans  les  vertus,  partage  des  mœurs  anti- 
ques, qui  de  vous,  allant  offrir  à  son  ami  l'hospice 
de  sa  maison,  n'éprouveroit  l'émotion  la  plus 
douce,  et  même  le  transport  de  la  joie,  s'il  en 
recevoit  cette  réponse  aussi  attendrissante  qu'inat- 
tendue :  J'y  allais  ?  Ce  mot  si  simple,  cette  expression 
si  naïve  d'un  abandon  sans  réserve,  est  le  plus  digne 
hommage  rendu  à  l'humanité  généreuse,  et  jamais 
bienfaiteur,  digne  de  l'être,  n'a  reçu  une  si  belle 
récompense  de  son  bienfait. 

Telle   est  l'image  que  mes  foibles  jeux  ont  pu 


DE     LA     FONTAINE  265 

saisir  de  ce  grand  homme,  d'après  ses  ouvrages 
mêmes  plus  encore  que  d'après  une  tradition  ré- 
cente, mais  qui,  trop  souvent  infidèle,  s'est  plu, 
sur  la  foi  de  quelques  plaisanteries  de  société,  à 
montrer  comme  un  jeu  bizarre  de  la  nature  un 
homme  qui  en  fut  véritablement  un  prodige,  qui 
offrit  le  singulier  contraste  d'un  conteur  trop  libre 
et  d'un  excellent  moraliste,  reçut  en  partage  l'es- 
prit le  plus  fin  qui  fut  jamais,  et  devint  en  tout  le 
modèle  de  la  simplicité;  posséda  le  génie  de  l'ob- 
servation, même  de  la  satire,  et  ne  passa  jamais 
que  pour  un  bonhomme;  déroba,  sous  l'air  d'une 
négligence  quelquefois  réelle,  les  artifices  de  la 
composition  la  plus  savante;  fit  ressembler  l'art  au 
naturel,  souvent  même  à  l'instinct;  cacha  son  génie 
par  son  génie  même  ;  tourna  au  profit  de  son  talent 
l'opposition  de  son  esprit  et  de  son  âme,  et  fut, 
dans  le  siècle  des  grands  écrivains,  sinon  le  pre- 
mier, du  moins  le  plus  étonnant.  Malgré  ses  défauts, 
observés  même  dans  son  Éloge,  il  sera  toujours  le 
plus  relu  de  tous  les  auteurs,  et  l'intérêt  qu'inspirent 
ses  ouvrages  s'étendra  toujours  sur  sa  personne. 
C'est  que  plusieurs  de  ses  défauts  même  participent 
quelquefois  des  qualités  aimables  qui  les  avoient  fait 
naître;  c'est  qu'on  juge  l'homme  et  l'auteur  par 
l'assemblage  de  ses  qualités  habituellement  domi- 
nantes; et  La  Fontaine,  désigné  de  son  vivant  par 
l'épithète  de  bon .  ressemblance  remarquable  avec 


:66 


ELOGE     DE    LA    FONTAINE 


Virgile,  conservera,  comme  écrivain,  le  surnom 
d'inimitable,  titre  qu'il  obtint  avant  même  d'être 
tout  à  fait  apprécié,  titre  confirmé  par  l'admiration 
d'un  siècle,  et  devenu  pour  ainsi  dire  inséparable 
de  son  nom. 


NOTES   ET  VARIANTES 


Page  2,  ligne  21.  Mandeville.  Il  s'agit  ici  de  Bernard 
de  Mandeville  (1670-1-33),  auteur  d'un  ouvrage  ou  roman 
philosophique  et  politique ,  intitulé  :  La  Fable  des 
Abeilles.  —  The  Fable  of  the  Bées,  or  P rivale  Vices  publich 
Benefits.  La  première  édition  de  cet  ouvrage,  célèbre  au 
XVIIF  siècle,  qui  a  exercé  sur  ses  écrivains  les  plus  illustres 
une  certaine  influence,  parut  en  1723.  Il  en  existe  une  tra- 
duction française  par  Bertrand  [Londres  (Amsterdam)  ,  Jean 
Nourse,    1740,  4  vol.  in-8). 

L'objet  de  l'auteur  est  complexe.  Il  indique  cependant 
dans  sa  préface  le  but  principal  de  son  livre  dans  les  ter- 
mes suivants  : 

«  J'ai  voulu  montrer  aussi,  dans  ce  que  j'ai  dit  des  diffé- 
rentes professions ,  combien  les  ingrédiens  qui  composent 
une  société  puissante  sont  pour  la  plupart  méprisables  et 
vils,  et  faire  voir  l'habileté  des  législateurs  qui  ont  con- 
struit une  machine  si  admirable  de  matériaux  si  abjects,  et 
qui  ont  trouvé  le  moyen  de  faire  servir  au  bonheur  de  la 
société  les  vices  de  ses  difîérens  membres.  Enfin,  ayant  fait 
voir  les  inconvéniens  auxquels  seroit  nécessairement  exposée 
une  nation  dans  laquelle  les  vices  seroient  inconnus,  et 
dont  tous  les  particuliers  seroient  pleins  d'honnêteté,  d'inno- 
cence et  de  toutes  sortes  de  vertus,  je  démontre  que,  si  les 
hommes  cessoient  d'être  ce  qu'on  appelle  vicieux,  si  l'on 
pouvait  guérir   la  nature   humaine  de  tous  les  défauts  et   de 


268  NOTES     ET    VARIANTES 

toutes  les  foiblesses,  aucun  des  grands  empires  ou  des  socié- 
tés polies  et  florissantes  dont  les  histoires  nous  parlent,  et 
que  nous  voyons  de  nos  jours,  n'auroit  pu  subsister.  » 

Le  dix-huitième  siècle  trouva  à  la  thèse  de  ce  philosophe, 
qui  voyait  «  le  bien  sortir  des  racines  du  mal  aussi  naturel- 
lement que  les  poules  viennent  des  œufs  »,  la  double  saveur 
d'un  optimisme  paradoxal.  Nous  apprenons  par  une  lettre 
de  M™*^  de  Graffigny,  datée  de  Cirey  le  2  5  décembre  1738, 
que  M'^'^  du  Châtelet  s'occupait  à  ce  moment  d'une  traduc- 
tion de  la  préface  du  livre  des  Abeilles^  traduction  à  laquelle 
notre  citation  a  été  empruntée  ;  et  qu'elle  avait  aussi  écrit 
une  préface  du  traducteur  de  l'ouvrage  même;  de  là  à  en 
conclure,  par  une  induction  qui  n'est  pas  trop  hasardée,  que 
M™®  du  Châtelet,  déguisée  sous  le  pseudonyme  bourgeois 
de  Bertrand,  est  l'auteur  de  la  traduction  publiée  chez  Jean 
Nourse,  à  Amsterdam,  en  1740,  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  nous 
le  faisons  volontiers.  Voltaire  s'est  inspiré  en  plusieurs  en- 
droits de  ses  ouvrages  des  idées  de  Mandeville,  notamment 
quand  il  parle  du  luxe  et  de  son  utilité  pour  les  sociétés. 
Dans  son  Dictionnaire  Philosophique^  à  l'article  Abeilles,  il 
critique  cependant  les  côtés  dangereux  et  les  inconvénients 
moraux  de  la  thèse  de  Mandeville  prise  à  l'absolu.  Mon- 
tesquieu fait  allusion  à  cette  thèse  dans  le  chapitre  viii  du 
livre  XIX  de  l'Esprit  des  Lois.  Diderot  cite  Mandeville  dans 
le  morceau  de  lui  qui  fut  inséré  par  Rousseau  dans  son  Dis- 
cours sur  l'inégalité  des  conditions  parmi  les  hommes,  et  restitué 
à  ses  œuvres  par  son  dernier  éditeur  (tome  IV,  p.  102),  et  il 
fait  encore  allusion  à  son  système  dans  son  Salon  de  1765 
(X,  299).  Ce  système,  tendant  ou  paraissant  tendre  à  prouver 
que  les  vices  des  hommes  sont,  plus  que  leurs  vertus,  le  fonde- 
ment des  sociétés,  et  dont  l'optimisme  affecté  cachait  un  pessi- 
misme d'autant  plus  intense;  ce  livre  méconnu,  censuré  et 
dont  l'auteur  n'échappa  point  à  la  persécution  inévitable 
pour  tous  ceux  qui  contrarient  l'opinion  établie,  devait  plaire 
par  son  humour  sombre  et  son  âpre  jovialité  à  l'âme  effa- 
rouchée de  Chamfort. 

P.  9,  1.  3.  Je  conserve  pour  M.  de  LaB...  C'est^  croyons- 
nous,  M.  de  La  Borde. 


NOTES     ET     VARIANTES  -269 

P.  9,  1.  7.  Je  regarde  comme  un  grand  bonheur  que 
l'amitié  fût  déjà  parfaite  entre  M...  et  moi.  11  s'agit  ici  de 
Mirabeau. 

P,  37,  1.  1  Les  trois  quarts  des  folies  ne  sont  que  des 
sottises.  Il  y  a  à  cette  pensée,  dans  le  manuscrit,  la  variante 
suivante  :  «  La  plupart  des  folies  ne  viennent  que  de  sot- 
tise.  » 

P.  37,  1.  i5.  Du  bois  ajouté  à  un  acier  pointu,  etc. 
Chamfort  a  évidemment  voulu  indiquer  par  cette  image  ce 
que  l'esprit  ajoute  de  légèreté  et  de  portée  à  l'arme  de 
la  plaisanterie.  Sa  rédaction  primitive,  biffée  par  lui,  était 
celle-ci  :  «  Deux  plumes  attachées  à  un  acier  pointu  font 
une  flèche  de  l'arme  qui  n'eût  été  qu'un  dard.  »  Chamfort 
est  revenu  sur  l'idée  et  sur  l'image  ,  à  propos  de  l'in- 
fluence de  l'amour-propre  sur  la  volonté  et  sur  son  art 
d'aiguiser  et   d'aiguillonner  notre  énergie.  V.  p.    109  1.  9, 

P.  41,  1.  16.  Variante:  La  personne  indiquée  M.  de 
P...  est  nommée  dans  le  manuscrit;  c'est  M'"**  de  Flahaut. 
Le  récit  est  identique,  mais  finit  ainsi  :  «  Dès  ce  moment 
la  conversation  tomba.  » 

P.  63,  1.  2  5  ...  «emporter  la  pluralité  des  suffrages.  »  Il 
y  a  à  cette  pensée  une  variante  ainsi  conçue  :  «  La  pré- 
tention la  plus  absurde  et  la  plus  injuste,  qui  seroit  sifflée 
dans  une  assemblée  d'honnêtes  gens,  peut  devenir  la  matière 
d'un  procès^  et  dès  lors  être  déclarée  légitime;  car  tout 
procès  peut  se  perdre  ou  se  gagner  :  de  même  que,  dans  les 
corps,  l'opinion  la  plus  folle  et  la  plus  ridicule  peut  être 
admise,  et  l'avis  le  plus  sage  rejeté  avec  mépris.  Il  ne  s'agit 
que  de  faire  regarder  l'un  ou  l'autre  comme  une  affaire  de 
parti,  et  rien  n'est  si  facile  entre  les  deux  partis  opposés  qui 
divisent  presque  tous  les  corps.   » 

P.  69,  1.  20.  Boyle.  Il  s'agit  de  Robert  Boyle,  célèbre 
physicien  et  chimiste  anglais,  né  à  Lismore,  en  Irlande;  le 
25  janvier  1626,  mort  à  Londres  le  3o  décembre  1691. 
Il  naquit  l'année  même  de  la  mort  de  Bacon.  Fondateur  du 
collège    philosophique    (1645),    réunion    d'hommes   voués 


NOTES     ET    VARIANTES 


comme  lui  à  l'étude  de  la  nature  et  à  la  pratique  de  la  mé- 
thode expérimentale,  devenue  sous  Charles  II  la  Société  ou 
Académie  royale  des  sciences.  Voir,  sur  les  travaux,  les  re- 
cherches et  les  découvertes  de  Boyle,  VHistoire  de  la  Chi- 
mie de  Ferd.  Hoefer. 

P.  80,  1.  2  1.  Je  tiens  ma  langue  vermeille.  Le  manu- 
scrit ajoute  :   «  et  mon  urine  bien  briquetée.   » 

P.  184,  1.  2  3.  La  Fontaine  fut  reçu  à  l'Académie  en 
1684,  après  la  mort  de  Colbert  (i683),  qui  n'eCit  pas 
admis  la  candidature  d'un  familier  et  d'un  favori  de  Fou- 
quet. 

P.  134,  1.  28.  Quinault  fut  admis  à  l'Académie  en  1670. 
Jusqu'alors  il  n'avait  fait  que  des  tragédies  :  son  premier 
opéra  est  de  1672, 

P.  154,  1.  17-18.  Exposé  aux  écarts.  Voir  la  Préface 
des  Éloges  de  l'Académie  lus  dans  les  séances  publiques  de 
l'Académie  française,  tome  1,  p.  XVI. 

P.  224J  1.  14.  C'est  proprement  un  charme.  Chamfort, 
le  lecteur  l'a  déjà  remarqué,  s'est  plu  à  emprunter  autant 
qu'il  l'a  pu  à  La  Fontaine  ses  propres  expressions. 

P.  3  5 1,  1.  2  5  (note).  Le  Mécène  dont  il  est  ici  ques- 
tion n'était  autre  que  Necker ,  qui  avait  augmenté  le  prix 
dans  l'espoir  qu'il  serait  décerné  b.  La  Harpe. 


TABLE    ANALYTIQUE 


DES    MATIÈRES 


CONTENUES    DANS    LE    TOME    PREMIER. 


Académie  Françoise.  On  diroit  qu'elle  a  pris  pour  devise 
un  vers  de  Lucrèce.  Page  1 1  i.  —  L'honneur  d'en  être  est 
comme  la  croix  de  Saint-Louis,  i  1 1 .  —  Est  comme  l'O- 
péra. III  .  —  Histoire  du  discours  de  réception  du  duc  de 
Richelieu.   112. 

Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres.  Critique  de 
son  institution  et  de  ses  attributions.  i56.  —  Met  aux  or- 
dres du  despotisme  une  érudition  faussaire.  iSy.  —  Déclare 
fausse  et  dangereuse  l'opinion  qui  conteste  au  roi  le  pou- 
voir législatif.    157. 

Académie.  Rapport  sur  les  Académies.  Ouvrage  de  Chani- 
fort  que  Mirabeau  devoit  lire  à  l'Assemblée  nationale  en  i  79  i . 
128.  —  Ce  rapport  s'applique  surtout  à  l'Académie  fran- 
çoise  ;  pourquoi.  128.  —  Qu'est-ce  que  l'Académie  fran- 
çoise?  à  quoi  sert-elle?  129.  —  Ses  débuts,  protection  de 
Richelieu.  129.  — Est  constituée  légalement  sous  cette  pro- 
tection. i3o.  —  Causes  qui  font  entrer  dans  la  compagnie 
plusieurs  gens  de  lettres  obscurs  et  quelques  gens  en  place 
ou  en  cour.  i3o.  —  Étrange  amalgame,  jolie  fable  de 
Patru.  1 3 1.  —  Regrets  des  fondateurs  de  l'Académie.   1 3 1 . 


272  TABLE    ANALYTIQUE 

—  Arguments  des  défenseurs  de  cette  institution.  i32.  — 
Tous  leurs  sophismes  roulent  sur  la  gloire  de  certains  aca- 
démiciens célèbres  dont  ils  reportent  l'honneur  au  corps. 
i3  2.  —  Qui  peut  admettre  que  la  gloire  de  tous  ces  grands 
hommes  soit  une  propriété  académique?  i3  3.  —  Est-ce 
pour  entrer  à  l'Académie  que  Corneille  a  écrit  Horace, 
Cinna,  Polyeucte  ?  Est-ce  pour  entrer  à  l'Académie  que  Ra- 
cine a  fait  ses  chefs-d'œuvre?  i3  3,  —  Et  Boileau,  et  Mo- 
lière, et  La  Fontaine,  et  Quinault?  i  34-1  3  5.  —  Il  en  est 
des  grands  écrivains  en  prose  comme  des  poètes,  i  3  5.  —  Son 
Dictionnaire;  critiques  sévères  et  âpres  de  Voltaire.  i36.  — 
Le  retard  mis  à  faire  paroître  la  nouvelle  édition  du  Diction- 
naire atteste  victorieusement  l'inutilité  de  la  compagnie.  137. 

—  Vingt  ans,  trente  ans,  pour  un  Dictionnaire,  ne  suffisent  pas 
à  tout  un  corps,  quand  Furetière,  Johnston,  Moréri,  Thomas 
Corneille,  ont  pu  en  faire  un  en  n'y  employant  qu'une  partie 
de  leur  vie.  i  36.  —  Où  sont  la  Grammaire  et  la  Rhétorique 
que  ses  statuts  lui  permettoient  de  donner  au  public?  i38. 

—  Critique  des  discours  de  réception,  i  39-140.  —  Objection 
tirée  de  ce  que  des  hommes  célèbres  ont  déclaré  dans  leur 
discours  de  réception  qu'ils  ont  vivement  désiré  l'Académie. 

140.  —  L'empressement  réel  que  des  grands  hommes  ont 
quelquefois  montré  pour  le  fauteuil  académique  doit  être 
attribué  à  la  mode  et  à  l'influence  du  gouvernement.    140- 

141.  —  Avantage  de  tenir  à  un  corps.  141.  —  Pourquoi 
Montesquieu,  après  s'être  moqué  de  l'Académie,  aspire  à 
en  être.  142.  — ■  Voltaire  fait  de  même.  142.  —  Pourquoi 
Montesquieu  et  Voltaire  veulent  en  être  après  s'en  être 
moqués.  142-143.  —  De  la  troisième  fonction  académique  : 
Complimens  aux  rois,  reines,  princes,  princesses,  cardinaux, 
ministres.  143.  —  Quatrième  et  dernière  fonction  :  Distri- 
bution des  prix  d'éloquence,  de  poésie,  etc.  144.  — 
Cette  fonction  seule  ne  sauroit  imposer  l'obligation  de 
soutenir  un  établissement  public,  si  peu  onéreux  qu'il  soit. 
144.  —  Vanité  de  Téloquence  académique.  145.  — Des 
prix  de  vertu.  145-146.  —  Critique  de  leur  destination  ex- 
clusive à  la  classe  indigente.  146-147.  —  Le  pauvre  aussi 
peut  être  payé  par  sa  conscience.   147.  —  Le  pauvre  s'in- 


DES    MATIÈRES  278 

digne  de  recevoir  de  l'or  en  récompense  de  la  vertu.   148. 

—  Preuves  de  cette  assertion.  148-149.  —  L'examen  de 
chacune  des  fonctions  académiques  démontre  l'inutilité  de 
l'institution.  i5o,  —  Examen  et  critique  du  Recueil  des 
éloges  académiques,  i  5  i .  —  Si  l'on  veut  trouver  l'exemple 
de  la  plus  vile  flatterie,  on  la  trouvera  non  dans  la  cour  de 
Louis  XIV,  mais  dans  l'Académie,  i  5  i .  —  Après  la  mort 
du  roi,  la  tradition  de  servitude  continue.  Exclusion  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre.  iSa.  —  Le  nouvel  ordre  de  choses 
feroit  disparaître  les  abus,  mais  resteroit  la  perpétuité  de 
l'esprit  d'un  corps  créé  pour  la  servitude.  i53.  —  Preuve 
tirée  de  la  Préface  du  Recueil  de  d'Alembert.  i5  3.  — 
L'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  est  la  digne  ca- 
dette de  celte  aînée  i56.  — L'extinction  de  ces  corps  n'est 
que  la  conséquence  nécessaire  du  décret  qui  a  détaché  les 
esclaves  enchaînés  à  la  statue  de  Louis  XIV.  iSy.  —  Une 
corporation  pour  les  arts  du  génie  !  c'est  ce  que  les  Anglois 
n'ont  jamais  conçu,  i  58.  —  Qui  réclameroit  contre  la  sup- 
pression? Les  ennemis  seuls  de  la  Révolution.  i58.  —  Qui 
rechercheroit  désormais  les  honneurs  académiques?  169.  — 
Il  faut  épargner  à  l'Académie  une  mort  naturelle.  iSg.  — 
L'Académie  n'a  jamais  joui  de  la  faveur  populaire.   160. 

Achille.  Il  faudroit  être  un  Achille  sans  talon,  et  c'est  ce 
qui  paroît  impossible.  87. 

Affaires  (Un  homme  qui  a  beaucoup  d').  208. 

Aimable  Un  homme  qui  n'est  pas  aimable.  194,  —  Un 
homme  aimable  quand  il  est  à  son  aise.  210. 

Alembert  (D').  Courtisan  de  Voltaire  par  un  intérêt  de 
vanité.  81.  —  Voltaire  lui  reproche  de  s'être  laissé  couper 
les  ailes  à  l'Académie.  143.  —  Examen  et  critique  de  son 
Recueil  des  éloges  académiques,  i  5  i .  —  Il  révèle,  dans  la 
préface  de  son  Recueil  des  éloges  académiques,  le  honteux 
secret  des  Académies.    i53.  —  Extraits  à  l'appui,    i  54-1  5  5. 

—  Son  colloque  avec  un  suisse  de  porte.  206. 
Allégorie.  Explication  proposée  pour  celle  de  l'arbre  de 

la  science  du  bien  et  du  mal.  3.  —  Celle  qui  représente 
Minerve   rejetant  la  flûte.    7.  —  Celle  qui   fait  sortir  les 

Chamfort.   I.  35 


274  TABLE    ANALYTIQUE 

songes  vrais  par  la  porte  de  corne  et  les  songes  faux  par  la 
porte  d'ivoire.   7. 

Ambitieux.  Rappelle  Ixion  mis  sur  la  roue.  7. 

Ambition.  Sottise  sérieuse.  6.  —  Prend  aux  petites  âmes 
plus  facilement  qu'aux  grandes.   7, 

Ame.  Lorsqu'elle  est  malade,  fait  précisément  comme  le 
corps.  5. 

Américains.  L'Amérique  septentrionale  est  l'endroit  de 
l'univers  où  les  droits  de  l'homme  sont  le  mieux  connus. 
179.  —  Il  se  formera  dans  ces  îles  espagnoles  et  françoises, 
et  surtout  dans  le  continent  de  l'Amérique  espagnole,  de 
nouvelles  constitutions  dont  la  liberté  sera  le  principe  et  la 
base.  180. 

Amis.  Ce  que  sont  les  nouveaux  amis  que  nous  faisons 
après  un  certain  âge  aux  anciens  amis.  8.  —  11  y  a  peu  de 
vices  qui  empêchent  un  homme  d'avoir  beaucoup  d'amis, 
autant  que  de  trop  grandes  qualités.  10.  —  Tristesse  du 
rôle  de  l'homme  prévoyant  vis-à-vis  de  ses  amis.  10  et  11. 
—  M...,  non-seulement  veut  que  ses  amis  soient  heureux, 
il  l'exige.  11.  —  Raisonnement  bien  étrange  qu'on  fait 
quelquefois  dans  le  monde  en  récusant  le  témoignage  d'un 
homme  sur  un  autre  par  ce  mot  :  C'est  votre  ami.  94. 

Amitié.  Est  souvent  blessée  du  repli  d'une  rose.  8.  — 
Dans  de  certaines  amitiés,  on  a  le  bonheur  des  passions  et 
l'aveu  de  la  raison.  8.  —  A  qui  ressemble  celui  qui  dé- 
guise la  tyrannie  sous  l'air  et  le  nom  de  l'amitié,  8.  —  Il 
n'y  a  que  l'amitié  qui  développe  toutes  les  qualités  de  l'âme 
et  de  l'esprit  de  certaines  personnes.  8.  —  Ne  souffre  l'al- 
liage d'aucun  autre  sentiment.  9.  —  On  partage  avec  plai- 
sir l'amitié  de  ses  amis  pour  des  personnes  auxquelles  on 
s'intéresse  peu  soi-même.  9.  —  La  plupart  des  liaisons  de 
société  sont  à  l'amitié  ce  que  le  sigisbéisme  est  à  l'amour. 
10.  — ^  La  plupart  des  amitiés  sont  hérissées  de  si  et  de 
mais.  II.  — •  Peut-être  faut-il  avoir  senti  l'amour  pour  le 
bien  connoître,  11.  —  L'âme  qui  a  senti  l'amitié  dédaigne 
les  liaisons  communes  et  les  petits  intérêts.  42.  —  Les 
femmes  ne  donnent  à  l'amitié  que  ce  qu'elles  empruntent  à 
l'amour.  45.  —  Entre  deux  femmes.  193.  —  Un  ami  qu'on 


DES    MATIÈRES  275 

ne  connoît  pas.  209.  —  Réponse  de  Chamfort  à  cette  ques- 
tion :  si,  dans  la  société,  un  homme  peut  ou  doit  laisser  pren- 
dre sur  lui  des  droits  qui  souvent  humilient  l'amour-propre. 
2 18  à  220. 

Amour.  Folie  aimable,  6.  —  Ce  que  fait  penser  à  Cham- 
fort la  vue  d'un  homme  et  d'une  femme  qui  ont  l'un  pour 
l'autre  une  passion  violente.  11.  —  Otez  l'amour-propre 
de  l'amour,  il  en  reste  trop  peu  de  chose.  12.  —  Qu'est 
l'amour  tel  qu'il  existe  dans  la  société?  12.  —  H  y  a  plus 
de  gens  qui  veulent  être  aimés  que  de  gens  qui  veulent  ai- 
mer, 12.  —  Les  sages  ne  font  point  de  conquêtes.  12.  — 
Le  secret  de  son  sexe  dit  par  une  femme.  12.  —  C'est  par 
notre  amour-propre  que  l'amour  nous  séduit.  i3.  —  Il  n'y 
a  point  de  redites  pour  le  cœur.  i3  —  L'amour  n'aime 
que  les  perfections  qu'il  crée.  i3.  —  L'amant  trop  aimé  de 
sa  maîtresse  semble  l'aimer  moins.  i3.  —  En  amour,  tout 
est  vrai,  tout  est  faux.  i3.  —  De  l'homme  amoureux  qui 
plaint  l'homme  raisonnable,  i3.  —  L'amour,  pour  paroître 
honnête,  a  besoin  de  n'être  composé  que  de  lui-même.    14. 

—  Quand  on  voit  de  l'engouement  chez  quelqu'un,  il  faut 
se  défier  de  sa  sensibilité.  14.  —  En  fait  de  sentimens,  ce 
qui  peut  être  évalué  n'a  pas  de  valeur.  14.  —  Plus  on 
craint  l'amour,  plus  on  y  est  exposé.  14.  —  Un  homme 
amoureux  veut  être  plus  aimable  qu'il  ne  peut.  14.  — 
Commerce  orageux  qui  finit  toujours  par  une  banqueroute. 
14.  —  Il  y  a  des  hommes  et  des  femmes  qui  ne  demandent 
pas  l'échange  du  sentiment  contre  le  sentiment,  mais  du  pro- 
cédé contre  le  procédé.  14.  —  Mot  d'un  amant  de  la  duchesse 
d'Olonne.  i5.  —  Pourquoi  le  dauphin  père  du  roi 
Louis  XVI  fut  longtemps  sans  aimer  sa  seconde  femme.  i5. 

—  Mot  d'un  amoureux  passionné,  i  5.  —  Mot  d'un  homme 
attaquant  une  femme  sans  être  prêt.  i5.  —  L'amour  d'a- 
près Plutarque.  16.  —  Mot  de  M...  entendant  prêcher 
contre  l'amour  moral,  à  cause  des  mauvais  effets  de  l'ima- 
gination. 16.  — Comment  M.  de  L...  supporte  l'infidélité 
de  M°ic  de  B...  16.  —  Une  femme  est  une  excellente 
nuance  intermédiaire  entre  deux  couleurs  opposées.  16.  — 
L'amour  le  plus  honnête  ouvre  l'âme  aux   petites  passions. 


276  TAILE     ANALYTIQ^UE 

5  5.  —  Dire  tout  avec  un  nom.  210.  —  L'esprit  en  amour. 
211.  —  Trop  de  perfection  nuit  en  amour.  212.  —  Ma- 
ternel :  c'est  à  lui  que  la  nature  a  confié  la  conservation  de 
tous  les  êtres.  40, 

Anglois  (Les).  Sont  le  seul  peuple  qui  ait  trouvé  le 
moyen  de  limiter  la  puissance  d'un  homme  dont  la  figure 
est  sur  un  petit  écu.  176.  —  Auront  la  gloire  unique  d'a- 
voir formé  presque  les  seuls  peuples  libres  de  l'univers.  180. 
—  Respectent  la  loi  et  repoussent  ou  méprisent  l'autorité. 
180. 

Arget  (D')  divertit  le  roi  de  Prusse  en  lui  décrivant  le 
lever  du  roi  de  France,  2o3. 

Arnauld.  L'ambition  académique  lui  fut  toujours  étran- 
gère.  i3  5. 

Assemblée  nationale  de  1789.  A  donné  au  peuple  fran- 
çois  une  constitution  plus  forte  que  lui.  i83.  — A  voir  les 
députés  avec  leurs  préjugés,  on  eiàt  dit  qu'ils  ne  les  avoient 
détruits  que  pour  les  prendre.   i83. 

Assemblées  provinciales.  Comment  fut  réglée  la  question 
du  pouvoir  qu'il  falloit  accorder  aux  intendans  dans  ces 
assemblées.   187. 

AuBiGNÉ  (D').  Texte  choisi  par  le  prédicateur  à  son  ma- 
riage.  54, 

Auteurs.  Il  y  a  une  certaine  énergie  ardente,  mère  ou 
compagne  nécessaire  de  telle  espèce  de  talens,  laquelle  con- 
damne ceux  qui  les  possèdent  au  malheur  non  d'être  sans 
morale,  mais  de  se  livrer  fréquemment  à  des  écarts  qui 
supposeroient  l'absence  de  toute  morale.  1 1  3.  —  Écrivains  en 
physique,  histoire  naturelle,  etc.,  sont  d'un  caractère  doux, 
et  en  général  heureux;  au  contraire,  les  écrivains  de  po- 
litique, de  législation,  etc.,  sont  d'une  humeur  triste  et  mé- 
lancolique ;  pourquoi.  ii3.  —  Les  poètes  sont  dans  le  fait 
encore  moins  de  vrais  juges  que  les  géomètres.  114.  —  Il 
y  a  des  hommes  chez  qui  l'esprit  n'est  qu'un  talent  par  le- 
quel ils  semblent  dominés.  11  5.  —  Les  gens  de  lettres  ne 
peuvent  être  portés  que  par  un  motif  d'intérêt  ou  de  vanité 
à  plaire  à  d'autres  qu'à  leurs  amis,  i  i  5.  —  Ce  qu'on  a  dit 
d3  prendre  sur  les  anciens  et  de  piller  les  modernes.   ii5. 


DES    MATIERES  277 

—  Les  vers  ajoutent  de  l'esprit  à  la  pensée  de  l'homme  qui 
en  a  assez  peu,  et  ôtent  de  l'esprit  à  la  pensée  de  celui  qui 
a  beaucoup  d'esprit.  1 1  5-i  16.  —  La  plupart  des  livres  d'à 
présent  ont  l'air  d'avoir  été  faits  avec  des  livres  lus  de  la 
veille.  116.  —  Le  bon  goût,  le  tact  et  le  bon  ton  ont  plus 
de  rapport  que  n'affectent  de  le  croire  les  gens  de  lettres. 
116.  —  Toute  métaphore  fondée  sur  l'analogie  doit  être 
également  juste  dans  le  sens  renversé.  116.  —  Pour  être  un 
grand  homme  dans  les  lettres,  il  faut  trouver  tout  préparé  et 
naître  à  propos.  116.  —  Ce  que  font  les  grands  seigneurs 
et  les  beaux  esprits  en  se  recherchant.  11 6- 117.  —  Les 
gens  de  lettres  aiment  ceux  qu'ils  amusent.  117,  —  Qii'est- 
ce  qu'un  homme  de  lettres  qui  n'est  pas  rehaussé  par  son 
caractère,  le  mérite  de  ses   amis  et  un  peu   d'aisance?  117. 

—  Ce  qu'on  dit  et  ce  qu'on  répète  après  avoir  lu  quelque 
ouvrage  qui  respire  la  vertu.  117.  —  Ce  qu'un  auteur  homme 
de  goût  est  parmi  ce  public  blasé.  118.  —  Sort  que  le 
public  fait  à  l'écrivain.  118.  —  Le  repos  d'un  écrivain  qui 
a  fait  de  bons  ouvrages  est  plus  respecté  du  public  que  la 
fécondité  d'un  auteur  médiocre.  118.  — Ce  qui  fait  le  suc- 
cès de  quantité  d'ouvrages,  i  18-1  19.  —  Il  en  est  des  ré- 
putations littéraires  comme  des  fortunes  qu'on  faisoii  autre- 
fois dans  les  îles.  119.  —  Les  succès  de  littérature  ne  sont 
guère  aujourd'hui  que  des  ridicules.  119.  —  La  philosophie 
découvre,  l'éloquence  rend  populaires,  la  poésie  rend  pro- 
verbiales les  vertus  utiles  de  la  morale  et  de  la  politique. 
119.  —  Ce  qu'un  sophiste  éloquent,  mais  dénué  de  logi- 
que, est  à  un  orateur  philosophe.  119.  —  Il  est  presque 
impossible  qu'un  philosophe,  qu'un  poëte,  ne  soient  pas  mi- 
santhropes. 121.  —  Les  mémoires  des  gens  en  place  et  des 
gens  de  lettres  trahissent  leur  vanité  secrète.  121.  —  C'est 
un  grand  malheur  de  perdre,  par  notre  caractère  ,  les  droits 
que  nos  talens  nous  donnent  sur  la  société.  121.  —  La 
vanité  des  gens  du  monde  se  sert  habilement  de  la  vanité 
des  gens  de  lettres.  121.  —  Définition  des  économistes. 
122.  —  Pourquoi  les  gens  de  lettres  ne  sont  pas  jaloux  des 
réputations  quelquefois  exagérées  des  ouvrages  des  gens  de 
la  cour.   122.  —   Plusieurs  croient    aimer  la  gloire  et  n'ai- 


278  TABLE    ANALYTIQ^UE 

ment  que  la  vanité.  122.  —  La  postérité  ne  considère  les 
gens  de  lettres  que  par  leurs  ouvrages.  122.  —  Un  auteur 
qui  s'énonce  très-clairement  pour  lui-même  est  quelquefois 
obscur  pour  son  lecteur.  12  3.  —  Les  ouvrages  faits  avec 
plaisir  sont  souvent  les  meilleurs.  i2  3.  —  On  ne  sait  bien 
que  ce  qu'on  n'a  point  appris.  i23.  —  Le  poëte  et  le  pein- 
tre. 12  3.  —  La  perfection  idéale  d'une  comédie  de  carac- 
tère. 123.  —  Réflexions  sur  le  tombeau  de  Plantin  à  An- 
vers. 123.  —  Misères  illustres.  124.  —  Mot  dit  sur  un 
faiseur  de  livres  faits.  i2  5.  —  Un  mot  de  l'abbé  Trublet. 
12  5.  —  Questions  naïves  d'une  petite  fille  à  l'auteur  d'un 
livre  sur  l'Italie,  i  2  S.  —  Mot  de  M...,  à  qui  on  demandoit 
fréquemment  la  lecture  de  ses  vers.  12  5.  —  Pourquoi  notre 
langue  est  amie  de  la  clarté.  126.  —  Il  faut  que  l'homme 
à  imagination  croie  en  Dieu.  126.  —  Les  vers  sont  comme 
les  olives.  126.  —  A  quoi  servent  les  livres  aux  sots,  aux 
ignorans,  aux  gens  malhonnêtes?  126.  — Mot  sur  les  éru- 
dits.  127.  —  Portrait  d'un  pédant.  127.  —  Mot  sur  le 
Mercure.   127. 

Bacon.  En  le  lisant,  on  cesse  presque  d'admirer  les  grands 
hommes  qui  lui  ont  succédé.  69. 

Bayle.  Auteur  d'un  Dictionnaire  où  se  trouvent  cent  ar- 
ticles pleins  de  génie.   i38. 

Bienfait.  Pourquoi  on  s'attache  par  ses  bienfaits.  17.  — 
Ce  à  quoi  doit  songer  un  bienfaiteur  délicat.  17.  —  Le 
sentiment  qu'on  a  pour  la  plupart  des  bienfaiteurs  ressem- 
ble à  la  reconnoissance  qu'on  a  pour  les  arracheurs  de 
dents.  17.  —  Tout  bienfait  qui  n'est  pas  cher  au  cœur  est 
odieux.  17.  —  La  plupart  des  bienfaiteurs  ressemblent  à  la 
Galatée  de  Virgile.  17.  —  H  y  a  peu  de  bienfaiteurs  qui  ne 
disent  comme  Satan.  18,  - —  La  plupart  des  bienfaiteurs  res- 
semblent à  des  généraux  maladroits.  18.  —  Les  bienfaiteurs 
maladroits  comparés  à  la  chèvre.   18. 

Biévre  (Le  marquis  de),  petit-fils  du  chirurgien  Maréchal. 
Se  croit  obligé  d'émigrer.    i85. 

BoiLEAU.  Ne  fut  admis  à  l'Académie  françoise  que  grâce 
à  l'influence  toute-puissante  de  Louis  XIV.    134. 

Bonheur.  Consisteroit  à  pouvoir  unir  les  contraires.   18. 


DES    MATIERES  279 

—  Deux  choses  auxquelles  il  faut  se  faire,  sous  peine  dç 
trouver  la  vie  insupportable,  19.  —  Robinson  dans  son  île 
est  heureux  par  son  isolement  même.  19.  —  On  est  heu- 
reux ou  malheureux  par  une  foule  de  choses  qu'on  ne  peut 
dire.  19.  —  Le  plaisir  peut  s'appuyer  sur  l'illusion,  mais  le 
bonheur  repose  sur  la  vérité.  19.  —  La  mort  est  le  bon- 
heur suprême.  20.  —  Celui  qui  veut  trop  faire  dépendre  son 
bonheur  de  sa  raison  finit  par  n'en  plus  avoir.  20.  —  Le 
temps  diminue  l'intensité  des  plaisirs  absolus  et  accroît  celle 
des  relatifs.  20.  —  Il  faut  éponger  la  vie  à  mesure  qu'elle 
s'écoule.  20.  —  L'époque  du  bonheur  de  la  vie  commence 
au  moment  où  les  prétentions  finissent.  21.  —  Il  en  est  du 
bonheur  comme  des  montres  :  les  moins  compliquées  sont 
celles  qui  se  dérangent  le  moins.  21.  —  Il  est  très-difficile 
de  trouver  le  bonheur  en  nous,  impossible  de  le  trouver  ail- 
leurs. 22.  —  Tout  est  également  vain  dans  les  hommes, 
22.  —  L'imagination  de...  fait  naître  une  illusion  au  mo- 
ment où  il  vient  d'en  perdre  une.   22. 

Bonté.  Un  homme  sans  élévation  ne  peut  avoir  de  la 
bonté.  22. 

BossuET.  Avoit-il  besoin  du  foible  aiguillon  de  l'ambition 
académique  pour  remplir  la  destinée  de  son  génie?   i3  5. 

BouRDALOUE.  L'ambition  académique  lui  fut  toujours 
étrangère.   i3  5. 

Bouvard,  médecin.  Mot  d'un  mourant  sur  lui.   57. 

BoYLE.  Qu'est-ce  qui  a  fait  sa  gloire?  75. 

Bruyère  (De  La).  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature 
humaine  que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2.  —  Ne  pense 
pas  plus  à  l'Académie,  en  composant  ses  Caractères ,  que 
La  Rochefoucauld  en  écrivant  ses  Maximes.   i3  5. 

Calomnie.  Un  homme  sage  se  doit  à  lui-même  d'avoir  la 
prudence  qui  devine  et  prévient  la  calomnie.  22.  —  Est 
pareille  à  la  guêpe.  22-23. 

Cardinal.  Qu'est-ce  qu'un  cardinal?   178. 

Caractère.  Quiconque  n'a  pas  de  caractère  n'est  pas  un 
homme.  2  3.  — Celui  qui  ne  peut  pas  toujours  dire  le  Moi! 
de  Médée  n'est  rien.  2  3.  —  Celui  qui  s'est  élevé  par  soa 
caractère  au  point  de  mériter  qu'on  devine  quelle  sera  sa 


2ÔO  TABLE     ANALYTIQ^UE 

conduite  dans  toutes  les  occasions  qui  intéressent  l'honnêteté 
est  décrié  et  évité  avec  soin.  2  3.  > —  L'amour-propre  d'un 
cœur  généreux  est  l'égoïsme  d'un  grand  caractère.  2  3.  — 
Les  grands  caractères  de  notre  histoire  moderne  y  sont 
comme  déplacés.  24.  —  Un  homme  d'esprit  est  perdu  s'il 
ne  joint  pas  à  l'esprit  l'énergie  du  caractère.  24.  —  Il  faut 
savoir  faire  les  folies  que  nous  demande  notre  caractère.  24. 
—  On  anéantit  son  propre  caractère  dans  la  crainte  d'at- 
tirer l'attention.  24.  —  Il  y  a  quelquefois  entre  deux 
hommes  de  fausses  ressemblances  de  caractère.  24.  —  Tel 
homme  a  été  craint  pour  ses  talens,  haï  pour  ses  vertus,  et 
n'a  rassuré  que  par  son  caractère.  24.  —  Les  gens  foibles 
sont  les  troupes  légères  de  l'armée  des  méchans.  2  5.  —  11 
n'est  pas  rare  de  voir  des  âmes  foibles  qui  veulent  s'élever 
au-dessus  de  leur  caractère.  2  5.  —  Comment  l'entêtement 
représente  le  caractère.  2  5.  —  Les  caractères  vigoureux  se 
reposent  dans  l'extrême.  2  5.  —  L'homme  sans  principes  est 
ordinairement  sans  caractère.  74.  —  L'honnête  homme  dé- 
trompé de  toutes  les  illusions  est  l'homme  par  excellence. 
75-76.  —  Il  y  a  une  prudence  supérieure  qui  consiste  à 
suivre  hardiment  son  caractère.  85.  —  Comment  il  est  né- 
cessaire de  juger  un  homme  par  l'ensemble  de  ses  principes 
et  de  son  caractère.  104.  —  Tout  homme  qui  se  connoît 
des  sentimens  élevés  a  le  droit  d'exiger  d'être  traité  non 
suivant  sa  position,  mais  suivant  son  caractère.  104.  — La 
foiblesse  de  caractère  ou  le  défaut  d'idées  préservent  beau- 
coup de  gens  de  la  misanthropie.  io5.  —  C'est  un  grand 
malheur  de  perdre,  par  notre  caractère,  les  droits  que  nos 
talens  nous  donnent  sur  la  société.   121. 

CÉLÉBRITÉ.  Combien  de  militaires  distingués  sont  morts 
sans  avoir  transmis  leurs  noms  à  la  postérité.  2  5.  —  Il  faut 
qu'un  honnête  homme  ait  l'estime  publique  sans  y  avoir 
pensé.  2  5.  —  L'estime  vaut  mieux  que  la  célébrité.  27.  — 
Célébrité  :  est  l'avantage  d'être  connu  de  ceux  que  vous  ne 
connoissez  pas.  27.  —  Il  est  aisé  de  réduire  à  des  termes 
simples  la  valeur  précise  de  la  célébrité.  27.  —  L'homme 
d'un  vrai  mérite  doit  avoir  peu  d'empressement  d'être  connu. 
27.  —  Est  le  châtiment  du  mérite.  29. 


DES    MATIÈRES  281 

Chamfort  (^Sébastien-Roch-Nicolas).  Notice  sur  lui. 
Pages  V  à  xxxix.  Né  en  1741,  en  Auvergne,  Est  un  des 
bâtards  célèbres  du  siècle,  v.   —  De    qui   il   étoit  fils,   vi. 

—  Sa  mère.  vi.  —  Élevé  comme  boursier  au  collège  des 
Grassins.  vu.  —  Remporte  tous  les  prix.  vu.  —  Débuis 
précaires  vu.  —  Le  Vocabulaire  français,  viii.  — Vend  des 
sermons,  viii.  —  Premier  prix  académique,  ix.  —  Succès 
galans.  ix.  —  Infirmités  précoces,  x.  —  La  Jeune  In- 
dienne. XI.  -  Vie  pénible  et  dégoiàt  ;  douces  amitiés,  xi.  — 
Éloge  de  Molière.  —  Le  Marchand  de  Smyrne.  xi.  —  Géné- 
rosité de  Chabanon.  xi.  —  VÉloge  de  La  Fontaine  est  cou- 
ronné par  l'Académie  de  Marseille,  dont  la  libéralité  de 
Necker  a  accru  le  prix,  xii,  —  Seconde  phase  de  la  vie  de 
Chamfort.  Il  est  célèbre,  il  a  la  faveur  de  la  cour.  xii.  — 
Patronage  des  Choiseul.  xiii.  —  Bilan  de  sa  situation  litté- 
raire et  pécuniaire,  xiii.  —  Mustapha  et  Zéangir.  xiii.  — 
Bienveillance  de  Marie-Antoinette.  Chamfort  entre  à  l'Aca- 
démie. XIV.  —  Places  et  pensions,  xv.  —  Pourquoi  Cham- 
fort n'est  pas  heureux,  xv.  —  Un  épisode  de  la  vie  intime 
de  Chamfort,  xvi-xviii.  — La  mort  dénoue  le  roman,  xviii. 

—  Don  Brusquin  d'Algarade,  xix,  —  Misanthropie,  xx. — 
Désabusement.  Diogénisme  désintéressé,  xxi.  —  Évolution 
politique  qui  suit  cette  évolution  morale.  Collaboration  au 
Mercure.  Intimité  avec  les  Panckoucke.  xxii-xxiii.  -  Liaison 
avec  Mirabeau,  xxiv.  —  Le  rapport  sur  les  académies, 
xxiv.  —  Apostolat  démocratique;  révélation  de  Garât,  xxv. 

—  Souffleur  de   Mirabeau,  de   Talleyrand,  de  Sieyès.   xxv. 

—  Désillusion  ;  Chamfort  est  dégoiàté  de  la  Révolution  par 
ses  excès,  xxvi.  —  Il  ne  le  cache  pas;  guerre  d'épigrammes. 
XXVI.  —  Résolution  stoique.  xxvii.  —  Les  chats  aux  ongles 
rognés,  xxvii.  —  Dénonciation  de  Tobiesen  Duby.  Em- 
prisonnement de  Chamfort  aux  Madelonnettes.  xxviii.  — 
La  bonne  de  Chamfort.  xxviii.  —  Pour  éviter  de  rentrer 
dans  une  maison  d'arrêt,  Chamfort  prend  le  parti  de  se  tuer. 

—  Dramatique  tentative  de  suicide,  xxix.  —  Déclaration 
cornélienne,  xxx.  —  Longue  agonie  et  mort  de  Chamfort. 
xxx-xxxi,  —  Sa  devise,  xxxi.  • — ■  Portrait  de  Chamfort, 
par  Chateaubriand,  xxxii.  —  Célèbre  pendant  sa  vie,  par 

36 


252  TABLE     ANALYTIQ^UE 

ses  ouvrages  légers,  Chamfort  ne  l'est  plus  que  grâce  à  son 
œuvre  posthume,  xxxiii.  —  Parallèle  entre  Rivarol  et  Cham- 
fort. XXXIV.  —  Moralistes  de  décadence,  xxxiv.  —  Appré- 
ciation de  l'esprit  de  Chamfort  par  Rœderer.  xxxv.  — 
Clous  à  pointe  d'airain,  à  tête  d'or,  xxxvi.  —  La  monnoie 
de  Chamfort.  xxxvn.  —  Explications  sur  le  plan  de  la 
présente  édition,  xxxvm  et  xxxix.  —  Relation  par  Ginguené 
du  suicide  et  de  la  mort  de  Chamfort.  xl  à  xlviii.  —  Sen- 
timent qu'il  conserve  pour  M.  de  B...  9,  et  Notes,  p.  268. 
—  Regarde  comme  un  grand  bonheur  que  l'amitié  fût  déjà 
parfaite  entre  M.  (Mirabeau)  et  lui  avant  qu'il  eût  occasion 
de  lui  rendre  service.  9,  et  Notes,  p.  269.  — Quand  son  cœur 
a  besoin  d'attendrissement,  il  se  rappelle  la  perte  des  amis 
qu'il  n'a  plus,  des  femmes  que  la  mort  lui  a  ravies  9.  — 
Sa  vie  entière  est  un  tissu  de  contrastes  apparens  avec  ses 
principes.  28.  —  Ne  sait  plus  ce  qu'il  a  appris;  ce  qu'il 
sait  encore,  il  l'a  deviné.  28.  —  Un  des  grands  malheurs 
de  l'homme,  c'est  que  ses  bonnes  qualités  mêmes  lui  sont 
quelquefois  inutiles.  28-29.  —  Quand  il  étoit  jeune  on  lui 
prêchoit  l'amour  de  la  retraite;  arrivé  à  l'âge  de  quarante 
ans,  on  le  tourmente  pour  revenir  dans  le  monde.  29.  — 
Sa  vanité  littéraire  a  péri  dans  la  destruction  de  l'intérêt 
qu'il  prenoit  aux  hommes.  3o.  — -S'aperçoit  que  qui  quitte 
la  partie  la  gagne.  3o.  —  N'a  pas  toujours  été  aussi  céla- 
don qu'on  le  voit.  3o.  —  Son  bonheur  n'a  comm.encé  que 
lorsqu'il  a  eu  perdu  l'espérance.  3o.  —  N'étudie  que  ce 
qui  lui  plaît.  3o.  —  A  détruit  ses  passions  comme  un  homme 
violent  tue  son  cheval.  3o.  —  Ses  premiers  sujets  de  cha- 
grins lui  ont  servi  de  cuirasse  contre  les  autres.  3i.  —  A 
à  se  plaindre  certainement  des  choses  et  peut-être  des 
hommes.  3  i .  —  La  fortune  passera  par  ses  conditions.  3  i . 
—  Aime  par-dessus  tout  la  paix.   3i. 

Chapelle.  Droit  d'y  être  enterré.  Contestation  d'espèce. 
197. 

Chasse.  Image  de  la  guerre,  surtout  pour  le  paysan.  177. 

Chérin.  Généalogiste.  La  nature  ne  le  consulte  pas.    172. 

CoNQuÉRANS.  Passeront  toujours  pour  les  premiers  des 
hommes.  6/\. 


DES    MATIÈRES  283 

Conscience.  Même  le  mendiant  ne  doit  pas  laisser  insulter 
sa  conscience,  fijt-ce    par  le  premier  souverain  de  l'Europe. 
3  2.  —  La  conviction  est  la  conscience    de  l'esprit.   3  2,    - 
On  voit  des  hommes  trahir  leur  conscience  pour  complaire 
à  un  homme  qui  a  une  simarre  ou  un  mortier.  88. 

Conseiller.  Vénal.   193. 

Constitution.  De  son  effet  sur  les  beaux-arts.   201. 

Conversation.  Les  conversations  ressemblent  aux  voyages 
qu'on  fait  sur  l'eau.  3  2.  —  Mot  de  M...,  à  qui  on  repro- 
choit  de  n'avoir  pas  fait  grande  dépense  d'esprit  dans  une 
réunion.  3  2. 

Conversation  (Succès  deK    200. 

Corneille  (Pierre).  Qui  croira  qu'il  n'ait  écrit  Horace, 
Cinna,  Polyeucte,  que  pour  obtenir  l'honneur  d'être  assis  en- 
tre MM.  Granier,  Salomon,  Porchère,  etc.?  i33.  —  Criti- 
qué par  l'Académie,  en  appelle  au  peuple.  i5  8.  —  Pour- 
-quoi  il  a  daigné  y  apporter  ses  lauriers,    i  69. 

Corneille  (Thomas).  Épuisé  de  travaux,  commence  et 
finit,  dans  sa  vieillesse,  le  Dictionnaire  des  Sciences  et  des 
Arts  et   le  Dictionnaire  géographique,   i^-j. 

Corps  (Les).  Parlements,  assemblées,  académies,  se  sou- 
tiennent par  leur  masse,  et  on  ne  peut  rien  contre  eux.    169. 

—  Raison  pour  laquelle  les  corps  et  les  assemblées  ne  peu- 
vent guère  faire  autre  chose  que  des  sottises.   i83. 

Cour  (La).  Les  actions  utiles  ne  sont,  quand  on  n'a  point 
la  faveur  de  la  cour,  que  des  péchés  splendides.  i65.  — 
A  la  cour,  tout  est  courtisan.  167.  —  Ce  qu'est  une  ami- 
tié de  cour,  167.  —  Voulez-vous  être  l'ami  d'un  homme 
de  la  cour,  faites  sa  généalogie.  168.  —  N'a  jamais  été 
plus  ennemie  des  gens  d'esprit,   200. 

Courtisans.  Plus  d'un  prince  pourroit  dire  de  ses  courti- 
sans ce  qu'un  homme  riche  disoit  des  pauvres.  162.  —  Mot 
sur  un  courtisan  comparé  au  lierre,  qui  s'attache  en  ram- 
pant. 162.  —  Sont  des  pauvres  enrichis  par  la  mendicité. 
i63.  —  Mot  d'un  courtisan  à  la  mort  de  Louis  XIV.    164. 

—  Autre  mot  d'un  courtisan.  164.  —  Ce  que  rappellent 
les  gens  qui  croient  aimer  un  prince  dont  ils  viennent  d'être 
bien  traités.    164.  —  Pourquoi  nombre  de  courtisans  ont 


:84 


TABLE     ANAl.YTIQ^UE 


l'œil  faux,  i65.  — Quelle  vie  que  la  leur.  i66.  —  Se 
font  haïr  sans  profit.  i66.  —  Leur  état  est  un  métier  dont 
on  a  voulu  faire  une  science.  167.  —  A  la  cour,  tout  est 
courtisan.  167.  —  Ce  qu'ils  disent  de  la  chasse  n'est  que 
trop  vrai.  177.  —  Auroient  voulu  qu'on  nettoyât  l'étable 
d'Augias  avec  un  plumeau.   184. 

Danaides  (Les).  Opéra,  par  le  baron  de  Tschoudy.  Con- 
versation au  sortir  de  — .  2o5-2o6. 

Dauphin  (M.  le),  père  de  Louis  XVI;  pourquoi  il  est 
longtemps  sans  aimer  sa  seconde  femme,    i  5. 

DÉFAUTS.  Certains  défauts  préservent  de  quelques  vices 
épidémiques.  4. 

DÉFIANCE    Ceux  qui  la  conseillent  l'inspirent.   212. 

Despotisme.  A  des  partisans  sous  le  rapport  de  la  néces- 
sité d'encouragement  pour  les  beaux-arts.  C'est  la  faute  de 
Louis  XIV.  174.  —  Comment  se  fait-il  que  sous  le  despo- 
tisme le  plus  affreux  on  puisse  se  résoudre  à  se  reproduire? 
176.  — Il  est  heureux  pour  les  hommes,  peut-être  pour  les 
tyrans,  que  les  pauvres  n'aient  pas  la  fierté  de  l'éléphant,  qui 
ne  se  reproduit  point  dans  la  servitude.  177.  —  Sa  défini- 
tion opposée  à  celle  du  régime  populaire.    181. 

Dettes.  —  Les  Hollandois  n'ont  aucune  commisération 
de  ceux  qui  font  des  dettes.   82. 

Diderot.  Son  mot  sur  la  femme  et  la  maîtresse.  5  5.  — 
Son  mépris  pour  l'Académie,    143. 

DioGÉNE.  S'il  vivoit  de  nos  jours,  il  faudroit  que  sa  lan- 
terne fût  sourde.   78. 

DuFRESNY.  N'a  jamais  prétendu  à  l'honneur  académique, 
i35. 

Éducation.  Qiielle  peut  être  l'utilité  des  écrits  sur  l'édu- 
cation, tant  qu'on  ne  fera  pas  marcher  de  front  les  réformes 
relatives  à  la  législation,  à  la  religion,  à  l'opinion  publique? 
3  3.  —  Ce  seroit  une  chose  curieuse  qu'un  livre  qui  indique- 
roit  toutes  les  idées  corruptrices  de  l'esprit  développées  dans 
les  écrits  les  plus  célèbres.  3  3.  —  L'éducation  doit  porter 
sur  deux  bases  :  la  morale  et  la  prudence.  34.  —  Un  père 
qui  veut  de  la  simplicité.    199. 

Éloge  de  La  Fontaine    221a  266, 


DES    MATIÈRES  285 

Empereur  (Joseph  II).  Son  entretien  avec  le  roi  de  Na- 
ples  sur  son  éducation.   20 3. 

Enfans.  Moyen  d'en  discerner  le  père.   198. 

Ennemis.  Il  y  a  une  sorte  d'indulgence  pour  ses  ennemis 
qui  paroît  une  sottise,   34. 

Espion,  Peut  seul  retenir  une  phrase  de  M,  de  L...   196, 

Esprit.  En  France,  tout  le  monde  paroît  avoir  de  l'esprit. 
34.  — Il  y  a  des  sottises  bien  habillées.  3  5,  Il  y  a  entre 
l'homme  d'esprit  méchant  et  l'homme  d'esprit  bon  la  différence 
d'un  assassin  à  un  homme  qui  fait  bien  des  armes.  3  5.  — 
C'est  la  plaisanterie  qui  doit  faire  justice  de  tous  les  travers 
des  hommes  et  de  la  société.  3  5. — On  n'imagine  pas  combien 
il  faut  d'esprit  pour  n'être  jamais  ridicule,  37.  —  Un  sot 
qui  a  un  moment  d'esprit  étonne  et  scandalise.  37,  —  L'es- 
prit est  souvent  au  cœur  ce  que  la  bibliothèque  d'un  châ- 
teau est  à  la  personne  du  maître.  37.  —  Sentir  fait  penser. 
37. —  Réponse  d'un  homme  d'esprit  persiflé  par  deux  mauvais 
plaisans.  37. 

Étonnement.  Un  homme  peu  facile  à  étonner.   200. 

Fat.  Qu'est-ce  qu'un  fat  sans  fatuité?  07. 

Femmes.  Il  n'y  a  plus  que  deux  états  pour  elles  :  femme 
de  qualité  ou  fille.  38.  —  Les  femmes  d'un  état  mitoyen... 
sont  les  plus  malheureuses,  38.  —  Moyen  de  se  faire  une 
idée  de  l'amour-propre   des  femmes  dans  leur  jeunesse,   38. 

—  Les  faveurs  des  femmes.  38.  —  Malheur  des  jeunes 
femmes.   38-39.  —  ^^  société  réduit  les  femmes  à  rien.   39. 

—  Ce  dont  les  femmes  sont  le  moins  susceptibles,  c'est  l'at- 
tachement. 39.  —  Pourquoi  M™°  de,.,  a  été  rejoindre  son 
amant  en  Angleterre.  39.  —  Pourquoi  un  homme  a  quitté 
les  filles  d'opéra.  40,  —  Le  temps  a  fait  succéder  le  pi- 
quant du  scandale  au  piquant  du  mystère.  40.  —  Dans 
toutes  les  espèces  animales,  la  dégénérescence  commence 
par  les  femelles.  40.  • —  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  maî- 
tresse? 40,  —  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  laide  impérieuse 
et  qui  veut  plaire?  40.  —  La  femme  supérieure  à  son  sexe, 
ou  de  son  sexe,  ou  hors  et  au-dessous  de  son  sexe,  41.  — 
Il  y  a  dans  le  cerveau  des  femmes  une  case  de  moins  et 
dans  leur  cœur  une  fibre  de  plus  que  chez  les  hommes.  41 . 


286  TABLE     ANALYTIQ^UE 

—  Réponse  d'une  jeune  Angloise  qu'on  veut  dissuader 
d'épouser  un  homme  trop  inférieur  à  elle.  41.  —  Un  ma- 
nège de  femme  laide.  41.  —  Pourquoi  telle  femme  s'est 
rendue  malheureuse  et  s'est  déshonorée  pour  la  vie.  42.  — 
Pourquoi  les  femmes  affichent  les  hommes.  42.  —  Il  est 
plaisant  que  le  mot  connaître  une  femme  veuille  dire  cou- 
cher avec  elle.  42.  —  Les  femmes  font  avec  les  hommes 
une  guerre  oià  ceux-ci  ont  un  grand  avantage.  43.  —  Telle 
trouve  à  se  vendre  qui  ne  trouveroit  pas  à  se  donner.  43. 

—  On  est  toujours  dans  le  cas  de  leur  pardonner  un  prédé- 
cesseur ou  un  successeur.  43.  —  Le  commerce  des  hommes 
avec  les  femmes  est  un  commerce  guerrier.  43.  —  Ce  qu'il 
faut  pour  qu'une  liaison  d'homme  à  femme  soit  vraiment 
intéressante.  43.  —  Ce  qui  rend  le  commerce  des  femmes 
piquant.  43.  —  Les  femmes  donnent  précisément  ce  qu'on 
croit  recevoir.  44.  —  L'indécence,  le  défaut  de  pudeur, 
sont  absurdes  dans  tout  système.  44.  —  Remarque  sur 
l'Écriture.  44.  —  On  seroit  trop  malheureux  près  des  fem- 
mes d'avoir  de  la  mémoire,  44.  —  Pourquoi  la  nature  a 
donné  aux  hommes  un  goût  indestructible  pour  les  femmes. 
44-45.  —  Celui  qui  n'a  pas  vu  beaucoup  de  filles  ne  con- 
noît  pas  les  femmes.  45.  —  Ne  donnent  à  l'amitié  que  ce 
qu'elles  empruntent  à  l'amour.  45,  —  Une  femme  ne  sup- 
pose jamais  la  vertu  d'une  autre.  45.  —  Quelque  mal  qu'un 
homme  puisse  penser  des  femmes,  il  n'y  a  pas  de  femme  qui 
n'en  pense  plus  que  lui,  45.  —  Le  mariage,  les  liaisons  de 
femmes,  mettent  les  hommes  au  niveau  de  ceux  qui  n'ap- 
prochoient  pas  d'eux.  45.  —  Une  femme  n'est  que  ce  qu'elle 
paroît  être.  46.  —  Presque  toutes  les  femmes,  soit  de  Ver- 
sailles, soit  de  Paris,  ne  sont  autre  chose  que  des  bourgeoises 
de  qualité.  175.  —  Une  femme  qui  réussit  à  tout  ce  qu'elle 
veut  entreprendre.  190.  —  Un  homme  revenu  des  femmes. 
195.  —  Voir  et  étudier  une  femme.   199. 

FÉNELON.  Avoit-il  besoin  du  foible  aiguillon  de  l'ambition 
académique  pour  remplir  la  destinée  de  son  génie?  i  3  5. 

Fléchier.  Avoit-il  besoin  du  foible  aiguillon  de  l'ambition 
académique  pour  remplir  la  destinée  de  son  génie?  i3  5. 

FoNCEMAGNE  (M.  de).   Est  d'avis  que  l'opinion  qui  con- 


DES    MATIERES  287 

teste  au  roi  le  pouvoir  législatif  est  fausse  et  dangereuse. 
157. 

FoNTENELLE.  Se  repentit  dans  ses  dernières  années  de  ne 
s'être  pas  marié.   52. 

La  Fontaine  (Jean  de).  Quand  il  est  mauvais,  c'est 
qu'il  est  négligé;  quand  La  Motte  l'est,  c'est  qu'il  est  re- 
cherché, 123.  —  Pourquoi  il  ne  fut  admis  qu'à  soixante- 
trois  ans,  après  la  mort  de  Colbert,  à  l'Académie  françoise. 
134. 

La  Fontaine  (Éloge  de).  Qui  a  remporté  le  prix  de  l'Aca- 
démie de  Marseille  en  1774.  221.  —  A  fait  lui-même  sans 
le  savoir  son  éloge,  221.  —  Evitant  de  discuter  ce  qui  doit 
être  tenté,  et  de  tenter  l'analyse  de  la  naïveté,  l'auteur 
s'applique  à  montrer  le  charme  de  sa  morale,  la  finesse  de 
son  goût,  et  l'accord  singulier  de  l'un  et  de  l'autre  avec  la 
simplicité  de  ses  mœurs.  222-223.  —  Histoire  de  l'apologue 
en  raccourci.  22  3.  —  Montaigne  seul  avoit  essayé  de 
rendre  la  morale  aimable.  224.  —  A  adopté  l'idée  de  Quin- 
tilien  que  la  fable  est  destinée  à  l'instruction,  225, — 
Prend  sa  philosophie  dans  le  sentiment  universel,  225,  — 
Fait  de  son  livre  une  ample  comédie  à  cent  acteurs  divers, 
226.  —  Ses  personnages  doivent  être  considérés  comme 
des  personnages  dramatiques.  226.  —  Molière  est  frappé 
de  son  génie  d'observation.  227. —  Rapports  entre  leurs 
personnages.  227.  —  Parallèle  entre  le  génie  et  les  procédés 
de  chacun  d'eux.  228-229.  —  Facilité  insinuante  de  sa 
morale;  sa  sagesse  est  naturelle  comme  lui-même.  2  3o.  — 
Chez  lui  la  vertu  n'a  rien  d'affligeant  ni  de  pénible.  2  3o. 
—  C'est  par  la  nature  qu'il  combat  les  maximes  outrées  de 
la  philosophie.  23  i.  —  N'est  point  le  poète  de  l'héroïsme, 
mais  de  la  vie  commune,  de  la  raison  vulgaire.  23  1-2  32. — 
N'affecte  ni  mépris  pour  l'espèce  humaine,  ni  austérité,  ni 
dureté  misanthropique.  Il  rit,  mais  ne  hait  point.  2  3  2.  — 
L'auteur  des  Fables  en  lui  obtient  la  grâce  de  l'auteur  des 
Contes.  23  3.  —  Son  erreur  à  ce  sujet  prit  sa  source 
dans  l'extrême  simplicité  de  son  caractère,  234.  —  Donna 
dans  ses  Contes  le  modèle  de  la  narration  badine.  234.  — 
Est  supérieur  à  ses  devanciers,  et,  parmi  ses  successeurs,  qui 


288  TABLE     ANALYTIQ^UE 

pourroit-on  lui  comparer?  2  3  5.  —  Son  art  charmant  de 
s'entretenir  avec  son  lecteur.  2  36.  —  Le  mérite  du  style  et 
l'art   de  la  composition  l'ont  élevé  à  un  haut  degré.  2  36. 

—  Conserve  au  milieu  des  grands  écrivains  le  surnom  d'ini- 
mitable. 237.  —  A  opéré  une  révolution  dans  les  idées  re- 
çues, 237.  -  Style  étonnant.  237.  —  Nul  auteur  n'a 
mieux  possédé  cette  souplesse  de  l'âme  et  de  l'imagination 
qui  suit  tous  les  mouvemens  de  son  sujet.  2  38.  —  Sans 
insister  sur  les  beautés  de  l'oeuvre  de  La  Fontaine,  il  y  a  lieu 
d'indiquer  les  sources  principales  d'où  le  poëte  les  a  fait 
naître.  240.  —  Étonnante  aptitude  à  se  rendre  présente 
l'action  qu'il  montre.  240.  —  Art  de  savoir  d'un  mot  vous 
placer  dans  un  grand  ordre  de  choses.  240.  —  Le  Loup 
près  du  Lion  malade  ;  la  dispute  du  Lapin  et  de  la  Belette. 
241.  —  Ce  qui  rend  sa  lecture  si  attachante,  même  pour 
les  esprits  les  plus  élevés.  242.  —  C'est  du  dialogue,  c'est 
des  actions,  c'est  des  passions  des  animaux,  que  sortent  les 
leçons  qu'il  donne.  243.  —  La  Fontaine  doit  beaucoup  à 
la  nature,  mais  il  ne  néglige  point  l'art.  244.  —  Comment 
ne  pas  apercevoir  ses  progrès  et  ses  études  dans  la  marche 
même  de  son  esprit?  244.  —  S'enflamme  à  la  lecture  d'une 
ode  de  Malherbe.  245.  —  Parut  faire  rétrograder  la  langue  ; 
mais  elle  ne  s'enrichissoit  pas  moins  dans  ses  mains  que  dans 
celles  des  plus  grands  écrivains  du  temps.  245.  —  Nul 
auteur  n'a  mieux  senti  le  besoin  de  rendre  son  âme  visible. 
246.  —  Discussion  de  la  critique,  qui  lui  refuse  le  titre  de 
peintre.  246.   —  La  Motte  seul   a  osé  lutter  avec  lui.  248. 

—  Tous  les  reproches  qu'on  peut  lui  faire  n'ont  pas  affoibli 
le  charme.  249-250.  —  Il  a  essayé  de  se  peindre  en  partie 
dans  son  roman  de  Psyché,  où  il  représente  la  variété  de  ses 
goûts  sous  le  nom  de  Polyphile.  2  52.  —  Fond  de  bien- 
veillance générale  qui  l'intéresse  à  tous  les  êtres  vivans.  2  5  2. 

—  Il  étend  cette  sensibilité  jusqu'aux  plantes.  253.  —  Cet 
homme,  qu'on  a  cru  inconnu  à  lui-même,  étudioit  sans  cesse 
le  goût  du  public.  2  5  3.  —  Sa  philosophie,  si  admirable 
dans  le  développement  du  cœur  humain ,  ne  s'éleva  point 
jusqu'aux  généralités  qui  forment  les  systèmes.  254.  —  Il 
laisse  indécises  les  questions  épineuses,  et  prononce  rarement 


DES    MATIÈRES  289 

sur  les  problèmes  dont  la  solution  n'est  point  dans  le  cœur 
et  dans  un  fond  de  raison  universelle.  254.  —  Cette  incer- 
titude de  principes  passa  quelquefois  dans  sa  conduite.  2  5  5. 

—  Sa  querelle  avec  Furetière  et  avec  LuUi.  2  5  5.  —  Il 
connut  et  sentit  les  passions,  et  en  devint  même  l'apologiste. 
2  5  5.  —  Il  se  laissa  guider  sans  crainte  à  des  penchans  qui 
l'égarèrent  quelquefois,  sans  le  conduire  au  précipice.   2  56. 

—  Ce  goût  pour  les  femmes  lui  dicta  ses  Contes.  257.  — 
Son  roman  de  Psyché.  257.  —  Trois  femmes  furent  ses 
bienfaitrices.  2  58.  —  La  gloire  fut  une  de  ses  passions  les 
plus  constantes,  et  elle  ne  fut  pas  malheureuse.  2  58.  —  Il 
a  voulu  réclamer  contre  les  portraits  qu'on  s'est  permis  de 
faire  de  sa  personne.  259.  —  Illustres  amitiés  qui  le  con- 
solèrent de  l'oubli  de  la  cour.  259.  —  Par  une  singularité 
frappante,  il  vécut  négligé,  mourut  pauvre;  pourquoi?  260. 

—  Son  mérite  n'étoit  pas  d'un  genre  à  toucher  vivement 
Louis  XIV.  260.  —  Malgré  cet  abandon  du  maître,  La 
Fontaine  fut  heureux.  261.  —  Ses  jours  parurent  couler 
négligemment  comme  ses  vers.  261.  —  Malgré  son  goût 
pour  la  campagne  et  la  solitude,  il  se  trouvoit  bien  partout. 
262.  —  Il  inspira  toujours  l'intérêt  qu'on  accorde  involon- 
tairement à  l'enfance.  262.  —  Il  aimoit  :  c'étoit  sa  recon- 
noissance.  263.  —  Sa  fidélité  à  Fouquet.  263.  —  Qui 
avoit  mieux  reçu  que  lui  le  don  d'être  ami?  264.  —  Son 
fameux  mot  :  «  J'y  allois.  »  264.  —  Malgré  ses  défauts,  ob- 
servés même  dans  son  Éloge,  il  sera  toujours  le  plus  relu  de 
tous  les  auteurs,  et  l'intérêt  qu'inspirent  ses  ouvrages  s'éten- 
dra toujours  sur  sa  personne.  265.  —  Surnommé  le  bon, 
comme  Virgile ,  il  conservera  aussi  le  surnom  d'inimitable. 
266. 

Fortune.  Il  y  a  une  sorte  de  plaisir  attaché  au  courage  qui 
se  met  au-dessus  de  la  fortune.  46.  —  Est  souvent  comme  les 
femmes  riches  et  dépensières.  46.  —  Quel  est  le  plus  riche, 
quel  est  le  plus  pauvre  des  hommes?  46.  —  Comment  on 
fait  fortune.  46-47.  —  On  croit  à  tort  que  l'art  de  plaire 
est  un  grand  moyen  de  faire  fortune.  47.  —  Comparaison 
appliquée  aux  richesses.  47.  —  La  fortune  et  le  costume 
qui  l'entoure  font  de  la  vie  une  représentation.  47.  —  L'in- 
Chamfort.   I,  37 


290  TABLE    ANALYTIQUE 

térêt  d'argent  est  la  grande  épreuve  des  petits  caractères.  47. 

—  La  pauvreté  met  le  crime  au  rabais,  47.  —  L'homme 
riche,  mais  dépendant,  est  aux  ordres  d'un  autre  homme  ou 
de  plusieurs.  48.  —  Il  n'est  pas  vrai  que  les  grandes  for- 
tunes supposent  toujours  de  l'esprit.  48.  —  Qu'il  fasse 
fortune  !  48.  —  L'homme  né  riche  ne  doit  pas  connoître 
aussi  bien  que  le  pauvre  la  nature,  le  cœur  humain  et  la  so- 
ciété. 48.  —  Il  avoit  par  grandeur  d'âme  fait  quelques  pas 
vers  la  fortune.  48-49.  —  Changement  d'opinion  du  monde 
sur  Dorilas  révélé  riche.  io3.  —  Manière  différente  de 
faire  fortune  de  l'honnête  homme  et  du  fripon.   107. 

François  (Le).  Le  caractère  naturel  du  François  est  com- 
posé des  qualités  du  singe  et  du  chien  couchant.  170.  — ■ 
Chose  remarquable  que  la  multitude  des  étiquettes,  l'esprit 
pédantesque  et  la  gravité  des  corps  et  des  compagnies  chez 
les  François.   175. 

France.  La  vraie  Turquie  d'Europe,  c'étoit  la  France.  173. 

—  Le  mérite  et  la  réputation  n'y  donnent  aucun  droit  aux 
places.  174.  —  On  y  laisse  en  repos  ceux  qui  mettent  le 
feu,  et  on  persécute  ceux  qui  sonnent  le  tocsin.  175.  —  Il 
n'y  a  plus  de  public  ni  de  nation.  176.  —  Les  sottises  pu- 
bliques y  affligent  Chamfort  quand  il  songe  à  un  petit 
nombre  d'étrangers.  176.  —  Pays  où  il  est  utile  de  mon- 
trer ses  vices,  dangereux  de  montrer  ses  vertus.  175.  — 
Statistique  économique  de  la   France  en  deux  chiffres.   178. 

Frédéric  II,  roi  de  Prusse.  Son  entretien  avec  d'Arget  sur 
l'étiquette  du  roi  de  France.   20 3. 

Frères.  La  concorde  des  frères  est  si  rare  que  la  Fable  ne 
cite  que  deux  frères  amis.  49. 

Fripons.  Les  fripons  ont  toujours  un  peu  besoin  de  leur 
honneur.  49. 

Galanterie.  Notre  temps  a  fait  succéder  le  piquant  du 
scandale  au  piquant  du  mystère.  40.  —  Qu'est-ce  que  c'est 
qu'une  maîtresse?  40.  —  Une  âme  fière  et  honnête  dédaigne 
la  galanterie.  42. 

GÉNÉROSITÉ.  N'est  que  la  pitié  des  âmes  nobles.  49.  — 
Il  faut  être  juste  avant  d'être  généreux.  49. 

Gloire.   La  gloire  importune  comme  le  bruit.  26.  —  Le 


DES    MATIERES  29I 

même  raisonnement  puéril  est  employé  pour  exciter  les  en- 
fans  et  les  hommes  à  l'amour  de  la  gloire.  26.  —  Etrange 
vertu  que  l'amour  de  la  gloire!  26.  —  La  gloire  met  sou- 
vent un  honnête  homme  aux  mêmes  épreuves  que  la  fortune. 
26.  —  L'honneur  vaut  mieux  que  la  gloire.  27.  —  Plu- 
sieurs gens  de  lettres  croient  aimer  la  gloire  et  n'aiment 
que  la  vanité.   122. 

Gouvernement.  On  gouverne  les  hommes  avec  la  tête 
181.  —  Définition  du  gouvernement  despotique.    187. 

Gracchus  (Tibérius).  On  peut  dire  qu'il  n'y  eut  plus  de 
gouvernement  civil  à  Rome  après  sa  mort.   172. 

Grands  (Les).  Mettent  quelquefois  de  l'intérêt  à  s'atta- 
cher des  hommes  de  mérite;  mais  ils  en  exigent  un  avilis- 
sement préliminaire.  i65,  —  Les  actions  utiles,  quand  on 
n'a  pas  la  faveur  de  la  cour,  ne  sont  que  des  péchés  splen- 
dides.  i65.  —  Les  grands,  les  hommes  en  place,  sont  in- 
sensibles à  la  vertu.    166. 

GuiBERT  (M.  de).  Trouve  aux  Invalides  six  cents  préten- 
dus soldats  non  blessés.   175. 

Habileté.    Ce  qu'elle  est  à  la  ruse.  49. 

Helvétius.  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature  hu- 
maine que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2.  —  Son  mépris 
pour  l'Académie.    148. 

HÉRITAGE.  Héritière  et  héritage.    198. 

Histoire.  Presque  toute  l'histoire  n'est  qu'une  suite 
d'horreurs.  170.  —  Si  Tacite  eût  écrit  l'histoire  de  nos 
meilleurs  rois,  il  y  a  peu  de  règnes  qui  ne  nous  inspirassent 
la  même  horreur  que  celui  de  Tibère.  172.  —  Il  n'y  a 
d'histoire  digne  d'attention  que  celle  des  peuples  libres 
173. 

Hommes.  Comment  ils  se  montrent  dans  les  grandes  cho- 
ses et  dans  les  petites.  4. 

Honnête  homme.  Et  assez  honnête  homme.  207.  —  On 
n'est  pas  pendu  pour  être  malhonnête.  208. 

Honneur.  Ce  qu'il  est  dans  notre  siècle.  5o.  —  Vivant 
avec  les  autres,  l'homme  a  besoin  d'honneur.  86. 

Humilier.  Celui  que  nul  ne  peut  humilier.   192, 

Hypothèse    Désagréable    209. 


292  TABLE    ANAI.YTIQ^UE 

Illusions.  Il  y  a  des  hommes  à  qui  les  illusions  sur  les 
choses  qui  les  intéressent  sont  aussi  nécessaires  que  la 
vie.  5.  —  L'honnête  homme  détrompé  de  toutes  les  illu- 
sions est  l'homme  par  excellence.   75-76. 

Ingratitude.  Il  est  sage  de  faire  le  bien  pour  soi.   212. 

Invalides.  Au  moment  ou  M.  de  Guibert  y  fut  nommé 
gouverneur,  il  y  trouva  six  cents  prétendus  soldats  non 
blessés.   175. 

Jonhson.  Auteur  du   meilleur  Dictionnaire  anglais.   137. 

LÉGALITÉ.  Il  est  plus  facile  de  légaliser  que  de  légitimer 
certaines  choses.   5  i . 

Le  Sage.  N'a  jamais  prétendu  à  l'honneur  académique. 
i35. 

Liberté.  L'esclave  meurt  dans  l'atmosphère  de  la  liberté. 
181. 

Locke.  Qu'est-ce  qui  a  fait  sa  gloire?  75. 

Lucien.  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature  hu- 
maine que  du  côté  odieux  ou  ridicule.   2. 

Mabillon.  Dit  que  la  principale  occupation  de  l'Acadé- 
mie des  belles-lettres  doit  être  la  gloire  du  roi.   157. 

Mably  (De).  Son  mépris  pour  l'Académie.  143. 

Magistrats.  Comment  ils  connoissent  la  cour  et  les  in- 
térêts du  moment.  100.  —  Chargés  de  veiller  sur  l'ordre 
public,  finissent  par  avoir  une  opinion  horrible  de  la  so- 
ciété.  186.  —  Mot  naïf  d'un  juge.   188. 

Malebranche,  L'ambition  académique  lui  fut  toujours 
étrangère.   i3  5, 

Malesherbes  (m.  de).  Son  mot  à  M.  de  La  Reynière, 
son  beau-frère.   54. 

Mandeville  (De).  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature 
humaine  que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2,  et  Notes,  p.  267- 
268. 

Mariage.  Le  mariage,  les  liaisons  de  femmes,  mettent  cer- 
tains hommes  au  niveau  de  ceux  qui  n'approchoient  pas 
d'eux.  45.  —  Ce  que  l'état  de  mari  a  de  fâcheux.  5i. 
—  Le  divorce  couche  souvent  toutes  les  nuits  entre  deux 
époux.  5 1 .  —  L'homme  le  plus  honnête  doit  être  ou  un 
mari  ou  un  sigisbé.    5i.  La  pire  des  mésalliances.   5i.  — 


DES    MATIÈRES  298 

Une  des  meilleures  raisons  qu'on  puisse  avoir  de  ne  se  ma- 
rier jamais.  5  i .  —  Le  mariage  et  le  célibat  ont  tous  deux 
des  inconvéniens.  5  2.  —  En  mariage,  pour  être  heureux, 
il  faut  s'aimer.  5  2.  — L'hymen  vient  après  l'amour,  comme 
la  fumée  après  la  flamme.  5  2.  —  Le  mot  le  plus  raisonna- 
ble qui  ait  été  dit  sur  la  question.  52.  —  En  fait  de  ma- 
riage, il  n'y  a  d'intéressant  que  ce  qui  est  fou.  5  2.  —  On 
marie  les  femmes  avant  qu'elles  soient  rien  et  qu'elles  puis- 
sent rien  être.  5  2.  —  Chez  les  grands,  est  une  indécence 
convenue.  53.  —  Ce  qui  caractérise  un  siècle  infâme,  c'est 
le  ridicule  de  la  joie  d'un  mariage  disproportionné.  5  3. — 
Mot  d'un  mari  connu  pour  avoir  fermé  les  yeux  sur  les  dé- 
sordres de  sa  femme.  53.  —  Mot  d'un  mari  et  mot  d'un 
amant.  5  3.  —  Mot  d'une  jolie  femme  à  son  mari  maus- 
sade. 54.  —  Texte  du  prédicateur  au  mariage  de  d'Aubi- 
gné.  54. —  Mot  de  M™<^  de  L...,  qui  ne  voudroit  pas  pren- 
dre pour  amant  un  homme  capable  de  l'épouser.  54.  — 
Mot  de  M.  de  Malesherbes  à  M.  de  La  Reynière,  son  beau- 
frère.  54.  —  Le  mariage  ouvre  votre  âme  aux  petites  pas- 
sions de  votre  femme.  5  5.  —  M...  disoit  que  c'est  un  état 
trop  parfait  pour  l'imperfection  de  l'homme.  5  5.  —  Recom- 
mandation de  M°i°  de  fourq...  à  sa  demoiselle  de  compa- 
gnie. 5  5.  — Mot  de  M.  d'Osmond,  jouant  trois  jours  après 
la  mort  de  sa  femme.  5  5.  —  Mot  de  Diderot  sur  la  femme 
et  la  maîtresse.  5  5.  —  Entretien  syllogistique  sur  le  mariage. 
190.  —  Comment  ils  doivent  être  assortis.  192. —  Une 
femme  qui  veut  être  épousée.  «93.  —  Un  célibataire  qui 
est  comme  marié.  199.  —  Pourquoi  Clitandre  ne  se  marie 
pas.  200.  —  Type  de  mari  sans  préjugés.  203-204.  — 
Autre  type.  20  5.  —  Un  nœud  trop  fort  pour  l'intrigue. 
211.  —  Un  mari  qui  n'est  pas  fait  comme  un  autre  homme. 
211. 

Martinière  (La).  Auteur  d'un  Dictionnaire  de  Géographie 
en  10  vol.  m-fol.   1 38. 

Massillon.  Avoit-il  besoin  du  foible  aiguillon  de  l'ambi- 
tion académique  pour  remplir  la  destinée  de  son  génie? 
i35. 

Maximes.   «  Les  maximes,  les  axiomes,  sont,  ainsi  que  les 


294  TABLE    ANALYTIQUE 

abrégés,  l'ouvrage  des  gens  d'esprit  qui  ont  travaillé  à  l'u- 
sage des  esprits  médiocres  ou  paresseux.  »  i.  —  De  l'usage 
différent  qu'en  fait  l'homme  supérieur.  2.  —  De  l'utilité  des 
maximes  générales  dans  la  conduite  de  la  vie.   2, 

MÉCHANS.  Pourquoi  ils  font  quelquefois  de  bonnes  ac- 
tions. 4. 

MÉDECINS.  Les  médecins  sont  des  quinze-vingts,  comparés 
aux  aveugles  ordinaires.  56.  —  Réflexion  sur  la  manière 
dont  on  en  use  envers  les  malades  dans  les  hôpitaux.  56. 
—  La  menace  du  rhume  négligé.  56.  —  Mot  d'un  méde- 
cin. 56.  —  Histoire  d'un  cautère.  56-57.  —  ^^^  ^^^^ 
mourant.  57. 

MÉDISANCE.  Un  médisant  peu  dangereux.  194.  —  Médi- 
sant pour  se  conformer  au  bruit  public.  195.  ^  On  médit 
souvent  de  gens  qu'on  ne  connoît  pas.  201.  —  On  com- 
mence par  croire  ce  que  disent  des  gens  qui  ne  le  croient 
pas.   207. 

MÉLANCOLIE.  Il  y  a  une  mélancolie  qui  tient  à  la  gran- 
deur de  l'esprit.    126. 

Messe  du  roi  (Questions  d'un  provincial  à  la).   162. 

MÉTAPHORE.  Toute  métaphore  fondée  sur  l'analogie  doit 
être  également  juste  dans  le  sens  renversé.   116. 

Ministres.  Si  les  singes  avoient  le  talent  des  perroquets, 
on  en  feroit  volontiers  des  ministres.  87.  —  Les  aborder 
d'un  air  triste  plutôt  que  d'un  air  riant.  167.  —  Un  mi- 
nistre n'a  point  de  principes.  168.  —  Ne  sont  que  des  gens 
d'affaires.  173.  —  En  faisant  faire  des  fautes  et  des  sottises 
à  leurs  maîtres ,  ne  font  souvent  que  s'affermir  dans  leur 
place.  174.  —  Restent  placés  après  cent  mauvaises  opéra- 
tions, et  sont  chassés  pour  une  seule  bonne.  174.  - —  Ont 
amené  la  destruction  de  l'autorité  royale.  187.  —  Joueurs 
qui  montrent  leurs  cartes,  mais  ne  partagent  point  les  pro- 
fits de  la  partie.  191 . 

Mirabeau.  Rapport  sur  les  Académies.  Ouvrage  de  Cham- 
fort  que  Mirabeau  devoit  lire  à  l'Assemblée  nationale  en 
1791.   I  28. 

Misanthrope.  Objections  à  un  misanthrope.   191.  —  Un 


DES    MATIÈRES  295 

qui  prendra  son  parti.  194.  —  Réponse  d'un  misanthrope 
sur  le  bien  qui  se  fait  tous  les  jours.   210. 

Mixte.  Au  moral  et  au  physique,  tout  est  mixte.  4. 

Mode.  Impôt  que  l'industrie  du  pauvre  met  sur  la  vanité 
du  riche.   5 7.  —  Exemple  de  l'empire  de  la  mode.   57. 

Modestie.  Il  y  a  une  modestie  d'un  mauvais  genre,  fon- 
dée sur  l'ignorance.  57-58. 

Mœurs.  Rapport  entre  les  mœurs  anciennes  et  les  nôtres. 
58.  —  On  a  ôté  des  mauvaises  mœurs  tout  ce  qui  choque 
le  bon  goût.  58.  —  De  nos  jours,  si  on  pouvoit  mettre  en- 
semble les  plaisirs,  les  sentimens  ou  les  idées  de  la  vie  en- 
tière, et  les  réunir  dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  on  le 
feroit.  91-92.  —  Les  mauvaises  mœurs  et  la  mauvaise  com- 
pagnie, choses  très-différentes.   189. 

Molière.  Put-il  être  excité  par  l'ambition  d'entrer  à 
l'Académie  françoise?  134.  —  Est  frappé  du  génie  d'ob- 
servation de  La  Fontaine.  227.  —  Rapports  entre  plusieurs 
personnages  de  Molière  et  d'autres  de  La  Fontaine.    227. 

—  Parallèle  entre  les  deux  grands  hommes.  228-229. 
Monde.    Le  monde  physique  paroît  l'ouvrage  d'un  être 

puissant  et  bon  ;  le  monde  moral  paroit  être  le  produit  d'un 
diable  devenu  fou.  4. 

Montaigne.  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature 
humaine  que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2. —  Quand  il  a 
dit,  à  propos  de  la  grandeur  :  «  Puisque  nous  ne  pouvons 
y  atteindre,  vengeons-nous  à  en  médire  »,  il  a  dit  une 
chose  plaisante,  souvent  vraie,  mais  scandaleuse.  10.  — 
Est  le  premier  qui,  avant  La  Fontaine,  ait  essayé  de  rendre 
la  morale  aimable,   224. 

MoNTESPAN  (M™<^  de).  C'est  une  idée  d'elle  qui  donne 
lieu  à  la  principale  attribution  de  l'Académie  des  inscriptions 
et  belles-lettres,   i  56. 

Montesquieu.  Qu'est-ce  qui  a  fait  sa  gloire?  75.  — 
Après  s'être  moqué  de  l'Académie,  il  aspire  à  en  être.    142. 

Monsieur  (Inconvénient  de  dire)  à  quelqu'un  qui  veut 
être  appelé  Monseigneur.  208. 

Morale.   Jouis  et  fais  jouir  :  voilà  toute  la  morale.   58. 

—  Pour  les  âmes  vraiment  honnêtes,  les  commandemens  de 


196 


TABLE    ANALYTIQ^UE 


Dieu  ont  été  mis  dans  la  devise  de  Thélème.  58.  —  Quel 
est  cet  instinct  moral  qui  apprend  à  l'homme  inculte  que  la 
récompense  des  bonnes  actions  est  dans  le  cœur  de  celui 
qui  les  a  faites.  69. 

Moralistes.  Il  y  a  deux  classes  de  moralistes  et  de  poli- 
tiques; lesquelles.  2.  —  Ont  trop  multiplié  les  maximes.  78. 

—  Les  stoïciens  sont  des  espèces  d'inspirés.   79. 
MoRÉRi.  Son  Dictionnaire,   lî-]. 

Mortalité.  Il  meurt  tous  les  jours,  sur  notre  globe,  plus 
de  cent  mille  hommes.   60. 

Morts.  Il  faut  vivre  non  avec  les  vivans,  mais  avec  les 
morts.    196. 

Motte  (M.  de  La).  Quand  il  est  mauvais,  c'est  qu'il  est 
recherché.   i2  3.  —  Ose  seul  lutter  avec  La  Fontaine.  248. 

Nature.  Ceux  qui  l'aiment  sont  accusés  d'être  roma- 
nesques. 60,  —  Paroît  se  servir  des  hommes  pour  ses  des- 
seins, sans  se   soucier  des  instrumens  qu'elle  emploie.  60. 

—  Crie:  «  Sois  indépendant'  »  60-61,  —  Ce  qu'elle  semble 
avoir  voulu  en  faisant  naître  à  la  fois  les  passions  et  la 
raison.  68.  —  A  voulu  que  les  illusions  fussent  pour  les 
sages  comme  pour  les  fous.  73.  —  La  société  a  ajouté  aux 
malheurs  de  la  nature.  86. 

Nicole.  L'ambition  académique  lui  fut  toujours  étran- 
gère, i  3  5. 

Noblesse  héréditaire.  Ce  préjugé  vivace  est  une  preuve 
de  la  parfaite  inutilité  de  tous  les  livres  de  morale,  de  ser- 
mons, etc.  3.  —  Comment  les  nobles  rappellent  leurs  an- 
cêtres. 161.  —  Malgré  les  banqueroutes  de  Louis  XV  et 
de  M.  de  Guéménée,  on  n'en  jure  pas  moins  :  «  Foi  de  gen- 
tilhomme !  »  161.  —  Euphémisme  d'un  prône  de  campagne. 
162,  —  Mot  de  M.  de  L...  sur  le  serment  :  Foi  de  gentil- 
homme! i63.  —  Ce  que  les  bourgeois  font  de  leurs  filles. 
i63.  —  Parvenir...  malgré  le  désavantage  d'être  sans  aïeux, 
c'est  gagner  ou  remettre  une  partie  d'échecs,  ayant  donné 
la  tour  à  son  adversaire.  i63.  —  Quel  est  l'homme  le  plus 
étranger  à  ceux  qui  l'environnent?  Un  homme  sans  or  et 
sans  parchemin.  164.  —  Le  titre  le  plus  respectable  de  la 
noblesse  françoise.   171.  —  Absurdité  de  la  nécessité  d'être 


DES    MATIERES  297 

gentilhomme  pour  être  capitaine  de  vaisseau.  171.  —  L'im- 
possibilité d'arriver  aux  grandes  places,  à  moins  que  d'être 
gentilhomme,  est  une  des  absurdités  les  plus  funestes  dans 
presque  tous  les  pays,  172.  —  La  nature  ne  consulte  pas 
Chérin.  172.  —  Mot  d'un  philosophe  sur  l'antichambre  du 
roi  et  l'Œil-de-bœuf,  177.  —  Exemples  et  formules  des 
inégalités  sociales.  177-178.  —  Comment  la  noblesse  est 
un  intermédiaire  entre  le  roi  et  le  peuple,    i  78. 

Notes  et  Variantes.   267  à  270. 

Olonne  (Duchesse  d').  Mot  d'un  de  ses  amans  qui  la 
trouvoit  en  coquetterie  avec  son  mari.    i5. 

Opinion.  Intérêt  qu'offre  l'examen  des  idées  qui  déter- 
minent telle  ou  telle  opinion  publique.  61.  —  Pourquoi 
elle  est  la  reine  du  monde.  61.  —  Souvent  une  opinion  qui 
a  paru  absurde  dans  la  première  jeunesse  le  paroît  moins 
plus  tard.  61.  —  Est  une  juridiction  que  l'honnête  homme 
ne  doit  jamais  reconnoître  ni  décliner.  61.  —  Celui  qui  est 
juste  entre  notre  ennemi  et  nous  nous  paroît  être  plus  voi- 
sin de  notre  ennemi.  62.  —  Il  y  a  à  parier  que  toute  con- 
vention reçue  est  une  sottise.  62.  —  A  qui  ressemblent 
ceux  qui  rapportent  tout  à  l'opinion?  62.  —  Changemens 
de  l'opinion.  62.  —  Le  public  ne  peut  guère  s'élever  qu'à 
des  idées  basses.  63.  —  II  n'y  a  point  de  corps  qui  puisse 
être  plus  méprisable  que  le  public.  63.  —  H  y  a  des  siècles 
oij  l'opinion  publique  est  la  plus  mauvaise  des  opinions.  63. 
—  Pour  avoir  une  idée  juste  des  choses,  il  faut  prendre  les 
mots  dans  la  signification  opposée  à  celle  qu'on  leur  donne 
dans  le  monde.  63.  —  Toute  opinion,  quelque  ridicule 
qu'elle  soit,  peut  emporter  la  pluralité  des  suffrages.  63.  — 
Qu'est  le  public  de  ce  moment-ci?  64.  —  Les  idées  du  pu- 
blic ne  sauroient  manquer  d'être  presque  toujours  viles  et 
basses.  64.  —  Les  conquérans  passeront  toujours  pour  les 
premiers  des  hommes.  64. 

Orateur.  Ce  qu'un  orateur  éloquent,  mais  dénué  de  lo- 
gique, est  à  un  orateur  philosophe.  119.  —  On  n'est  point 
un  homme  d'esprit  pour  avoir  beaucoup  d'idées.  119.  — 
Tort  qu'on  a  de  se  fâcher  contre  les  gens  de  lettres  qui  se 
retirent  du  monde.  119.   —   Qu'est-ce  qu'on  sait  le  mieux? 

38 


298  TABLE    ANALYTIQUE 

120.  —  Les  gens  de  lettres,  surtout  les  poëtes,  sont  comme 
les  paons.   120.   —  Les  succès  produisent  les  succès.   120. 

—  Il  y  a  des  livres  que  l'homme  qui  a  le  plus  d'esprit  ne 
sauroit  faire  sans  un  carrosse  de  remise.  120. 

OsMOND  (M.  d').  Son  mot  pour  s'excuser  de  jouer  trois 
jours  après  la  mort  de  sa  femme.   5  5. 

Pamphili  (Le  nonce).  Entretien  avec  son  secrétaire.  206- 
207. 

Pardon.  On  espère  quelquefois  n'être  pas  pardonné.   212. 

Paresseux.  Trouve  toujours  qu'il  est  trop  tôt.  196. 

Paris.  Les  vieillards,  dans  les  capitales,  sont  plus  cor- 
rompus que  les  jeunes  gens.  65.  —  Singulier  pays.  6  5.  — 
Ville  de  plaisir  où  les  quatre  cinquièmes  des  habitans  meu- 
rent de  chagrin.  65.  On  pourroit  lui  appliquer  la  définition 
de  l'enfer  par  sainte  Thérèse.  65.  —  Quand  on  pense  à 
l'influence  de  Paris,  on  se  console  en  pensant  qu'il  pouvoit 
en  arriver  pis.  66.  —  Réflexion  qu'il  faut  faire  pour  se 
consoler  des  abus  de  ces  étonnantes  réunions  d'hommes.  66. 

—  Ce  qu'on  ne  vous  diroit  pas  à  Paris.  66.  —  Voleurs 
affiliés  à  la  police.  66-67.  —  Chaque  honnête  homme  con- 
tribue à  y  faire  vivre  les  espions  de  police.  67. 

Paroles.  A  qui  ressemblent  ceux  qui  ne  donnent  que 
îeur  parole  pour  garant  d'une  assertion  qui  reçoit  sa  force 
de  ses  preuves.  4. 

Pascal.  L'ambition  académique  lui  fut  toujours  étran- 
gère.  i3  5. 

Passions.  La  fable  de  Tantale  peut  servir  d'emblème  à 
toutes  les  passions.  67.  —  Toutes  les  passions  sont  exagé- 
ratrices.  67.  —  Les  passions  font  vivre  l'homme;  la  sagesse 
le  fait  seulement  durer.  67.  — Quelquefois  on  hait  le  pres- 
tige qui  nous  a  trompés.  68.  —  La  nature,  en  faisant 
naître  à  la  fois  la  raison  et  les  passions,  semble  avoir  voulu, 
par  le  second  présent,  aider  l'homme  à  s'étourdir  sur  le  mal 
qu'elle  lui  a  fait  par  le  premier.  68.  —  C'est  après  l'âge 
des  passions  que  les  grands  hommes  ont  produit  leurs  chefs- 
d'œuvre,  68.  —  Être  fou  et  s'en  douter  est  être  plus  près 
de  la  sagesse  que  le  passionné  qui  se  croit  sage.  68.  — 
Notre  raison  nous  rend  quelquefois  aussi  malheureux  que 


DES    MATIERES  299 

nos  passions.  71.  —  A  qui  ressemble  le  philosophe  qui  veut 
éteindre  ses  passions.  73.  —  L'homme,  dans  l'état  actuel 
de  la  société,  paroît  plus  corrompu  par  sa  raison  que  par 
ses  passions.  85. 

Patru.  Célèbre  avocat.  Sa  jolie  fable  d'Apollon,   i  3  i . 

Pauvreté.  Met  le  crime  au  rabais.  48.  —  L'homme 
pauvre,  mais  indépendant,  n'est  qu'aux  ordres  de  la  néces- 
sité. 48.  —  L'homme  pauvre  connoît  mieux  que  le  riche  la 
nature,  le  cœur  humain  et  la  société.  48. 

Pauvres.  Sont  les  nègres  de  l'Europe.  181. 

Paysan  françois.  Comparaison  de  son  état  avec  celui  d'un 
citoyen  de  l'Etat  de  Virginie.   179. 

Pensée.  Console  de  tout  et  remédie  à  tout.  5. 

Perse.  Raison  que  les  Spartiates  donnoient  de  leur  servi- 
tude. 78. 

Peuple.  Tout  ce  qui  sort  de  la  classe  du  peuple  s'arme 
■contre  lui  pour  l'opprimer.  181.  —  Diminuez  les  maux  du 
peuple,  vous  diminuez  sa  férocité.   182. 

Philosophes.  Reconnoissent  quatre  vertus  principales, 
dont  ils  font  dériver  toutes  les  autres.  58-59.  —  En  lisant 
Bacon,  on  cesse  presque  d'admirer  les  grands  hommes  qui 
lui  ont  succédé.  69.  —  Les  enfans  naïfs  sont  quelquefois 
■des  philosophes  aimables.  70.  —  Peu  de  personnes  peuvent 
aimer  un  philosophe.  70.  ■ —  Personne  ne  s'intéresse  à  la  for- 
tune d'un  philosophe;  pourquoi.  70-71.  —  La  raison 
simple  peut  suffire  à  faire  un  philosophe.  71.  —  Qu'est-ce 
qu'un  philosophe?  71-72.  —  Il  faut  avoir  honte  d'être  phi- 
losophe plus  qu'on  ne  le  peut.  72.  —  Sauvages  et  philo- 
sophes. 72.  —  Il  faut  appliquer  la  raison  aux  philosophes. 
72-73.  —  A  qui  ressemble  le  philosophe  qui  veut  éteindre 
ses  passions.  73.  —  La  nature  a  voulu  que  les  illusions 
fussent  pour  les  sages  comme  pour  les  fous.  73.  —  Quand 
on  veut  devenir  philosophe ,  il  ne  faut  pas  se  rebuter  des 
premières  découvertes  qu'on  fait  dans  la  connoissance  des 
hommes.  73.  —  La  crainte  des  hommes  est  le  commence- 
ment de  la  sagesse.  73.  —  On  voit  un  petit  nombre 
d'hommes  sages,  parvenus  à  quarante  ans,  et  très-éclairés, 
qui  ne  sont  ni  corrompus,  ni  malheureux.  74.    —   Plus  on 


3oO  TABLE    ANai.YT1Q^UE 

juge,  moins  on  aime.  74.  —  L'homme  sans  principes  est 
ordinairement  sans  caractère.  74.  —  Si  le  rêve  des  philo- 
sophes qui  croient  au  perfectionnement  de  la  société  s'ac- 
complit, que  dira  la  postérité  de  voir  qu'il  a  fallu  tant 
d'efforts  pour  arriver  à  des  résultats  si  simples?  76.  —  Ce 
qui  est  admirable  chez  les  anciens  philosophes.  76-77.  — 
11  est  dangereux  pour  un  philosophe  attaché  à  un  grand  de 
montrer  tout  son  désintéressement.  77.  —  Un  philosophe 
regarde  ce  qu'on  appelle  un  état  dans  le  monde  comme  les 
Tartares  regardent  les  villes.  77.  —  Pourquoi  la  manière  de 
juger  du  philosophe  ne  plaît  à  personne.  77.  —  Les  stoï- 
ciens, espèce  d'inspirés.  79.  —  La  vie  contemplative  est 
souvent  misérable,  79.  —  L'homme  peut  aspirer  à  la  vertu, 
mais  non  à  la  vérité.  79.  —  Le  jansénisme  des  chrétiens, 
c'est  le  stoïcisme  des  païens.  79.  —  Manière  plaisante  de 
prouver  que  les  philosophes  sont  les  plus  mauvais  citoyens 
du  monde.  79.  —  Réponse  d'un  misanthrope  philosophe. 
80.  —  Colère  naïve  d'un  docteur  en  Sorbonne.  80.  —  II 
en  est  des  philosophes  comme  des  moines.  81.  —  La  phi- 
losophie comparée  à  la  médecine.  81.  —  On  peut  dire  des 
métaphysiciens  ce  que  Scaliger  disoit  des  Basques.  81.  — 
Le  philosophe  qui  fait  tout  pour  la  vanité  a-t-il  le  droit  de 
mépriser  le  courtisan  qui  fait  tout  pour  l'intérêt?  81.  — • 
Beaucoup  de  philosophie  mène  à  estimer  l'érudition.  82. 
—  Le  philosophe  sous  l'ancien  et  sous  le  nouveau  régime. 
184. 

Pierre  le  Grand.  On  croit  communément  qu'il  se  réveilla 
un  jour  avec  l'idée  de  tout  créer  en  Russie  :  c'est  une  er- 
reur.  182. 

Plaisanterie.  C'est  la  plaisanterie  qui  doit  faire  justice 
de  tous  les  travers  des  hommes  et  de  la  société.  3  5.  — 
Règle  à  adopter  pour  la  plaisanterie  :  quand  le  plaisanté  se 
fâche,  le  plaisant  a  tort.  36,  —  Celui  qui  ne  sait  point 
recourir  à  propos  à  la  plaisanterie  se  trouve  placé  entre  la 
nécessité  d'être  faux  ou  d'être  pédant.  36.  —  La  plus  per- 
due des  journées  est  celle  où  on  n'a  pas  ri.  37.  —  Du 
bois  ajouté  à  un  acier  pointu  fait  un  dard  ;  deux  plumes 
ajoutées  à  ce  bois  font  une  flèche.  37. 


DES    MATIERES  3oi 

Plantin  ,  célèbre  imprimeur.  Réflexion  qu'inspire  son 
tombeau  à  Anvers.   128. 

Poète.  A  toujours  sur  lui..,  par  hasard,  son  dernier  ou- 
vrage.  195. 

Police.  Chaque  honnête  homme  contribue  à  faire  vivre 
les  espions  de  police.  186.  —  Comment  se  défîeroit-on,  à 
vingt  ans,  d'un  espion  de  police  qui  a  le  cordon  rouge?  186. 

Pope.  On  s'afflige  en  songeant  que  Pope,  jugé  non  par 
la  haine,  mais  par  l'équité,  seroit  atteint  et  convaincu  d'ac- 
tions très-condamnables.   II 3. 

Princes.  Les  gens  qui  les  élèvent;  à  qui  ils  ressemblent. 
163-164.  —  A  qui  ressemblent  les  gens  qui  croient  aimer 
un  prince  dont  ils  viennent  d'être  bien  traités.  164.  —  Ce 
qu'on  est  tenté  de  penser  en  les  voyant  faire  de  leur  propre 
mouvement  certaines  choses  honnêtes.  167.  —  L'expérience 
les  corrompt.  167.  —  Quand  ils  sortent  de  leurs  misérables 
étiquettes,  ce  n'est  jamais  en  faveur  d'un  homme  de  mé- 
rite. 167-168.  —  Que  penser  de  l'humanité  quand  on  con- 
sidère que  le  produit  du  travail  et  des  lumières  de  quarante 
siècles  a  été  de  livrer  trois  cents  millions  d'hommes  à  une 
trentaine  de  despotes,  dont  chacun  est  gouverné  par  trois 
ou  quatre  scélérats?  169-170.  —  On  fait  des  livres  sur  les 
intérêts  des  princes,  jamais  sur  les  intérêts  des  peuples,  173. 

Proverbes.  Citation  de  proverbes  italiens,  françois  et 
turcs.  68-69. 

Providence.  Selon  le  sceptique  et  le  dévot.  69.  —  Ce 
que  saint  Augustin  dit  pour  justifier  la  Providence.  69. 

Public.  Le  public  est  gouverné  comme  il  raisonne.   176. 

Puissance  spirituelle.  Sa  définition  par  M...  188. 

Question.  Pourquoi  ne  donnez-vous  plus  rien  au  public? 
Réponse  de  Chamfort  à  cette  question.  2i5  à  217.  — 
Autre  question  :  Si  dans  la  société  un  homme  doit  ou  peut 
laisser  prendre  sur  lui  des  droits  qui  souvent  humilient  l'a- 
mour-propre, 218  à  220. 

QuiNAULT.  N'avoit  pas  besoin  de  la  perspective  acadé- 
mique pour  faire  des  opéras  dont  le  roi  payoit  si  bien  les 
prologues.    i3  5. 


302  TABLE    ANALYTIQUE 

QuiNTiLiEN.  Regardoit  le  genre  de  la  fable  comme  con- 
sacré à  l'instruction  de  l'ignorance.  2  2  5. 

Racine  (Jean).  Est-ce  pour  entrer  à  l'Académie  françoise 
qu'il  fit  ses  chefs-d'œuvre?  i3  3.  — Dans  quelles  conditions 
il  fut  admis.  134.  —  Pourquoi  il  a  daigné  apporter  à 
l'Académie  les  lauriers  du  théâtre.  iSç.  —  Ce  grand  tra- 
gique, qu'on  a  appelé  depuis  le  poète  des  femmes,  ne  put 
obtenir  le  suffrage  des  femmes  les  plus  célèbres  de  son 
siècle.  2  58. 

Raison.  Le  premier  des  dons  de  la  nature  est  cette  force 
de  raison  qui  vous  élève  au-dessus  de  vos  propres  passions 
et  de  vos  foiblesses.  59.  —  On  fausse  sa  raison  comme  son 
estomac.  60.  —  Ce  que  semble  avoir  voulu  la  nature  en 
faisant  naître  à  la  fois  la  raison  et  les  passions.  68.  —  La 
simple  raison  peut  suffire  à  faire  un  philosophe.  71.  —  Notre 
raison  nous  rend  quelquefois  aussi  malheureux  que  nos  pas- 
sions. 71.  —  II  faut  appliquer  la  raison  aux  philosophes. 
72.  —  Est  un  mal  nécessaire.  76.  —  L'homme,  dans 
l'état  actuel  de  la  société,  paroît  plus  corrompu  par  sa  rai- 
son que  par  ses  passions.  85. 

Raynal  (Abbé).  Son  mépris  pour  l'Académie.   143. 
RÉCONCILIATION  avec  une  femme.  Ce  qui  la  rend  impos- 
sible.  190. 

Reconnoissance.  Il  y  aune  sorte  de  reconnoissance  basse. 
18. 

Recueils  de  vers  ou  de  bons  mots.  A  quoi  ressemblent 
ceux  qui  les  font.  3. 

RÉPUTATION.  A  quoi  elle  sert  et  ce  qu'elle  rapporte.  197. 
Révolution.  Les  hommes  les   plus  extraordinaires  et  qui 
ont  fait  des  révolutions  ont  été  secondés  par  les  circonstances 
les  plus  favorables  et  par  l'esprit  de  leur  temps.  182. 

Reynière  (m.  de  La).  Mot  que  lui  dit  M.  de  Males- 
herbes,  son  beau-frère.  54. 

Richelieu  (Le  cardinal  de).  Veut  influer  sur  la  société 
de  l'Académie  françoise  à  son  début.   129. 

Richelieu  (Duc  de).  Fait  faire  par  le  poëte  Roy  son  dis- 
cours de  réception  à  l'Académie  françoise,  et  l'avoue  par 
persiflage.   112. 


DES    MATIÈRES  3o3 

Rochefoucauld  (La).  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la 
nature  humaine  que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2.  —  Ne 
pensa  pas  plus  à  l'Académie  en  écrivant  ses  Maximes  que 
La  Bruyère  en  composant  ses  Caractères.    i3  5. 

RoHAN  (Mot  orgueilleusement  naïf  d'une  duchesse  de). 
162. 

Roi  de  Naples.  Son  aveu  à  l'empereur  sur  le  peu  de  eu - 
sine  qu'il  sait...   20 3. 

Romanesque.  Il  y  a  peu  d'hommes  à  grand  caractère  qui 
n'aient  quelque  chose  de  romanesque  dans  la  tête  ou  dans 
le  cœur.  82. 

Rousseau  (J.  J.).  On  s'afflige  en  pensant  que  Rousseau, 
jugé  non  par  la  haine,  mais  par  l'équité,  seroit  atteint  et 
convaincu  d'actions  très-condamnables.  11  3.  —  Son  mé- 
pris pour  l'Académie.  143.  —  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de 
son  goût  pour  la  retraite.  78. 

RoY  (Le  poëte).  Fait  le  discours  de  réception  du  duc  de 
Richelieu  à  l'Académie  françoise.  112. 

Sagesse.  Le  commencement  de  la  sagesse,  c'est  la  crainte 
des  hommes.  73.  —  Dans  le  sage  même  il  y  a  plus  de  fo- 
lie que  de  sagesse.  74.  —  Le  sage  décrit  une  ligne  circu- 
laire dont  l'extrémité  le  ramène  à  lui.  78.  —  Les  gens 
sages  qui  font  une  sottise.  196. 

Saint- Pierre  (L'abbé  de).  Effacé  de  la  liste  de  l'Aca- 
démie par  une  lâcheté  gratuite.   i5  2. 

Scaliger.  Ce  qu'il  disoit  des  Basques  peut  s'appliquer  aux 
métaphysiciens.  81. 

SciPioN  Nasica.  Apprit  aux  Romains  que  la  force  seule 
donneroit  des  lois  dans  le  Forum.   172. 

Secret.  Les  lois  du  secret  et  du  dépôt  sont  les  mêmes. 
60. 

Secousse  (M.  de).  Est  d'avis  que  l'opinion  qui  conteste 
au  roi  le  pouvoir  législatif  est  fausse  et  dangereuse.   157. 

SÉNÈQUE.  Son  mot  à  l'un  de  ses  fils.   72. 

Sensible.  Comment  avez-vous  fait  pour  n'être  plus  sen- 
sible? 189. 

Shaftesbury  et  quelques  autres  n'ont  vu  la  nature  hu- 
maine que  du  beau  côté  et  dans  ses  perfections.  2. 


3o4  TABLE    ANALYTIQ^UE 

Silence.  Explication  d'un  silence.   201. 

Société.  Le  genre  humain  est  devenu  plus  mauvais  par  la 
société.  82.  —  Dans  le  monde,  surtout  un  monde  choisi, 
tout  est  art,  science,  calcul.  82-83.  —  La  société  n'est  pas 
le  développement  de  la  nature,  mais  sa  décomposition  et  sa 
refonte  entière.  83-84.  —  La  société,  ce  qu'on  appelle  le 
monde,  n'est  que  la  lutte  de  mille  petits  intérêts  opposés. 
84.  —  Jamais  le  monde  n'est  connu  par  les  livres;  pour- 
quoi. 84-85.  —  On  trouve  même  dans  la  mauvaise  com- 
pagnie du  temps  de  Louis  XIV  quelque  chose  qui  manque 
à  la  bonne  d'aujourd'hui.  85.  —  Il  en  est  de  la  civilisation 
comme  de  la  cuisine.  85.  —  L'homme,  dans  l'état  actuel 
de  la  société,  paroît  plus  corrompu  par  sa  raison  que 
par  ses  passions.  85.  —  Pour  être  heureux  dans  le  monde, 
il  y  a  des  côtés  de  son  âme  qu'il  faut  entièrement  paralyser. 
86.  —  Ceux  qui  vivent  dans  le  monde  ne  le  connoissent 
pas.  86.  —  Les  hommes  deviennent  petits  en  se  rassem- 
blant. 86.  —  La  société  a  ajouté  aux  malheurs  de  la  na- 
ture, 86.  —  Vivant  avec  les  autres,  l'homme  a  besoin 
d'honneur.  86.  —  Les  gens  du  monde  se  croient  en  so- 
ciété parce  qu'ils  sont  attroupés.  87.  —  Deux  grandes 
classes  de  la  société.  87.  —  On  donne  des  repas  de  dix 
louis  ou  de  vingt  à  des  gens  auxquels  on  ne  donneroit  pas 
un  écu.  88.  —  Que  trouve  un  jeune  homme  en  entrant  dans 
le  monde?  88.  —  Tout  homme  qui  va  beaucoup  dans  le 
monde  atteste  qu'il  est  peu  sensible.  89.  —  Heraclite  fini- 
roit  par  mourir  de  rire  en  voyant  ce  qui  se  passe  dans  le 
monde.  89.  —  Le  monde  et  la  société  ressemblent  à  une 
bibliothèque.  89.  —  Avoir  des  liaisons  considérables,  ou 
même  illustres,  ne  peut  plus  être  un  mérite  pour  personne, 
90.  —  Deux  espèces  d'hommes  non  aimables.  90.  — L'élo- 
quence de  société.  90.  —  Mal  que  fait  l'ambition  de  pas- 
ser pour  très-aimable.  90-91.  —  Des  qualités  trop  supé- 
rieures rendent  un  homme  moins  propre  à  la  société.  91. 
—  La  société,  le  monde,  pièce  misérable.  91.  —  Quand 
on  veut  plaire  dans  le  monde,  il  faut  se  résoudre  à  se  laisser 
apprendre  beaucoup  de  choses  qu'on  sait,  92.  —  Il  faut 
dans  le  monde  parer  sa  modestie  de  sa  fierté.  92.  —  Ab- 


DES    MATIERES 


3oS 


surdité  qu'il  y  a  à  dire  d'un  homme  :  «  Il  n'aime  pas  la 
société.  »  92.  —  Un  homme  de  raison  droite,  de  sens  moral 
exquis,  pourroit-il  vivre  avec  quelqu'un?  92.  —  Il  n'y  a 
personne  qui  ait  plus  d'ennemis  dans  le  monde  qu'un  homme 
droit,  fier  et  sensible.  92-93.  —  Le  monde  endurcit  le 
cœur  à  la  plupart  des  hommes.  98.  —  La  société  d'une 
personne  sans  esprit,  mais  capable  de  sentir  l'esprit,  seroit 
encore  très-recherchée.  93.  —  En  voyant  ou  en  éprouvant 
les  peines  attachées  aux  sentimens  extrêmes,  on  est  tenté  de 
croire  que  la  dissipation  et  la  frivolité  ne  sont  pas  de  si 
grandes  sottises.  93.  —  Preuve  que  la  société  est  une  com- 
position factice.  94.  —  Il  est  impossible  de  vivre  dans  le 
monde  sans  jouer  la  comédie.  94.  —  Raisonnement  bien 
étrange  qu'on  fait  quelquefois  dans  le  monde.  94.  —  Il 
faut  que ,  même  dans  les  combinaisons  factices  du  système 
social,  il  y  ait  des  hommes  qui  opposent  la  nature  à  la  so- 
ciété. 95.  —  Pourquoi  on  croit  le  sourd  malheureux  en 
société.  95.  —  La  meilleure  philosophie  relativement  au 
monde.  95.  —  Ce  qu'on  y  sacrifie  sans  cesse.  95.  —  Pour- 
quoi le  malhonnête  homme,  et  même  le  sot,  réussissent 
presque  toujours  dans  le  monde  mieux  que  l'honnête  homme 
et  l'homme  d'esprit.  96.  —  Idées  reçues  dans  le  monde 
sur  le  décorum  pour  le  prêtre.  96.  —  Quel  homme  est  le 
plus  rare.  96-97.  —  Mot  d'un  philosophe  sur  son  amour 
de  la  retraite.  97.  —  Ce  qu'il  faudroit  vouloir  corriger. 
97.  —  Le  mot  du  fiacre  aux  courtisanes  dans  le  Moulin  de 
3uvelle.  —  En  apprenant  à  connoître  les  maux  de  la  société, 
on  méprise  la  vie.  97.  —  Il  en  est  de  la  valeur  des  hommes 
comme  de  celle  des  diamans.  97.  —  Misérable  condition 
des  hommes  qui  les  pousse  à  rechercher  tantôt  la  nature 
et  tantôt  la  société.  98.  —  Quand  on  veut  éviter  d'être 
charlatan,  il  faut  fuir  les  tréteaux.  98.  —  Il  y  a  telle  pré- 
tention qu'il  suffit  de  ne  pas  reconnoître  pour  qu'elle  soit 
anéantie.  98.  —  A  quel  point  chaque  état  de  la  société 
corrompt  les  hommes.  98.  —  Il  y  a  dans  le  monde  bien 
peu  de  choses  sur  lesquelles  un  honnête  homme  puisse  re- 
poser agréablement  sa  pensée.  99.  —  Ce  qui  gouverne  le 
monde,  99.  —  Qu'est-ce  que  la  société,  quand  la  raisoa 
Chamfort.    I.  89 


3o6  TABLE     ANALYTIQ^UE 

n'en  forme  pas  les  nœuds?  99.  —  L'édifice  métaphysique 
de  la  société  considéré  comme  un  édifice  matériel.  99-100 

—  On  ne  peut  vivre  dans  la  société  après  l'âge  des  pas- 
sions. 99.  —  Ce  qui  se  dit  dans  les  cercles,  les  salons,  est 
faux  ou  insuffisant.  101.  —  Exemple  de  l'influence  qu'exerce 
sur  notre  âme  une  idée  morale  contrastant  avec  des  objets 
physiques  et  matériels.  loi.  —  La  société,  bois  rempli  de 
voleurs.  102.  —  Les  gens  du  monde  et  de  la  cour  donnent 
aux  hommes  et  aux  choses  une  valeur  conventionnelle.  102. 

—  Le  monde  estime  ceux  qui  n'en  font  pas  de  cas.  102.  — 
Que  voit-on  dans  le  monde?  102.  —  Changement  d'opi- 
nion du  monde  sur  Dorilas,  quand  il  apprend  qu'il  est 
riche.  io3.  —  Sain  que  les  conventions  sociales  ont  pris 
d'écarter  le  mérite  de  toutes  les  places  où  il  pourroit  être 
utile  à  la  société.  104.  —  Qui  est-ce  qui  n'a  que  des  liai- 
sons entièrement  honorables?  104.  —  Quand  on  a  pris  le 
parti  de  ne  voir  que  ceux  qui  sont  capables  de  traiter  avec 
vous  aux  termes  de  la  morale,  de  la  vertu,  de  la  raison, 
de  la  vérité,  il   arrive   qu'on  vit  à  peu   près  solitaire.   io5. 

—  Double  réflexion  qui  permet  d'apprécier  presque  tous  les 
discours  qui  se  tiennent  dans  le  monde.  10 5.  —  Beaucoup 
de  gens  croient  qu'il  vaut  mieux  être  banqueroutier  que  de 
n'être  rien.  io5.  —  On  est  plus  heureux  dans  la  solitude 
que  dans  le  monde.  io5.  —  Les  pensées  d'un  solitaire, 
homme  de  sens,  seroient  bien  peu  de  chose  si  elles  ne  va- 
loient  pas  ce  qui  se  dit  et  se  fait  dans  le  monde.  106.  — 
Un  homme  qui  s'obstine  à  ne  ployer  sous  le  poids  d'aucutîfe 
des  conventions  absurdes  ou  malhonnêtes  de  la  société  finit 
par  rester  sans  appui.  106.  —  Il  faut  ne  placer  le  fond  de 
sa  vie  habituelle  qu'avec  ceux  qui  peuvent  sentir  ce  que 
nous  valons,  106.  —  Les  hommes  sont  si  pervers  que  le 
seul  espoir  et  même  le  seul  désir  de  les  corriger  est  une 
absurdité.  106-107.  —  Dialogue  entre  deux  misanthropes. 
107.  —  Mot  d'un  vieillard  détrompé.  107.  —  Objection 
contre  l'état  social  en  faveur  de  l'état  sauvage.  169.  —  Le 
malheur  de  l'humanité  considérée  dans  l'état  social.  169.  — 
Vices  énormes  de  la  société.  177.  —  Objet  que  semblent 
avoir  la  plupart  des  institutions  sociales.    178.  —  Il  faut 


DES    MATIÈRES  Soy 

recommencer  la  société  humaine,  i  8  i .  —  L'embarras  d'une 
société  qui  se  réorganise  doit  paroître  l'excès  du  désordre. 
184.  —  La  nature,  qui  a  formé  les  hommes  pour  la  so- 
ciété, leur  a  donné  tout  le  bon  sens  nécessaire  pour  former 
une  société  raisonnable.    186. 

SocRATE.  Fut  le  premier  philosophe  de  son  siècle.   77. 

Sottise.  Craint  l'esprit.  5. 

Sots.  Quand  ils  sortent  de  place,  ils  conservent  une  mor- 
gue ou  une  importance  ridicules.  87.  —  C'est  un  grand 
malheur  que  de  ne  pas  se  faire  à  la  toute-puissance  des  sois- 
89. 

Spartiates.  Raison  qu'ils  donnoient  de  la  servitude  des 
Perses.  78. 

Suicide.  Les  rois  et  les  prêtres,  en  proscrivant  la  doctrine 
du  suicide,  ont  voulu  assurer  la  durée  de  notre  esclavage. 
173. 

Synonyme.  Honnête  et  lucratif.   içS. 

Swift.  Est  des  moralistes  qui  n'ont  vu  la  nature  humaine 
que  du  côté  odieux  ou  ridicule.  2.  —  On  s'afflige  en  son- 
geant que  Swift,  jugé  non  par  la  haine,  mais  par  l'équité, 
seroit  atteint  et  convaincu  d'actions  très-condamnables.  11  3. 

Tacite.  Ce  qui  contribue  à  l'effet  de  Tacite,  c'est  Tite- 
Live.    173. 

Testament.  Pourquoi  les  hommes  sont-ils  si  sots  qu'après 
eux  ils  laissent  aller  leurs  biens  à  ceux  qui  rient  de  leur 
mort?  107. —  Scène  testamentaire.    197. 

Théâtre.  Ce  qui  distingue  le  bon  et  le  mauvais  poëte. 
107.  —  Le  théâtre  tragique  met  trop  d'importance  à  la  vie 
et  à  la  mort.    1  08. 

Théologiens.  Toujours  fidèles  au  projet  d'aveugler  les 
hommes,  supposent  gratuitement  que  la  grande  majorité  des 
hommes  est  condamnée  à  la  stupidité.    i8  5. 

TiTE-LivE.  Ce  qui  contribue  à  l'effet  de  Tacite,  c'est 
Tite-Live.    173, 

Trésor  (Le)  royal.  S'appeloit  autrefois  l'épargne.  On  2 
rougi  de  ce  nom.    i  70-1  71. 

Trublet  (L'abbé).  Sa  réponse  à  la  question  :  Combien 
de  temps  11  mettoit  à  faire  un  livre.    12  5. 


3o8       TABLE    ANALYTIQ^UE   DES    MATIÈRES 

TscHOUDY  (Le  Baron  de).  Conversation  au  sortir  de  son 
opéra.  20 5. 

TuRGOT.  Un  homme  qui  ne  l'a  pas  vu  depuis  sa  disgrâce  ; 
pourquoi.   202. 

Usage.  Les  coutumes  les  plus  absurdes,  les  étiquettes  les 
plus  ridicules,  sont  sous  la  protection  de  ce  mot  :  C'est 
l'usage.   108. 

Valet  (Entretien  entre  un  maître  et  son).   208. 

Vanité.  Se   donne   elle-même   pour   ce  qu'elle  est,    108. 

—  Ce  seroit  être  très-avancé  dans  l'étude  de  la  morale  que 
de  savoir  distinguer  tout  ce  qui  différencie  l'orgueil  et  la 
vérité.  108-109,  —  C'est  souvent  la  vanité  qui  a  engagé 
l'homme  à  montrer  toute  l'énergie  de  son  âme,  109.  —  Il 
faut  retrancher  tous  les  jours  des  besoins  de  son  amour- 
propre.  109.  —  La  fausse  modestie.  109.  —  Il  y  a  des 
hommes  qui  ont  besoin  de  primer  à  tout  prix.   109. 

Vertu.  Comme  la  santé,  n'est  pas  le  souverain  bien.  1 10. 

—  Il  y  a  des  hommes  dont  la  vertu  brille  plus  dans  la  con- 
dition privée  qu'elle  ne  le  feroit  dans  une  fonction  publique. 
iio.  —  Burrhus  n'est  vertueux  qu'en  opposition  avec  Nar- 
cisse,  iio. 

ViLLARS  (M.  de).  Entend  trois  messes  un  jour  de  Noël, 
162. 

Ville  (L'abbé  de  La).  Sa  réponse  à  un  homme  qui  hési- 
toit  à  entrer  dans  la  carrière  politique.   187. 

Voltaire.  D'Alembert  est  son  courtisan  par  intérêt  de 
vanité.  81.  —  On  s'afflige  en  songeant  que  Voltaire,  jugé 
non  par  la  haine ,  mais  par  l'équité  ,  seroit  atteint  et  con- 
vaincu d'actions  très-condamnables.  11 3.  —  Propose  à 
l'Académie  un  nouveau  plan  pour  son  Dictionnaire.  Ses 
critiques  âpres  et  sévères.  i36.  —  Après  s'être  moqué  de 
l'Académie,  il  aspire  à  en  être.  142,  —  Reproche  à  d'Alem- 
bert  de  s'être  laissé  couper  les  ailes,   143. 

Vouloir.  Il  ne  faut  pas  vouloir  être  plus  qu'on  ne  peut.  5, 

Vices  épidémiques.  Certains  défauts  en  préservent.  4. 

Vice.  Hait  la  vertu.  5. 


TABLE 


DU    TOME    PREMIER 


Pages 

Notice  sur  Chamfort  et  ses  ouvrages.     ....  v 

Le  suicide  et  la  mort  de  Chamfort,  par  Ginguené.  xl 

Maximes  et  Pensées  morales i 

Maximes  et  Pensées  littéraires i  i  i 

Des  Académies.   Ouvrage  que  Mirabeau  devoit  lire  à 
l'Assemblée  nationale,  sous  le  nom  de  Rapport  sur 

les  Académies,  en  1791 128 

Maximes  et  Pensées  politiojjes 161 

Petits  Dialogues  philosophiques 189 

Questions  et  Réponses 2 1  5 

Éloge  de  La   Fontaine.    Discours  qui    a   remporté  le 

prix  de  l'Académie  de   Marseille  en   1774.      .      .  221 

Notes  et   Variantes 267 

Table  analytique  des  matières •  271 


IMPRIME    PAR  D.   JOUAUST 

POUR    LA 

NOUVELLE    BIBLIOTHÈQUE    CLASSIQUE 
Paris,    1892 


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